Chapitre XXXVI : Run boy Run - Woodkid
« J'ai hésité à partir. Mais je sais que rien ne sert de fuir la confrérie. Le mieux que je puisse faire est de rester sous leur nez en priant pour qu'ils m'y oublient. »
Extrait du journal d'Enola quasiment sevrée du dilitírio
Je m'efforce de sécher mes larmes quand Juline me raccompagne jusqu'à chez moi. J'ai Lilou dans mes bras alors que je suis assise sur un fauteuil roulant. Mes jambes ne répondent toujours pas.
J'ai laissé à Juline le carnet avec les noms des Naufrageurs. Avec ses contacts et l'aide de Jo si besoin, elle réussira à les retrouver et à leur inoculer ce fichu antidote. De même, je compte sur Ethan pour débusquer les chefs. Je dois lui donner l'adresse de ce fichu restaurant dont le dilitírio a ravivé le souvenir. S'il y a quelque chose à trouver, c'est là-bas qu'il faut chercher. Quant à moi, je dois me préparer à lever l'ancre, ce soir. La nuit que j'ai passée au laboratoire en attendant que mon corps élimine le poison a été tout sauf reposante mais je sais également que je ne parviendrai pas à dormir tant que je ne serai pas loin d'ici.
Lilou ne s'est toujours pas réveillée, mais toutes ses constantes sont revenues à la normale. Juline lui a installé un petit appareil lui injectant l'antidote en permanence. La seule question qui reste en suspend est sa mémoire. Gardera-t-elle souvenir de ses huit dernières années ? Ou le dilitirio emportera-t-il avec lui toute sa mémoire ? Nous n'avons aucun moyen de le savoir, d'en être sûre. Mais le fait que moi, je me rappelle de tout en ayant plus aucune trace de poison dans le sang est encourageant. Dans tous les cas, tant qu'elle gardera sa perfusion, elle vivra...
Juline n'a pas eu de nouvelles du clan Camers avec qui elle a marchandé mon sauf-conduit mais cela ne m'inquiète pas. Ils ont promis qu'ils m'aideraient alors je sais qu'ils le feront. Je suis d'ailleurs encore stupéfaite que Mercedes n'ait rien demandé en échange. Je sais qu'elle m'apprécie depuis mon tour avec ses deux sbires mais à ce point là... On va mettre ça sur le dos de la solidarité féminine en priant pour ne pas tomber dans un traquenard. Après encore quelques heures de repos supplémentaires, Juline nous a raccompagnées chez nous et aidée à gravir les vingt-deux étages en fauteuil roulant. Nous nous retrouvons alors devant le pas de ma porte. Je déglutis difficilement. L'heure des adieux est arrivée.
Le silence s'empare de l'étage. Je serre un peu plus Lilou contre moi. Aucune de nous ne veut se lancer dans ces paroles fatidiques qui marqueront notre dernier échange. Je tourne et retourne les mots dans ma tête mais je me rends compte que je ne sais pas quoi dire. Je ne sais pas dire au revoir. Pour la bonne et simple raison que, d'ordinaire, ce sont les autres qui partent...
— Je... Merci, Juline, lâché-je, la voix tremblante. Merci pour tout...
— Merci à toi...
Son ton est chargé en sanglots retenus. Nous restons un instant face à face. Avant qu'elle ne se penche pour nous serrer dans ses bras. Je passe un bras dans son cou et ses cheveux me chatouillent le visage. Je fais passer dans cette étreinte tous les mots que je suis incapable de prononcer sans m'effondrer en larmes. Elle a été une collègue et amie géniale durant toutes ses années. J'ai pu lui faire confiance dans une période où je ne croyais plus en personne. Elle ne m'a jamais jugée... Je ne le remercierai jamais assez pour tout ce qu'elle m'a apporté.
— Allez... murmuré-je.
Elle acquiesce et se sépare de moi. Son reniflement noue un peu plus ma gorge.
— Prends soin de toi, Enola...
Puis elle s'éloigne vers les escaliers. Sans se retourner. C'est mieux ainsi... Je ravale mon chagrin et ouvre la porte de mon appartement. L'endroit est vide, Jo étant encore au boulot. Un adieu de moins... C'est lâche, j'avoue, surtout après tout ce qu'il a fait pour moi. Mais à l'heure actuelle, je ne ressens pas le courage de dire adieu à une personne de plus. Je pousse sur le fauteuil roulant d'un main pour avancer. Le bip du téléphone indiquant un message m'interpelle et par réflexe, je me dirige vers le meuble. Je le saisis et déclenche la messagerie.
— Enola, c'est moi... me dit la voix enrouée de Calie. En absence de tes nouvelles, je suis venue au laboratoire hier soir et Juline m'a expliqué ce qu'il s'était passé, ce qu'elle avait prévue. Elle ne savait pas quand est-ce que tu te réveillerais alors je repasserais te dire aurevoir demain midi au labo mais si pour une raison X ou Y je te loupe... J'ai appris pour Jo alors je me suis permise de préparer des sacs avec le strict nécessaire, quelques provisions alimentaires, de l'argent ainsi que du matériel de toilettes. J'ai mis les doudous de Lilou aussi, tout est sous le canapé. Je ne veux rien savoir sur ta destination, mais... écris-moi juste pour me dire que tu es bien arrivée et... ce que tu comptes faire vu ton état. Ne me laisse pas à nouveau de côté, je t'en prie...
Calie... Je déglutis en remerciant le ciel d'avoir mis cette fille incroyable sur ma route. Après toutes ses années, je ne mérite pas... Et une minute, comment ça « j'ai appris pour Jo » ? Muée d'un mauvais pressentiment, je tâtonne à la recherche des chiffres en braille et compose le numéro de son téléphone de service. Je tombe sur son répondeur au bout de trois sonneries. Ma gorge se noue. Ce n'est pas normal. Je secoue la tête. Je réessaie et cette fois, il décroche. Je soupire de soulagement.
— Oui, bonjour, ici le docteur Fricot de l'hôpital Saint André.
Mes organes tombent au fin fond de mon abdomen. L'hôpital ? Ma main qui tient Lilou se met à trembler.
— Allô ?
— Oui, pardon, je me reprends, la voix blanche. Je voulais parler à Jo...
— Il est actuellement en soins intensifs. Vous êtes de la famille ?
En soins intensifs ? Mes membres se mettent à trembler et je menace de lâcher le téléphone.
— Sa compagne... Je ne comprends pas... Que s'est-il passé ?
— On ne vous a pas contactée ? s'étonne l'infirmier d'une voie plus douce. Un homme nous a pourtant dit qu'il vous connaissait et qu'il le ferait...
— Écoutez, je ne comprends rien, qu'est-ce qui s'est passé bon sang ?
Ma voix part dans les aiguës.
— Il a été attaqué hier soir dans une maison du centre-ville. Il était méchamment blessé quand la police et les secours sont arrivés.
Maison du centre ville... Le Naufrageur... Je me tais durant un instant, le temps d'appréhender les mots. Un des chefs a frappé juste avant que je ne descende dans les souterrains. Ils ont frappé pour tuer le Naufrageur. Et Jo se trouvait sur sa route. Pourtant, ils ne l'ont pas tué. Pourquoi ? C'est incompréhensible !
— Il... va s'en sortir ? soufflé-je en craignant plus que tout la réponse.
— Son état s'est bien stabilisé... Après vu les blessures et traumatismes qu'il présentait... Dans combien de temps, pouvez-vous être là ? Il sera plus simple de parler de ça de vive voix...
Ma gorge se serre. Ai-je le temps de faire un saut à l'hôpital ? Il va bien falloir... Je ne peux pas partir en laissant Jo comme ça, c'est inconcevable !
— Je vais essayer d'être là d'ici deux heures, dis-je dans un murmure.
— Parfait, je vous attends alors.
— Juste deux questions, Docteur ! le hélé-je avant qu'il ne raccroche. Jo était un avec un homme quand il a été agressé... Est-ce que...
— Je suis désolé, Madame, mais je n'ai pas le droit de vous donner des informations si vous n'êtes pas de la famille. Encore moins par téléphone. Nous en reparlerons tout à l'heure si vous le souhaitez.
J'acquiesce, la gorge sèche, et pose ma deuxième question à laquelle je pense déjà connaître la réponse.
— L'homme qui a dit qu'il allait me contacter, vous avez son nom ?
— Non, c'était un policier...
— Brun, les yeux marrons, plutôt grand et la barbe bien taillée ? je lui décris en me remémorant la description de Juline.
— Oui, peut-être... Vous savez, je vois beaucoup de gens dans la nuit...
— D'accord, je vous remercie. À tout à l'heure, Docteur.
Je repose le téléphone et me passe la main sur le visage. Mon dieu, qu'est-ce que...
— Maman ?
Je sursaute. Lilou se redresse faiblement, la voix encore endormie. Maman... Oh mon dieu... Elle se souvient... J'en aurais pleuré de joie si mes yeux n'étaient pas secs de larmes. À place, j'enfouis mon visage dans son cou et inspire son odeur de jasmin en tremblant. Dieu merci... Elle est réveillée et elle se souvient.
— Je suis là, ma douce... Je suis là...
— Suis fatiguée...
— Je sais... Je sais, tu peux dormir, ma belle... Cela ira mieux à ton réveil.
Elle se pelote contre moi, cale son menton au creux de mon épaule et se rendors ausis vite. J'avale ma salive et ferme les yeux en comptant mentalement jusqu'à dix pour me reprendre. Je me dirige vers le canapé et en extirpe avec difficulté le dit-sac que j'accroche dans mon dos. J'effleure ma montre qui m'annonce l'heure d'une voix robotique. Midi treize... Je me sens lasse et raide comme si j'étais emprisonnée dans des épaisseurs de couvertures qui rendent tout mouvement impossible. Mais je n'ai pas le temps de me reposer. Soudain, le téléphone sonne et ne manque pas de me faire sursauter à nouveau. Jurant dans ma barbe, je repousse mon fauteuil vers l'entrée, attrape le combiné et décroche, l'angoisse au ventre. Et si...
— Enola ? s'exclame Calie, essoufflée.
Mon cœur loupe un battement.
— Oui, qu'est-ce...
— Tu es où ?
— Euh, à la maison, je...
— Dégage ! Prend tes affaires et pars loin d'ici ! Ethan t'a dénoncée ! Je venais au labo quand ils ont débarqué en force ! Il faut que tu partes maintenant avec Lilou !
Douche froide. Une citerne d'eau glacée me tombe dessus. Non, non, non ! Il n'a pas fait ça... Et si... Je me lève d'un bond, le cœur battant la chamade. Mais mon corps trop faible retombe sur le fauteuil et je manque de peu de le faire basculer.
— Enola, tu m'entends ?
Cinq minutes. C'est le temps qu'ils vont mettre pour comprendre que je ne suis pas au laboratoire. Dix minutes. C'est le temps de voiture entre le labo et ici. Quinze minutes. C'est le temps maximum que j'ai pour quitter cet endroit ! Sachant qu'ils ne rouleront jamais à la vitesse réglementaire, j'ai sûrement encore moins que cela ! Je raccroche et attrape mon sac.
Je vais me précipiter vers la porte quand je comprends à quel point c'est inutile. Je n'aurais jamais le temps de descendre sur les fesses les vingt-deux étages et de me cacher. La fuite prend fin maintenant. Je pousse mon fauteuil en direction de la chambre de Lilou. Je la pose délicatement sur le lit et rabats la couette sur son corps. Elle ne se réveille même pas. Je lui caresse doucement la joue.
— Je suis désolée... Je t'aime, Jasmine. Ne l'oublie jamais.
Puis je m'éloigne, le cœur anesthésié. Je me dirige vers la porte d'entrée que j'ouvre. Au même moment, j'entends l'entrée de l'immeuble se claquer et des bottes marteler les marches aux pas de course. Ils n'ont vraiment pas dû rouler dans le respect du code de la route. Je ferme doucement l'appartement pour préserver les oreilles de ma fille de ce qui va immanquablement suivre.
Il leur faut trois minutes pour arriver à mon étage.
— Mains en l'air ! s'écrie le premier flic.
Je m'exécute aussitôt. Je dois bien avoir sur moi de quoi en paralyser deux ou trois mais à quoi bon alourdir mon cas pour une cause veine ? Deux d'entre eux s'avancent avec prudence, leurs armes, j'imagine, pointées dans ma direction. Et si je faisais en sorte qu'ils me tirent dessus ? Là, maintenant ? Je m'épargnerais un procès et une exécution... Mais je n'ai pas le temps d'y songer davantage que l'un des hommes se jette sur moi. Je laisse échapper un cri de douleur lorsqu'il me cloue dans le fauteuil. Le dossier s'enfonce dans mon dos qui craque. Il desserre sa contention quand il comprend que je ne compte pas lutter. Son confrère me passe les menottes et la corde me brise le cou au moment même où les bracelets en métal se referment sur mes poignets.
Les deux policiers me redressent dans le fauteuil. Leur poigne est ferme. Même en pleine possession de mes moyens, je n'aurais eu aucune chance. Le silence envahit l'étage comme une gigantesque ombre, mouvant sous les respirations accélérées des flics. Comme si le monde retenait son souffle dans l'attente de ce qu'il va se passer.
— Pourquoi c'est si simple ?
Je tourne la tête vers la jeune femme qui a articulé ces quelques mots à voix basse. Si simple...
— Parce que je sais reconnaître une bataille que j'ai perdue. Et parce que je veux éviter à ma fille une scène plus traumatisante qu'elle ne l'est déjà.
J'hume l'air à la recherche d'Ethan. Il est forcément là. À moins qu'il n'est pas eu le courage de venir assister à cela. Sous les odeurs de sueurs et de métal, je ne parviens pas à capter la sienne.
— Eden ?
Silence. Puis quelqu'un s'avance vers moi. Je reconnais sa démarche légèrement plus boitillante que d'habitude. Mon cœur s'emballe. C'est la première fois que nous sommes consciemment si proches depuis que j'ai découvert la vérité.
— C'est Ethan, siffle-t-il en s'arrêtant à quelques pas.
Bien sûr... Je souffle et acquiesce avec un sourire. Un sourire pâle, sans joie, qui ne gagne même pas le reste de mon visage.
— Bravo, tu as gagné, lui annoncé-je.
J'aurais aimé rendre ma voix acide, amer, cinglante mais je ne réussis qu'à faire transparaître une fatigue et une lassitude écrasante. Je n'ai plus la force de me battre même verbalement.
— Il semblerait...
Je hoche la tête en gardant un air le plus impassible possible. Plutôt mourir que le laisser voir à quel point sa trahison me blesse.
— Lilou dort dans sa chambre. Appelle Calie ou Juline, il me semble que tu les connais plutôt bien, raillé-je. Qu'elle ne reste pas seule. Pour elle, je doute que les prochaines heures soient si simples. Ah et tant que j'y suis, merci de m'avoir prévenue pour Jo... J'ai adoré l'apprendre de la bouche d'un médecin en voulant le contacter.
Sa respiration tressaute. Il ouvre la bouche, puis la referme. Je ne baisse pas la tête. Après quelques secondes, Ethan recule et doit faire signe à ses collègues de m'embarquer car on me traîne vers la sortie de l'immeuble. Mais je sens les étaux sur mes bras plus détendus. Comme s'ils venaient de comprendre que je ne tenterai pas de m'enfuir...
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