Chapitre 10 - Theo
— ... et Ari a répliqué qu'elle serait tout à fait capable de s'en sortir seule, raconte Caliban. Le gars en est resté sans voix.
— Elle a eu raison de s'affirmer, décrète Patrizia. Si elle avait laissé ce type lui marcher sur les pieds une première fois, il n'aurait jamais arrêté.
— Je suis bien d'accord. Mais le pauvre, il ne savait pas sur qui il tombait...
— Ça, c'est clair...
Affalé dans l'un des canapés du clubhouse de la piscine, je n'écoute que d'une oreille la discussion entre mes coéquipiers. Nous sommes vendredi soir, le jour où nous avons pris l'habitude de nous attarder ensemble après l'entraînement ; nous attendons Anton et Lexie qui ne sont pas encore remontés des vestiaires, les exercices du groupe de nageurs de distance s'étant terminés avec du retard. Caliban en profite pour nous parler de la manière dont se passe la rentrée d'Arabella à Harvard. Apparemment, un mec avec qui elle a été associée pour un travail de groupe a tenté de la prendre de haut parce qu'elle vient d'une université peu connue, en se vantant que son père est un avocat influent d'un cabinet new-yorkais au passage. Elle l'a envoyé paître aussi sec, comme il le méritait.
Rien d'étonnant de sa part. Cette fille est assez explosive pour pulvériser la moindre barrière sur son chemin – le plus sage quand on est dans son passage, c'est de s'en écarter. Je ne serais pas surpris si dans trente ou quarante ans, elle était sur les rangs pour devenir notre prochaine Présidente – pas seulement de l'Association des élèves qu'elle dirigeait quand elle était encore à la WestConn, mais du pays tout entier.
Bref. Je ne suis pas très étonné par ce que raconte Caliban, et assez claqué après l'entraînement, alors j'ai besoin de comater un peu là tout de suite, histoire de recharger mes batteries. Je retrouverai ma verve habituelle dans quelques minutes – hors de question que je prive mes coéquipiers de mon incroyable personne pendant toute une soirée. Distraitement, je sors mon téléphone et consulte les notifications que j'ai manquées pendant l'entraînement. Le tour est vite fait : rien d'exceptionnel ne m'attend. Juste une identification de WestConnexions sur Instagram : ils m'ont taggué dans la photo de Caliban, Ernest et moi qu'ils ont prise le week-end dernier. Je l'enregistre dans mes favoris, puis j'entreprends de scroller sur le compte du club : ils viennent de poster en masse toutes leurs images du concert de Whale Deserved. Terry sera content : dedans, il y en a qui en jettent. Il pourra les reprendre pour la com' de son groupe : elles retranscrivent bien l'ambiance que ses amis et lui ont réussi à mettre.
Dans le public, mes coéquipiers et moi ne sommes pas les seuls à avoir été immortalisés dans un portrait : il y a d'autres photos de groupe. Je passe plus rapidement là-dessus, juste un œil rapide, par curiosité. De toute façon, Anton et Lexie viennent enfin de nous rejoindre au clubhouse et...
Un courant électrique me parcourt.
Là, alors que j'allais ranger mon téléphone pour me réintégrer à la conversation générale, une paire d'yeux aux reflets orangés m'a transpercé, sur la toute dernière photo que j'ai consultée. C'est ma danseuse, telle que je l'ai vue ce soir-là, avec son crop top et son sourire ensorcelant. Elle ne porte pas encore la veste d'Evan, et prend la pose à côté de deux amies à elle – la rousse et la fille d'origine indienne avec qui elle était déjà venue à la soirée des Zeta Beta Tau. Je les regarde à peine, l'une comme l'autre : la sirène à leur droite vole toute mon attention.
Je croyais avoir compris la leçon après le bref échange que nous avons eu samedi dernier. Une nuit, c'est tout ce qu'elle était prête à m'offrir. Malgré la dernière bravade dont je l'ai gratifiée, je m'étais résigné. Elle m'a envoyé dans ses archives, et je devais l'accepter. J'ai beau avoir un succès certain auprès de la gent féminine sur ce campus, ce n'est pas la première fois qu'on me rembarre. Ça pique toujours sur le moment, mais je parviens à le prendre avec détachement. Cela ne faisait aucun doute à mes yeux que ce rejet ne serait pas différent. Et peut-être l'aurait-il été, peut-être n'aurais-je conservé de ma danseuse que le souvenir nostalgique de nos heures embrasées, si cette photo n'était pas apparue sous mon regard inopinément.
Le reporter de WestConnexions est doué – beaucoup trop pour mon bien. L'image est parfaite, saisissant mon inconnue et ses deux amies comme dans une bulle avec un léger flou d'arrière-plan. Je ne parviens pas à détourner mon regard d'elle, hypnotisé. Je note des détails que je n'avais pas eu le temps d'absorber ce soir-là : les paillettes sur ses paupières, sa fossette à la joue gauche, la courbe de sa taille découverte...
— ... pas vrai, Theo ?
Je relève la tête au bout d'un temps indéfini. James vient de m'interpeller, mais je n'ai aucune idée de ce dont il est question. Plus d'Arabella, manifestement, mais impossible de raccrocher les wagons.
— Ouais, carrément ! je balance, espérant couvrir mon moment d'absence.
Ma réponse doit sembler convenable dans le contexte, car aucun de mes coéquipiers ne tique. Je me force à me reconcentrer, et comprends en quelques secondes qu'ils se sont mis à évaluer nos chances face aux Florham Devils lors de notre premier meeting de la saison : ils comptent sur moi pour aller chercher tous les points en quatre nages. D'habitude, j'aurais renchéri avec enthousiasme, mais là... je n'y arrive pas. Mon esprit n'arrive pas à se détacher de la photo de ma mystérieuse sirène. Alors d'un coup, je lâche, abruptement :
— Dites... Est-ce que l'un de vous connaît cette fille ?
Joignant le geste à la parole, j'ai levé mon téléphone et tourné mon écran vers mes amis pour qu'ils puissent voir la publication de WestConnexions. La conversation générale s'arrête, dans un flottement : j'ai bien conscience que je viens de changer de sujet du tout au tout. Flora, installée à côté de moi, me prend le portable pour mieux voir ; mais elle secoue la tête au bout de quelques secondes avant de le passer à Lexie, qui me demande, curieuse :
— C'est qui ?
J'aurais dû m'attendre à cette question ; pourtant, je n'ai pas préparé de réponse, pas bien certain de ce que j'ai envie de révéler. Il se trouve cependant qu'Abigail me devance :
— Eh, c'est avec elle que tu dansais à la fête des Zeta Beta Tau, non ?
J'acquiesce, tandis que le téléphone continue de tourner. Amusé, Ernest déclare :
— Connaissant Theo, je suis prêt à parier qu'ils n'ont pas fait que danser... n'est-ce pas ?
Je lève les mains avec un faux air innocent ; il pouffe de rire. Mon portable est arrivé à Neal et Cleo ; je note qu'ils le gardent plus longtemps que je m'y attendais. Mais je n'ai pas le loisir de m'attarder sur la question, car Patrizia m'entreprend :
— C'est moi, ou tu as bien changé ? Depuis quand tu cherches à les retrouver une fois que tu as eu ce que tu voulais avec elles ?
Bon. Je n'ai pas vraiment le choix : il va falloir que je leur en dise un peu plus si je ne veux pas qu'ils se fassent de fausses idées à partir de mon silence. Prenant un ton détaché, je réplique :
— Depuis que celle-ci s'est classée dans les meilleurs coups de ma vie, et que ça m'a rendu curieux.
— En tout cas, on ne va pas être en mesure de te renseigner, enchaîne Caliban. Désolé, mec.
En effet, mon téléphone a terminé son tour de notre petit groupe ; mon coéquipier me le rend, et je le range dans ma poche – déçu, mais pas vraiment surpris. Nous sommes tous en troisième année ; je suis pratiquement sûr que ma danseuse, elle, vient de rentrer à la WestConn. Ils n'auraient eu que peu de raisons de l'avoir croisée. Il faut que j'interroge nos nouveaux Dolphins : j'aurai davantage mes chances auprès d'eux. L'un d'eux est peut-être en cours avec ma sirène, qui sait ? Justement, ils sont plusieurs à traîner un peu plus loin dans le clubhouse, autour d'une autre table basse. Promptement, je m'excuse auprès de mon propre groupe, et m'approche d'eux pour leur poser la même question. Là encore, je montre la photo sur le compte Instagram de WestConnexions... sans plus de succès. J'ai une pointe d'espoir quand Joyce se concentre en plissant les yeux, mais tout ce qu'elle parvient à se souvenir, c'est qu'elle est pratiquement certaine d'avoir croisé ma sirène à la cafétaria, ce qui ne m'avance pas vraiment. Je les remercie tous et m'apprête à regagner ma place... quand je constate que Neal et Cleo ont quitté le clubhouse. Ils ne sont pas bien loin : ils se sont arrêtés sur le palier de l'étage, et je les vois à travers la porte ouverte. Mon coéquipier semble mal en point : il est blême, penché vers l'avant. Sa petite amie a posé sa main sur son épaule et semble lui souffler des mots réconfortants. D'un coup, je m'inquiète : j'espère qu'il ne nous déclare pas une gastro ou quelque chose du genre... Dans un planning de sportif, ça peut être terrible. Décidé à lui proposer mon aide – même si, en cas de maladie, je ne sais pas vraiment de quelle manière je pourrai lui être utile –, je change de cap pour les rejoindre. À mesure que je m'approche, je capte des bribes de ce que dit Cleo :
— ... pense que tu devrais lui donner l'information. Georgie est une grande fille, même si je me doute que ça ne doit pas être facile pour toi de l'imaginer avec...
Neal lui tire le bras, elle tourne la tête, et se tait soudain en constatant que j'approche. Je m'immobilise dans l'encadrement de la porte, les sourcils froncés. Subitement, je ne suis plus si sûr que ce soit un problème intestinal qui affecte mon coéquipier... surtout que sa copine et lui m'observent à la manière coupable d'oursons pris la patte dans un pot de miel.
— Qu'est-ce qui se passe ? De quoi vous parliez ? je les interroge.
Ils échangent un regard, où passe tout un dialogue muet – c'est leur truc, ça, de se comprendre sans un mot alors même qu'ils passent leurs journées à jouer avec. Un instant passe, puis Cleo entremêle sa main à celle de Neal. Ce dernier se redresse, plonge son regard dans le mien, et m'annonce :
— De ma sœur. Georgie... C'est elle sur ta photo.
Mon souffle se coupe sous l'effet de l'euphorie d'avoir enfin un prénom... avant que mes deux neurones ne se connectent. Ma danseuse est blonde à la peau pâle, là où Neal a les cheveux très noirs et le teint basané. Il est d'origine indienne, tout comme...
Oh.
Je comprends la confusion. Sur l'image postée par WestConnexions, je n'ai vu que ma sirène, irrémédiablement attiré par elle. C'est bête, mais j'en avais oublié qu'elle n'était pas seule. Que pour mes amis, elle ne se distinguerait sans doute pas entre toutes comme pour moi. Georgie, ce doit être l'une des deux autres – celle de gauche, j'en suis certain. Maintenant que j'y repense, c'est vrai que Neal et elle se ressemblent...
Le comique de la situation me tire un rire nerveux, ce qui me vaut d'être fusillé du regard par mon ami. Aussitôt, je m'empresse de déclarer :
— Non, non, ce n'est pas elle que je cherchais !
Je ressors mon téléphone, pointe la fille d'origine indienne sur la photo.
— Georgie, c'est elle, je suppose ?
Neal confirme, et j'ajoute :
— C'est sa pote que je veux retrouver. La blonde.
D'un coup, ses yeux s'écarquillent. Je me doute de ce qui a dû mijoter dans son esprit ces dernières minutes. Moi aussi, j'ai des sœurs – même si elles sont plus âgées que moi et que j'ai sans doute moins d'instinct protecteur à leur égard. Si j'apprenais que l'un de mes coéquipiers couchait avec l'une d'elles, il faudrait que je le digère. Qu'on ne s'y méprenne pas : elles en seraient tout à fait libres. C'est juste que je devrais me faire à cette idée un peu étrange.
Si c'est Georgie qui m'avait tapé dans l'œil ce soir-là, je suis honnête avec moi-même : je sais que ça ne m'aurait pas arrêté – parce que les femmes n'appartiennent pas à leurs frères. Ce que Cleo tentait d'exposer à Neal, d'ailleurs, je suppose. Mais bon, puisque ce n'est pas la réalité dans laquelle nous sommes, autant dissiper immédiatement ce malentendu.
— Oh, lâche-t-il, envahi par un soulagement palpable.
— Georgie t'a parlé d'elle ? Tu as une idée de qui elle pourrait être ?
Il réfléchit, avant de déclarer :
— Je n'en suis pas certain. Juste... elle a mentionné plusieurs fois une fille de son cours d'anglais avec qui elle a sympathisé. Je ne sais pas à quoi elle ressemble, mais ça pourrait coller.
L'espoir renaît en moi. Le cœur battant, je demande :
— Elle t'a donné son prénom ?
— Oui. Elle s'appelle Honor.
Neal m'observe avec un sourire hésitant, sans doute pas certain du crédit à donner à la piste sur laquelle il vient de me lancer. Mais moi, je suis confiant. Dès que j'ai entendu ce prénom, c'est comme s'il était tombé en place telle la dernière pièce d'un puzzle. C'est irrationnel, et pourtant, je suis convaincu que c'est le bon, celui que je cherchais. C'est bien simple : il a suffi que Neal le prononce pour qu'un frisson me parcoure, à la manière d'une allumette enflammée tombant sur le kérosène de mes veines. Et maintenant, un brasier brûle en moi, découpant cinq lettres en traits incandescents.
Honor... À nous deux.
***
Salut à tous ! Me voilà enfin avec le chapitre suivant : je vous avais annoncé un update par semaine en moyenne, et je fais déjà un magnifique fail... Pas bravo moi 😡
J'espère que vous avez apprécié ce chapitre, que j'ai de mon côté beaucoup aimé écrire : imaginer la réaction de Neal au quiproquo a été assez hilarant ! Mais ça y est, les choses se mettent en branle : Theo a enfin un prénom... À votre avis, comment les choses vont-elles avancer à partir de là ?
Côté Réseau Royal, j'ai fait aujourd'hui la cover reveal du tome 2 sur mes réseaux : n'hésitez pas à aller la voir ! Elle me plaît beaucoup, c'est le feu 🔥
À bientôt pour la suite !
Camille Versi
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