Chapitre 2
La belle, la jolie chose qu'il avait devant lui ! Ce que son compagnon avait chassé ne l'intéressait pas. Cette chose était fascinante. Elle l'appelait. Le mélange de couleurs tourbillonnait, l'hypnotisait, il avait tellement envie de les toucher, ces belles couleurs chatoyantes. C'est à peine s'il entendit les mises en gardes de son ami. Il s'avançait, s'avançait...
Et fit soudain corps avec les couleurs.
" Naël, Naël, réveillez-vous ! dit une voix douce.
- Hein ? Que, quoi, les couleurs ?
- Vous avez cauchemardé, Naël, ce n'est rien..."
Une femme vêtue d'une blouse blanche déposait délicatement un plateau de nourriture sur la table de chevet en regardant l'homme qui se réveillait petit à petit.
" Pourquoi ne me tutoyez-vous pas, comme les autres, Méline ? demanda-t-il de sa voix hésitante."
La femme haussa les épaules en souriant. Puis, après avoir ouvert la fenêtre, elle sortit de la chambre tout en rappelant au dénommé Naël qu'il avait une visite médicale à dix heures. Il avait des cheveux bruns coupés court et sa peau restait blanche, presque blafarde, malgré le fait qu'il soit souvent dehors, exposé au soleil. Il n'avait que la peau des muscles sur les os, et sa physionomie était plutôt en désaccord avec elle-même. Effectivement, en regardant son front on lui trouvait vingt ans. En regardant ses yeux, on lui en donnait quarante.
Tout en prenant son déjeuner, il réfléchit. Cet étrange rêve le hantait depuis qu'il était arrivé ici. Cependant, si au début il était présent chaque nuit, il n'était pas réapparut depuis longtemps. De plus, la sensation d'avoir oublié sa vie d'avant, il y avait 20 années, l'inquiétait de plus en plus.
Après avoir mangé, il sortit de sa chambre, plateau en main. Tout en traversant les couloirs, il salua les résidents qu'il croisait. Tous mangeaient dans leur chambre, mais seuls les moins atteints pouvaient en sortir seuls et ramener les restes de leurs repas aux cuisines.
Une fois de retour dans sa chambre, Naël observa à travers sa fenêtre la vie qui se déroulait, imperturbable. Après l'allée unique et les quelques arbres du parc, la route, incessamment sillonnée par des voitures plus polluantes les unes que les autres plongeait au coeur de la ville. Hérissée d'immeubles, grands magasins inutiles et de quelques arbustes décharnés par la pollution, cette ville grise s'étendait sur quelques bons kilomètres. Faiblement baignée par le soleil timide du début de journée, petit à petit les bruits habituels de la cité s'ajoutèrent au vrombissement des moteurs, tandis que les êtres humains commençaient à noircir les trottoirs de leurs silhouettes. Vous aurez reconnu ce monde qui est, en effet, le nôtre.
Naël en était là de ses contemplations quand on frappa à la porte. Il se retourna et accueillit l'homme enveloppé qui s'installait.
"Bonjour, monsieur Exire...
- Bonjour, Naël. Méline t'a-t-elle remis en mémoire ce rendez-vous ?
- Oui. Mais je m'en souvenais.
- Bien. Alors assied-toi."
Ce monsieur Exire était un sympathique bonhomme, petit, épais avec plus de graisse que de chair, et n'appréciait pas qu'on le tutoyât. Il avait étudié tout un tas de maladies, se prenait pour un grand scientifique, et son travail consistait seulement à vérifier que ses malades allaient bien, et à décider de la date de leur sortie de l'établissement. Il prit une inspiration avec l'air de celui qui va dire tout ce que le prévenu sait déjà, et commença son discours.
" Cela fait vingt ans que tu es arrivé dans cet hôpital. Tu le sais, contrairement à mes collègues, je ne pensais pas que tu étais fou. Juste... différent. Du moins au début, et il se peut que le traitement que tu as subi ici ait participé à ta... détérioration intérieure. Bref. Tu as maintenant tout appris de nos coutumes, tu es totalement guéri, n'est-ce pas - Naël hocha la tête- et je pense qu'il est temps pour toi de pouvoir avoir une vie normale.
- Vous... vous voulez dire que je vais sortir ? Mais je n'aurai nulle part où habiter, pas d'argent, pas de repères, pas...
- Calme-toi. Tu n'es pas seul, et la phase de réinsertion est là pour que tu te fasses au fait d'avoir un travail et de vivre par toi-même.
- Ph... phase de quoi ?
- Réinsertion. Durant celle-ci, tu demeureras ici, puis tu aura un appartement, toujours sous notre surveillance dans un premier temps puis livré à toi-même par la suite."
Naël demeura ébahit, hébété, effaré sur sa chaise. Sa joie de bientôt quitter cet endroit sordide bataillait en lui-même avec la peine qu'il avait de se séparer des seules personnes qu'il connaissait, et aimait.
Quand le docteur fut partit, Naël sortit dans le parc qui entourait le bâtiment. Sur la façade de celui-ci, inscrits en grosses lettres noires, deux mots imposaient leur présence autant que celle de ses résidents : HÔPITAL PSYCHIATRIQUE. Ancien manoir, ses murs de pierres blanches s'ornaient de fenêtres auxquelles des barreaux avaient été fixés pour les plus basses d'entres elles qui abritaient les plus atteints des résidents. Les "fous". Les "aliénés". Les "psychopathes"... les schizophrènes. L'hôpital psychiatrique, l'asile, ou, pour les plus peureux ou amateurs de litotes, le centre psychothérapique couvait entre ses murs toute une vie.
Dans l'aile gauche du bâtiment étaient traités les "addictes" et la psychiatrie générale. C'était ici que Naël logeait. A l'opposé, dans l'aile droite, la psychiatrie infanto-juvénile. Puis, entre chacune de ces ailes, la façade frontale et son "HÔPITAL PSYCHIATRIQUE". Quand on pénétrait dans la cour du château, à gauche était l'accueil et, un peu plus loin, dans ce qui avait dû servir de ferme il y a 500 ans de cela, on pouvait apercevoir les résidents suer derrière un ballon ou sur un tapis de sol. Le gymnase. Les grandes salles du mur gauche du bâtiment étaient partagées, d'une moitié le réfectoire du personnel, d'une autre la bibliothèque. Puis, dans l'angle que formait la tour de gauche s'élevait sur trois étages le laboratoire de recherches. Le bâtiment du fond de cour servait de logements pour les médecins, infirmiers, agents d'entretiens, psychologues, assistantes sociales, diététiciens, psychométriciens, kinésithérapeutes... jouxtant la tour de droite cette fois-ci, qui servait elle-même d'abris aux ateliers thérapeutiques. Enfin, le centre de la cour était orné d'une grande fontaine sculptée.
Le parc était l'endroit le plus accueillant du centre. Entourant le manoir, un verger dans un coin et des chênes, tilleuls et autres hêtres dressaient leur masse imposante ça et là, dans les fleurs ou au bord de l'allée. Quelques bancs étaient installés au bord de cette allée. Naël s'assit sur l'un d'eux. Puis il réfléchit, comme il le faisait chaque jour. Comment était-ce possible d'oublier vingt ans de sa vie ? Vingt-deux, se reprit-il. Le médecin avait diagnostiqué qu'il avait quarante-deux ans. Pourtant, il avait l'impression d'être traité comme un enfant. Et surtout, pourquoi s'était-il retrouvé dans ces poubelles, dernier souvenir qu'il avait en possession ? Mais le pire était que, vingt-deux ans auparavant, il savait des choses que, maintenant, il avait oubliées.
"Je peux m'asseoir ici ?"
Surpris, il leva la tête. En blouse blanche, obligatoire pour les infirmiers, son petit sourire timide, ses taches de rousseur, sa chevelure de cuivre toute en bouclettes ; Méline l'intriguait. Elle était belle, certes. Mais elle était aussi plus douce, plus intelligente que ses collègues. Elle ne le prenait pas pour un fou, de ceci, il en était sûr. Elle faisait attention à lui. Et il avait l'impression qu'elle savait qui il était vraiment. Ce que lui-même ignorait. Ce qui avivait d'autant plus l'attention qu'il lui portait.
Naël se décala, laissant une place à la menue infirmière.
"Alors vous allez bientôt nous quitter, dit-elle d'une petite voix.
- Je... je crois bien que oui, dit-il, détournant le regard. Mais pas tout de suite, ajouta-t-il avec empressement."
Méline soupira. Elle aimait bien parler avec lui. Quoi qu'en disent ses collègues, il était fascinant et dans sa voix perçaient parfois les accents d'un autre temps.
"Mais j'aimerais tout de même savoir pourquoi vous ne me tutoyez pas".
Et tenace, avec ça ! Elle sourit, puis éclata de rire au son de cette phrase répétée inlassablement, jour après jour, par son protégé. Qui s'était mit lui-même à rire.
"Il me semble que je vous ai assez fait attendre, dit-elle au bout d'un moment. Sachez que votre regard n'est pas comme les autres. Il est mauve."
Naël en écarquilla le regard d'étonnement.
" Et vous vouvoyez tous ceux qui ont les yeux violets ? décidément, cette femme l'intriguait.
- Justement. Est-ce que vous connaissez beaucoup de personnes qui ont les yeux violets ?"
Naël haussa les épaules. Comment voulait-elle qu'il le sache ? Il n'avait jamais mit les pieds dans la civilisation. Elle secoua négativement la tête.
"De toute façon, reprit-il encore éberlué, même si je suis le seul être humain à avoir les yeux parme, je ne vois pas le rapport avec le vouvoiement.
- Réfléchissez. Les êtres humains... "normaux", n'ont pas cette couleur... ça n'existe pas !
- Donc si je comprends bien, vous ne me trouvez pas normal ?
- Ce n'est pas ça ! Je trouve seulement que vous devez être un être exceptionnel, à qui on doit le respect.
- Mais vous pouvez tout aussi bien avoir du respect pour moi en me tutoyant ! "
Non, vraiment, il ne comprenait pas. Méline le regarda longuement. Finalement, il n'était peut-être pas prêt pour sortir de l'hôpital... peut-être devrait-elle lui dire ce qu'elle pensait qu'il était... alors il se souviendrait, elle en était certaine. C'était elle qui l'avait trouvé dans ce tas de détritus, après tout.
Elle consulta sa montre et se leva, enjoignant son compagnon de faire de même. Il était midi. Cinq minutes plus tard, Naël était dans sa chambre, attendant l'infirmière qui allait lui apporter son repas. La pièce rectangulaire était assez grande, faite pour accueillir deux personnes. Le centre n'était pas plein, certains pensionnaires pouvaient donc profiter de deux lits, deux tables, deux armoires pour eux seuls. Naël en faisait partie et était ravi de sa condition. La solitude ne lui déplaisait pas, surtout en cet endroit où des cris rauques ou hystériques retentissaient les trois quarts du temps dans les couloirs vides. Heureusement, ces pensionnaires étaient logés dans les bas étages. Imaginez le bruit, l'ampleur du son, pour que ce soit entendable deux niveaux plus haut ! Cependant il se sentait parfois seul alors qu'il était entouré d'une cinquantaine de personnes...
Sa chambre, donc, avait été agrémentée par lui-même de roses, jonquilles, violettes, campanules ou simples pissenlits, récoltés lors de ses escapades dans le parc ou de sorties organisées par le centre. Le clou de sa collection était un magnifique lys martagon, planté dans un vase d'étain. Il n'avait pas encore eu le courage de couper la tige afin de le faire sécher. Curieusement, cette fleur lui ressemblait. Sur la table où elle était exposée, il l'avait entourée de toutes ses autres plantes encore vives. Majestueux, malgré ses fleurs tombantes. Leurs six pétales relevés gracieusement, d'un rose violacé tout ponctué de pourpre, offraient au regard les étamines au pollen de cuivre et le long pistil. Sa beauté éclipsait celle des autres, et le lys martagon semblait unique, seul au milieu des plantes communes.
Les jours se suivaient à la queue leu-leu, semblables les uns aux autres. Naël se levait tôt le matin et se promenait dans les couloirs, profitant du calme qui allait périr sous les cris dans peu de temps. Puis il rentrait vite dans sa chambre, afin que l'infirmière qui lui apportait son petit-déjeûner le trouvât comme si de rien n'était. Ce petit jeu l'amusait beaucoup. Un jour, alors qu'il rentrait, trouvant mille cachettes pour échapper à la vue des aides-soignantes qui commençaient à arriver, il trouva, frappant à la porte, l'infirmière qui s'occupait de ses repas ce jour-là. Celle-ci se retourna, surprise. Par chance c'était Méline qui sourit devant l'air embarrassé de son protégé et lui promit de garder le secret sur ses petites entorses au règlement. Une autre l'aurait fait enfermer.
La journée continuait, enchaînant ateliers thérapeutiques et longs moments dans le parc, parfois accompagnés de Méline. Il ressentait de plus en plus l'hôpital comme une prison et il lui tardait de partir. Il avait finit par cesser de se poser des questions et de s'inquiéter, au profit de songeries à sa prochaine liberté. Lors de ses rendez-vous avec monsieur Exire, Naël insistait toujours sur le fait qu'il aimerait beaucoup (en appuyant sur l'adjectif) que ce soit Méline qui s'occupe de lui lorsqu'il sortirait. Cette situation dura quelques semaines, quand brusquement, en l'espace de trois jours, il eut six visites médicales. La première fut une auscultation du médecin qui se répandit en péroraisons comme quoi cet homme là, malgré les anomalies de son corps découvertes vingt ans plus tôt, et qui semblaient demeurer depuis la naissance, ne souffrait d'aucune maladie. La seconde ainsi que la troisième furent une vérification des nerfs et de l'état d'esprit par la psychologue. Les trois dernières se situèrent dans la tour à l'intérieur de laquelle se déroulaient les ateliers thérapeutiques, où on lui fit faire toutes sortes de choses pour s'assurer qu'il était "en bon état de marche"; ainsi que pour lui apprendre les rudiments de la vie autonome ( vérifier qu'il sache, approximativement, cuisiner par exemple...)
Enfin, le quatrième jour, monsieur Exire le retint toute la journée jusqu'au soir.
"Naël, ta sortie est prévue pour demain. Je t'accompagnerais jusqu'à ton appartement. Tous les résidents de l'immeuble viennent d'ici. Tu auras cinq minutes de marche à faire jusqu'à ton lieu de travail. Bien sûr, tu seras accompagné.
- Est-ce que Méline...
- Non. Elle travaille ici, mais rassure-toi, elle passera sans doutes à l'immeuble quelques fois pour vérifier que tout aille bien."
Après plusieurs recommandations, monsieur Exire annonça que Naël aurait pour travail la fonction de vendeur dans une épicerie. Et que, non, il n'avait pour l'instant pas le choix.
"A ton arrivée, tu possédais quelques objets, ainsi que les habits que tu portais, et nous les avons gardés, reprit l'homme après avoir fouillé dans un tas de paperasses. Nous allons donc te les rendre, Méline ne devrait pas tarder à arriver. En attendant, il faut que tu signes ceci."
Naël fronça les sourcils. Il avait le moyen, peut-être, de faire ressurgir de sa mémoire sa vie d'avant, et personne ne le lui avait dit ? Et pourtant il ne se souvenait même pas d'avoir eu, un jour, des choses en sa possession... La frustration, l'étonnement, une foule nombreuse de questions tourbillonnait dans sa tête, tandis qu'il apposait d'une main tremblante sa signature sur la feuille que lui tendait le docteur.
On frappa à la porte. La chevelure bouclée et les taches de rousseur de l'infirmière préférée de notre ami apparurent. La jeune femme portait sous le bras un paquet. Monsieur Exire se leva et prit le paquet tandis que Méline fermait la porte.
"Tiens. Ouvre-le."
Frémissant d'impatience, le coeur battant à tout rompre, Naël extirpa de la boîte deux bouts de tissus qui pouvaient s'apparenter à des habits. Puis une paire de bottes en cuir usé, et maintenant trop petites pour lui. Une ceinture faite d'une matière indéfinie, et à laquelle pendait un carquois ouvragé, un coutelas taillé, lame et manche, dans ce qui semblait être une pierre très dure et... noire ou translucide, Naël ne savait que dire. Dans le carquois, deux flèches de bois empennées de plumes brillantes et dont la pointe était faite de la même matière que le coutelas. Ces objets... ses objets, ne lui rappelaient rien mais il ressentait à leur contact une vibration émanant de ses entrailles. Il releva la tête et haussa les épaules, les larmes aux yeux. Rien. Pas même une odeur, pas même un visage. Pas même une image. Naël était dépité, en colère. Comment avait-il pu croire que la simple vue, le simple toucher de ces choses pouvait lui rendre la mémoire ? Il avait furieusement envie de détruire ces abjects trucs qui n'étaient même pas capables de l'aider ! Ces abominations dont on ne savait même pas en quoi elles étaient faites !
Monsieur Exire lui tapota l'épaules et sortit de la pièce. Méline, quant à elle, s'accroupit en face de Naël et lui prit la tête entre les mains, au niveau des oreilles, en murmurant :
"Je ne vous avait pas tout expliqué. Lorsque je vous ai trouvé dans ces poubelles, hébété, perdu, j'ai eu l'impression que... que vous étiez un Elfe. Vous savez, cet idéal de l'humain... C'est stupide, mais ça m'a marqué."
Après avoir dit ces mots, elle se releva et lâcha la tête de Naël. Puis elle partit.
Lui, désormais seul, il prit avec dégoût ce qui devait être une tunique. Quelque chose en tomba et roula sous la table. Il le ramassa en tâtonnant. Puis il le porta à hauteur d'yeux. Au bout d'une chaîne se balançait un morceau de cristal de roche limpide. Il toucha la pierre, sourcils froncés. Son ombre sur le pendentif : un visage...
Soudain, il écarquilla ses prunelles violettes. Ses oreilles frémirent. Et en un éclair, ce fut comme une décharge électrique. Une déflagration dans l'estomac, un coup de coeur si puissant que tous les organes menacèrent de s'éjecter en arrière et de lui déchirer le dos.
Puis le noir.
Voilà ce deuxième chapitre terminé, et j'aurais une question pour vous, lecteurs : est-ce que vous trouvez que l'action se déroule trop vite et qu'il faudrait qu'il y ait plus de descriptions, ou tout simplement plus de moments "souples" entre les actions(je pense notamment à l'expression de la colère de Naël qui est peut-être trop courte...) ?
Autre question : est-ce que ça vous a plu ????? ou déplu ? Merci à vous si vous mettez un commentaire pour les deux cas !
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