Je fixe mon écran éteint, luttant pour ne pas dévisager Soraya, au risque de passer pour une psychopathe. On s'est déjà parlé quelques fois quand elle mange avec nous ou pendant un cours, mais on ne s'est jamais vues en dehors de l'université. De ce que je sais, elle a eu 18 ans plus tôt dans l'année, elle aime écrire et veut en faire son métier. Donc, vraiment pas grand-chose, mais je savoure ces quelques informations.

D'ailleurs, c'est la première fois qu'elle vient s'asseoir vers moi. D'habitude, on se contente de se saluer de loin ou de s'échanger un sourire, mais sans plus.

- Arwen ?

Oh punaise, sa voix. Si douce, assurée et chaude. Je tourne la tête vers elle et mon cœur loupe un battement. Ses yeux verts me fixent et ses lèvres forment un très léger sourire.

- Oui, Soraya ? je finis par répondre

- Joyeux anniversaire !

Comment est-ce qu'elle le sait ? Enfin, je me doute qu'Hayden ou Asia a dû lui dire, mais de là à me le souhaiter ?

- Merci beaucoup ! Je me sens un peu mal, je ne connais pas ton anniversaire et je crois qu'il est déjà passé.

Elle rit doucement avant de repousser une boucle derrière son épaule, découvrant ainsi son cou, où mon regard se perd brièvement.

- C'était le 13 août, mais tu n'as pas à t'en vouloir, tu ne pouvais pas le savoir.

Malgré son sourire, je peux voir une grande tristesse dans ses yeux. Est-ce que son anniversaire est rattaché à un mauvais souvenir ? À moins que ce ne soit son tatouage qui l'ait gâché. C'est souvent le cas avec les personnes qui se sont mises en couple avant leur 18 ans. Mais je n'ai pas le temps de lui poser la question, car notre professeur, Madame Pierce est arrivée. Je note l'anniversaire de Soraya dans mon agenda et me fais une note d'en savoir plus sur ce qui a pu se passer ce jour-là.

***

À midi, je fais tourner mon verre d'eau vide en regardant Asia et Hayden discuter de leur cours d'histoire de l'art. Je n'ai pas pris ce cours, donc je ne comprends pas vraiment leur dilemme. Je sors mon agenda pour vérifier mes devoirs ainsi que mon emploi du temps. Il me reste un cours d'anglais avant de finir ma journée. J'ai une dissertation à rendre pour la semaine prochaine et un livre à lire.

- Tu as des cours intéressants ?

Je manque de lâcher mon verre en reconnaissant sa voix. Je regarde Soraya qui s'assied à côté de moi.

- Aujourd'hui ou en général ?

- Les deux !

Je souris et entreprends de lui raconter mes cours en détails – à sa demande – avant de lui en demander sur les siens. Elle confirme qu'elle veut devenir écrivaine et qu'elle travaille sur un roman, mais elle ne veut pas entrer dans les détails. Je lui dis en riant que je serai peut-être la personne qui va l'éditer, comme je veux devenir éditrice. Soraya me dit qu'elle va noter très soigneusement mon numéro de téléphone, ce qui a pour effet d'affoler mon cœur.

Nous échangeons nos numéros et la pause touche à sa fin. J'aurai tant voulu lui parler encore, mais elle a un cours dans un autre bâtiment. En attendant le début de mon cours, je regarde sa fiche de contact.

J'ai son numéro de téléphone !

Et cette pensée me fait sourire.

***

- À demain !

Asia me donne un baiser sur la joue avant de partir. Nous venons de sortir de notre café préféré pour travailler ou juste discuter. Maintenant, je vais rejoindre mon frère et ma mère. Enfin, j'attends que mon frère vienne me rejoindre. Il a décidé de ne pas aller à l'université, mais il a trouvé un travail de vendeur dans une boutique de musique. Je suis descendue en ville et je l'attends devant le magasin qu'il sorte. Je regarde mon téléphone et vois un nouveau message que j'ouvre distraitement tout en regardant les passants qui marchent et vaquent à leurs occupations. Je baisse les yeux pour voir qui m'a écrit. Probablement un autre message d'anniversaire.

Soraya : Salut Arwen ! Je n'ai pas eu le temps de te demander, mais ça te dirait qu'on se voit demain après les cours ? J'ai envie d'apprendre à te connaître ! Passe une bonne soirée.

Je me dépêche de lui répondre, ce qui est une tâche plutôt compliquée au vu de mes mains qui tremblent d'excitation.

Arwen : Salut Soraya ! Avec plaisir, j'ai aussi très envie d'en savoir plus sur toi !

Je vois qu'elle est en ligne, mais je n'ai pas le temps de voir sa réponse que mon frère sort de la boutique. Je range mon téléphone et m'approche de lui. Il me sourit et attrape mon bras. Nous marchons ensemble en se racontant notre journée. J'apprends qu'il veut économiser pour passer son permis et peut-être s'acheter une voiture. Je lui parle de tout, sauf de Soraya. J'ai envie de la garder un peu pour moi. Surtout qu'il n'y a concrètement pas grand-chose à dire.

Nous arrivons au restaurant et nous sommes conduit directement à la table où maman nous attend. En nous voyant, elle se lève pour nous prendre dans ses bras et nous embrasser. Quand je suis contre elle, je suis envahie par la culpabilité. Elle a perdu son âme sœur, ses deux enfants ont quitté la maison et je ne suis jamais venue la voir. Je sens les larmes monter mais je lutte pour ne pas les libérer. Pas maintenant, pas ici. Je souris à ma mère en me promettant d'essayer de lui rendre visite plus souvent.

Nous nous installons et commandons rapidement. Avery et maman parlent de choses qu'ils ont fait pendant ces week-ends où je n'étais pas là. Je remarque que les yeux bleus de ma mère sont très cernés et elle boit du vin, ce qui est étrange, elle qui ne boit jamais.

- Tout va bien maman ? je finis par demander. Tu as l'air fatiguée et tu bois.

Elle soupire longuement, comme si elle retenait son souffle depuis un très long moment.

- Je vais bien, ne t'en fais pas. J'ai juste beaucoup de travail en ce moment.

Ma mère travaille comme conseillère au Centre des Âmes Sœurs ; c'est elle qui aide les autres à trouver leurs moitiés ou à les enregistrer. Ce n'est pas un travail très demandant – selon elle.

- Il y a un problème au Centre ? demande Avery

- Je ne sais pas les enfants, on ne nous dit rien, vous savez ? Tout ce que je sais, c'est que le patron est très stressé, mais c'est tout.

Ma mère ne parle jamais de son travail ; apparemment elle n'a pas le droit. De plus, elle n'aime pas quand nous lui posons des questions car selon elle, nous n'avons pas à remettre en question le Centre. Perdue dans mes pensées, je n'ai pas remarqué que mon frère commence à s'énerver.

- Ce n'est pas juste maman.

- Qu'est-ce qui n'est pas juste Avery ?

- Ce système ! Qui sont-ils pour te dire avec qui tu vas passer ta vie ? Et quand ton âme sœur meurt, tu dois finir ta vie seul ? Et pour les personnes aromantiques ?

- Avery...

- Pourquoi est-ce qu'ils sont si obsédés par le fait qu'on rencontre notre « âme sœur » ? N'ai-je pas le droit de choisir avec qui je veux passer ma vie ? Et que se passe-t-il si les deux personnes ne s'entendent pas ?

- Le système ne fait pas d'erreur, souffle ma mère. Avery, pourquoi toutes ces questions ? Tu n'es pas satisfait de ton tatouage ?

- Je ne l'ai pas regardé. Je veux choisir mon ou ma partenaire indépendamment d'un dessin sur ma peau.

Je ne me mêle pas à leur conversation, je me contente de les écouter. Même si je suis d'accord avec mon frère sur les personnes qui perdent leurs âmes sœurs, le système a fait ses preuves et n'a jamais commis la moindre erreur.

- Les gens sont libres, ajoute ma mère. Personne n'est forcé de vivre avec son âme sœur.

- Mais ils font tout pour qu'on le fasse ! Tu n'as qu'à voir tous les avantages tu as quand tu t'annonces au Centre.

- Avery, ça suffit. Le sujet est clos. Je ne sais pas comment cela fonctionne, mais tu ne peux nier que ça marche.

Mon frère soupire et se lève. Il ramasse ses affaires et part sans se retourner. Que dois-je faire ? Rester avec ma mère ou courir derrière mon frère ? Je vois les yeux de ma mère briller de larmes qu'elle ne laisse pas couler. J'envoie un message à mon frère pour s'assurer qu'il aille bien et prends la main de ma mère.

- Tout ira bien maman.

Elle me sourit, mais je vois qu'elle n'est pas convaincue.

Je le suis. Parce que je crois que le système fonctionne.

J'ai besoin qu'il fonctionne

Je fixe le verre de vin de ma mère, le cœur lourd

Il y a un problème

Mais lequel ?