« LÂCHE »

~~~

J'avais regagné ma chambre essayant de penser à autre chose. Je n'avais plus aucune envie de travailler et je voulais seulement dormir. Même si je n'avais pas le droit de l'admettre, ce qu'il était en train de se passer au sous-sol était bouleversant. Bien que tout le monde s'attelait à répéter que les démons n'avaient pas de sentiment, ceux de ce garçon me pourtant paraissaient bien réels. Il se battait pour sauver une vie, il m'avait demandé de l'aide et moi... Moi, je l'avais ignoré.

Cette fille, vu son état, allait mourir. Si personne ne s'en occupait, elle ne passerait même pas la nuit. C'était en réalité une situation assez classique et je ne comprenais pas pourquoi je me sentais si mal. J'essayais de me convaincre que c'était seulement parce que j'étais fatigué et que si je parvenais à dormir, je serais capable de tout oublier et de recommencer à travailler sereinement.

C'est avec cette maigre conviction que j'avais fermé les yeux. Evidemment, je ne parvins pas à m'endormir. Ma lutte intérieure dura quelques longues minutes encore, mais depuis le début, je pense que je savais quelle décision je finirais par prendre. Mes collègues étaient occupés et j'étais seul au laboratoire. Je ne risquais rien à aller aider ces démons. Et puis d'un côté, si je pouvais soigner cette fille, nous aurions un démon de plus à étudier. C'est ça. Si je l'aidais, c'était seulement dans mon intérêt.

Décidant enfin d'arrêter de réfléchir, j'attrapai ma couverture avant de partir en courant vers le sous-sol. Le temps de cette fille était compté alors à partir de ce moment, je ne changerais pas d'avis. Pas avant d'avoir fait tout mon possible pour l'aider.

Une fois au sous-sol, je remarquai que le garçon se tenait toujours près de la jeune fille. En m'entendant arriver, il tourna la tête pour me regarder. Mais cette fois, il ne grogna pas.

La petite semblait avoir encore plus de mal à respirer que la dernière fois. J'entrai dans sa cellule et l'installai sur la couverture que j'avais apportée. De toute évidence, 1203 avait compris que j'étais revenu pour aider. Il avait lâché la main de la fille et s'était assis calmement pour m'observer. Il ne me fallut pas longtemps avant de comprendre ce qui n'allait pas. Cette fille était épuisée et complètement affamée. Les forces lui manquaient tellement que même respirer était devenu difficile. Son état était certes préoccupant pour le moment, mais je pensais être capable de l'aider assez facilement.

Je me relevai et sans même prendre la peine de refermer la porte de la cellule derrière moi, je courus jusqu'à la salle d'analyse pour récupérer de quoi faire une perfusion. Dans son état, manger lui demanderait sûrement trop d'efforts et une perfusion lui permettrait de reprendre des forces bien plus rapidement.

Je retournai à la hâte m'asseoir auprès de la jeune fille pour installer la perfusion, mais en voyant les aiguilles, 1203 méfiant, s'était relevé.

" C'est pour qu'elle aille mieux. Elle n'a pas la force de manger seule alors je n'ai pas le choix. Ça va l'aider à reprendre des forces, tu comprends ? Je peux ? "

Il me fixa un instant, naturellement il se méfiait de ce que je faisais. Mais il choisit de me faire confiance en s'asseyant de nouveau. J'installai alors la perfusion, n'ayant pas d'autre choix que de tenir le sac de la perfusion à bout de bras, je m'installai à côté d'elle.

La tenir au chaud et surveiller la perfusion, c'était tout ce que je pouvais faire pour le moment. C'était désormais à elle de faire de son mieux pour survivre et je crois, qu'elle s'en sortait plutôt bien. Au fil des minutes, sa respiration s'apaisait jusqu'à redevenir un peu plus régulière. Pour aujourd'hui, pour aujourd'hui seulement, j'avais décidé de croire en ce que je voyais. Et ce que je voyais c'était une enfant malade et rien de plus.

Comme 1203, l'avait fait avant moi, je prenais la main de la petite pour la serrer dans la mienne. Elle n'était plus seule, je me tenais à ses côtés. Mais encore une fois, mes actions n'avaient aucun sens. Lorsqu'elle irait mieux, elle devrait recommencer à subir nos expériences. Je la sauvais seulement pour qu'elle puisse souffrir de nouveau. C'était stupide et j'étais perdu, mais je ne savais pas quoi faire d'autre. J'étais trop lâche pour la laisser mourir sous mes yeux. Je ne supporterai pas d'être responsable.

Je n'eus pas le temps d'y réfléchir bien plus longtemps. Les grognements de 1203 me ramenèrent brutalement à la réalité. En relevant la tête, je vis qu'il ne grognait pas contre moi, il fixait la porte. Mes collègues se tenaient dans le couloir et me regardaient, déconcertés.

" Sakuyama... Qu'est-ce que tu fais ? "

En croisant leur regard, j'eus l'impression que ma vie était sur le point de se terminer. J'avais de nouveau baissé les yeux vers le démon, espérant trouver une explication pour me justifier.  Si je leur disais que c'était seulement pour avoir un démon de plus à étudier, est-ce qu'ils me croiraient ?

" Shinto, sors de là. Je pense qu'il faut qu'on parle. "

Est-ce qu'ils me pardonneraient si je sortais maintenant ? Il avait raison, je devais sortir et je devais leur expliquer. Peut-être qu'ils comprendraient ... Je voulais obéir. Je le voulais vraiment, mais mon corps refusait de bouger et les mots que j'avais prononcés ensuite n'étaient pas ceux que j'avais prévu.

" ... Je dois tenir la perfusion jusqu'à ce qu'elle aille mieux. "

" Sakuyama Shinto. Tu en as suffisamment fait, sors de là maintenant. "

" Il a raison, ne nous force pas à venir te chercher. "

Dan s'approcha pour me sortir de la cellule dans laquelle j'étais assis. " Il est fatigué, il est jeune, il ne sait pas ce qu'il fait." C'est ce qu'il devait penser de moi. Alors il voulait me faire sortir d'ici, pour m'aider. Il me prit le bras pour me relever, mais encore une fois mon corps ne bougea pas.

" Dites... est-ce que c'est vraiment correct ? Est-ce qu'on a vraiment le droit de faire ça ? "

" Sakuyama, arrête. "

" Parce que, démons ou pas... Ce sont des enfants, pas vrai ? Alors pourquoi ? Pourquoi on les enferme ? Pourquoi on les attache ? ... C'est parce qu'ils sont dangereux ? C'est ça ? Mais ils ne nous ont jamais rien fait, pas vrai ? Pas vrai ? Je crois ... Je crois que nous sommes les seuls dangers ici. Vous ne pensez pas ? .... Est-ce que je suis vraiment le seul à penser ça ? "

" Tu es conscient de ce que tu es en train de dire, Shinto ? "

" Je ... Je suis vraiment désolé, mais je ne peux pas bouger. Je dois tenir la perfusion jusqu'à ce qu'elle aille mieux. "

Dan lâcha alors lentement mon bras. Il espérait que je change d'avis, mais il comprit que c'était sans espoir. Que j'étais sans espoir. Résigné, il sortit de la cellule dans laquelle je me trouvais en fermant la porte derrière lui. Ils me laissaient seul, enfermé avec les démons. Et moi je restais immobile, réalisant seulement ce que je venais de dire.

La suite, je pouvais facilement la deviner ... Puisque j'avais osé douter du système, ils allaient prévenir la direction et j'allais être renvoyé. C'était fini.

Je baissais la tête en serrant les dents, essayant aussi fortement que possible de retenir les larmes qui s'étaient formées. Ce n'était pas des larmes de tristesse, elles s'apparentaient plus à de la colère. De la colère contre eux, mais surtout contre moi. Je regrettai soudainement tout ce que j'avais fait ces dernières années. C'était comme si je venais de me réveiller brutalement d'un long cauchemar. Cauchemar dans lequel je faisais partie des monstres. Comment avais-je pu cautionner ça ? Comment avais-je pu devenir ce genre de personne et en être fier ... ? Je me dégoûtais.

Je serrai la fille contre moi en m'excusant pour tout ce que j'avais pu faire. Lâchant finalement prise, je n'essayai plus de retenir mes larmes désormais. Je sentis alors une petite main se poser sur ma joue. 1203, ce démon d'ordinaire si agressif, essuyait mes larmes en me souriant. Après tout ce que j'avais fait, après tout ce qu'il avait vécu... il parvenait encore à sourire quelqu'un comme moi.

Hochant la tête, je lui rendis son sourire pour lui montrer qu'il n'avait pas à s'en faire pour moi.

" Tout va bien. Je suis là maintenant. "