Chapitre XXXII : Sweet Little Lies - J2
« Eden, Laurie, seriez-vous fier si vous me voyiez actuellement ? Ou ne me pardonnerez-vous jamais... Est-ce que je mérite le pardon ? »
Extrait du journal d'Enola en sevrage du dilitírio
— Plus belle est la surface, plus sombre sont les profondeurs, marmonné-je.
La porte en fer s'ouvre devant moi. Le crissement du métal contre le carrelage me fait grimacer. Je me serre de ma canne pour visualiser cet environnement que je connais par cœur. Les odeurs de rouille et de produits chimiques me donnent pour la première fois la nausée. Instinctivement, je passe la main sur mon ventre. Un sentiment d'insécurité me retourne l'estomac et me fait frémir de la tête au pied. Il est loin le temps où je trépignais d'impatience à l'idée de venir ici. Enfin loin... C'est fou comme un an peut paraître être une éternité quand les évènements se bousculent.
Je me décide alors à avancer avant que la porte ne se referme. L'endroit est comme d'habitude désert. Les Naufrageurs ne se croisent jamais. C'est une des règles de base au bon cloisonnement de la confrérie. Personne ne connait personne et ainsi personne ne peut trahir personne. Les seuls à mettre des noms sur chaque visage sont les chefs : Alfrina, Rustid et Juan. Je songe au carnet caché derrière l'évier de mon laboratoire. Le cahier de noms avec l'agenda de tous les Naufrageurs. Dire qu'Alfrina ne se doute pas une seconde que je sais où il est. Et il vaut mieux que cela reste ainsi... Sinon, je suis morte.
Lorsque je suis venue leur quémander de l'aide, folle de rage et de vengeance pour ma sœur, j'étais loin de me douter que je mettais les pieds dans de véritables sables mouvants. Le poison que l'on m'a injecté ce soir-là m'a complètement asservie à la confrérie. Alors que je faisais brillamment croire à mes parents que j'étudiais à la fac de biologie la plus proche, en réalité, on passait me chercher et je venais ici. L'accord était que je me contentais de fabriquer les poisons sans effectuer de mission à part entière. Mais je ne me leurre pas, en travaillant sur les armes, je me rends responsable de bien plus de meurtres que chaque Naufrageurs.
Décrire les expériences dans mon journal est le seul moyen que j'ai trouvé pour avoir un coup d'avance. Je bénis encore mon initiative de m'injecter du mauriajo, le jour où je suis venu les trouver. Seule cette injection m'a permis de conserver un tant soit peu de libre arbitre. Mais j'aurais dû partir dès que j'ai senti la nécessité d'avoir une carte dans ma manche. Mais il est trop tard.
— Enola ? m'interpelle Alfrina qui semblait m'attendre devant la porte du laboratoire. Tu voulais nous parler, il me semble.
J'acquiesce, la gorge nouée, et les invite à entrer. Je me déplace lentement vers la payasse alors qu'ils s'alignent tous les trois devant la porte fermée. Je déglutis difficilement. Je suis seule, aveugle, face à trois assassins aguerris qui me bloquent toute retraite. S'ils décident que je ne regagnerais jamais la surface, rien ne pourra les empêcher. Et personne ne me retrouvera. Ce n'est pas comme si quelqu'un t'attendait encore. Je pose ma main sur mon ventre. Non mais maintenant quelqu'un compte sur moi...
— Que voulais-tu nous dire ? me questionne la femme.
J'ouvre la bouche, prête à débiter le discours que j'ai répété des centaines de fois. Mais à présent que je suis face à eux trois, les mots restent coincés dans ma gorge.
— Je... Je voudrais partir...
Bravo, Enola... Quelle diplomatie... Je me raidis, prête à fuir au moindre mouvement vindicatif. Même si je n'irais pas bien loin. Les poisons sont dans ton dos. Tu pourrais t'enfuir si tu les élimines. J'aurais dû les tuer ce soir là...
— Pourquoi ? Tu as renoncé à faire payer le meurtrier de ta sœur ? Celui qui l'a percutée en voiture avant de balancer son corps par-dessus un pont.
Comme s'il y avait un meurtrier... Mon cœur se serre et je refoule avec peine les larmes me montant aux yeux. J'ai assez pleuré comme cela ses dernières semaines. Je ne dois pas craquer alors que je prends pour la première fois depuis longtemps une bonne décision. Je ne peux pas continuer ainsi. Pas avec un enfant à naître... Eden est parti, ma famille me déteste, je vais devoir me débrouiller seule. J'ai déjà repris contact avec certains dealers avec qui je travaillais avant et ils seraient ravis que je reprenne du service. Je pourrais également ouvrir une petite boutique d'aromathérapie pour blanchir l'argent.
— Ma sœur n'a pas été tuée par un homme et je pense que vous le savez très bien, répliqué-je d'une voix rauque. La seule responsable de son... décès est devant vos yeux.
Aucune réaction. Pourtant, je suis sûre qu'ils le savaient. Ils ont forcément accès aux dossiers des flics et la cause de la mort de Laurie y est indiquée noir sur blanc. Suicide. Parce qu'elle avait une sœur imbue d'elle-même qui l'a littéralement poignardée avec des mots. Parce qu'elle était sensible que je l'ai poussée à bout... Ma respiration s'emballe lorsque j'entends à nouveau les mots emplis d'incompréhension de la flic que j'ai été harceler. Quelle idée j'ai eu d'aller péter un câble au commissariat, exigeant qu'ils se bougent pour retrouver le meurtrier de ma sœur... Alfrina me répétait d'être patiente quand je lui demandais s'ils avançaient sur l'affaire, les flics ne répondaient plus à mes appels. À défaut de pouvoir secouer les premiers, j'ai été bousculer les autres. Je n'ai toujours pas osé confronter mes parents. Mais je comprends mieux les paroles assassines de ma mère à mon égard. Je suis sûre que me mentir était l'idée de mon père. Il a dû vouloir me protéger...
— Je n'ai donc plus aucune raison de rester... poursuivis-je d'un ton que j'essaie égal.
— Parce que tu crois... crache Rustid en s'avançant.
Il est interrompu et stoppé par j'imagine Alfrina qui fait un pas devant. Je me crispe et ma main dans mon dos vient trouver la poignée d'un tiroir. Si elle avance encore, je dégaine.
— Tu es sûre de toi ? me demande-t-elle, posément.
J'acquiesce de la tête, le coeur battant.
— Bien...
Rustid se retourne brusquement vers elle.
— Quoi ? Mais...
— Tu comprendras cependant que j'y mette quelques conditions, le coupe à nouveau la cheffe d'une voix forte.
Je pince les lèvres. Évidemment...
— Premièrement, je veux que nous constitue assez de poisons pour tenir une dizaine d'années en gardant le même effectif de missions.
Faisable. Facile même.
— Et je veux que tu nous fasse une dernière mission.
Mes muscles se tendent. Le voilà, le piège.
— Une dernière mission ? Quelle genre de dernière mission ?
— C'est à prendre ou à laisser, Enola.
Une mission... Avec eux, cela peut aller de la livraison de poisons la plus simple au plus effroyable des meurtres... Mais c'est une mission pour la liberté. Après, je n'entendrais plus jamais parler d'eux. Non, Enola... N'accepte pas, je t'en prie. C'est pourquoi, je souffle un :
— C'est d'accord.
J'étais si loin de me douter du double tranchant du dilitírio. Je n'ai jamais tué personne. Je n'ai fait que participer à la composition des poisons. Jamais je n'aurais imaginé devoir contenir de telles pulsions de violence. Jamais je n'aurais pensé que le dilitírio se retournerait contre moi des années après pour épuiser mon corps de culpabilité... Je pensais ne jamais avoir effectué cette dernière mission. Je ne peux pas avoir fait quelque chose dont je ne garde aucun souvenir... J'ai longtemps réfléchi, j'ai été en alerte. Je croisais les informations pour être sûre de savoir ce que je faisais de mes soirées. Toujours en présence de quelqu'un qui avait pour mission de ne pas me lâcher. Je n'ai eu qu'un seul trou noir. Le jour de mon agression... Je ne me souviens de rien, pas même de la soirée qui a précédé. Les médecins m'assurent que c'est normal en cas de fort traumatisme... Mais...
Je saute de la voiture sans un mot. Mes sens sont décuplés. J'entends les rares oiseaux qui piaillent, leurs battements d'ailes dans les branches. J'entends les animaux qui grouillent dans les feuilles mortes, en décomposition sur le sol. J'entends la respiration des arbres menée par le vent. J'entends leurs grincements, la mélodie que la rivière entonne. Je sens l'odeur humide de l'hiver. Je sens la puanteur des marécages, de la charogne à mes pieds. La morsure du froid de décembre attaque mes bras à travers l'armure de ma cape.
La voiture redémarre et moi je marche vers l'est, le long de la route. Ma cible doit passer par ici dans moins d'un quart d'heure s'il a respecté les limites de vitesse. Je sors de ma besace plusieurs sacs d'herbes que je dispose dans la largeur de la route. Au loin le bruit d'un moteur me convainc de me dépêcher.
Je m'écarte rapidement, attrape une branche et me réfugie en hauteur, attendant patiemment mon heure. Je chasse les feuilles m'attaquant le visage sur mes brûlures encore sensibles. Le véhicule s'approche à vive allure. Je détourne la tête par réflexe au moment où il va rouler sur mon piège et me bouche les oreilles. Je perçois la déflagration provoquée par le poids de la voiture sur mon sachet d'herbe comme un écho. J'ôte mes mains de mes oreilles avec précaution.
Une portière claque. La fumée émise par mon petit tour me gratte la gorge et je me retiens de tousser.
— Fait chier ! marmonne un homme. C'est quoi ça encore ?
C'est le moment que j'attendais. Je descend lentement de mon perchoir, atterrissant sans un bruit sur le tapis de feuilles mortes. Je m'approche à pas feutrés alors que la cible maudit un mauvais coup de sa femme en s'agitant autour de sa voiture sans comprendre quel diable va lui tomber dessus.
Je sous-pèse la fiole contenant le suitra fatal. Aussi volatile que la cendre, le gaz provoque une noyade de l'intérieur. Son seul inconvénient est qu'il faut s'approcher d'extrêmement près pour être certain que la future victime l'ingère. Je m'avance sur la pointe des pieds jusqu'à devenir une ombre vengeresse.
Je suis à présent si proche que j'entends ses marmonnements et insultes envers sa femme alors qu'il examine sa roue. M'estimant suffisamment près, je pose ma main sur son épaule et l'oblige à se retourner. Mais alors que je vais lui lancer le poison au visage, mon instinct m'envoie sur le côté. Ma hanche est lacérée par une lame vicieuse.
Je recule d'une pirouette avant de revenir à la charge. Je tente de l'atteindre à nouveau pour l'immobiliser mais la cible se mouve comme une anguille. Je ne peux pas envoyer le poison au hasard, au risque qu'il se retourne contre moi. L'homme tente à nouveau de me transpercer, je l'évite à nouveau de justesse, mais mon pied se pose dans une flaque de boue et je dérape. Le bruit de l'eau, des feuilles que je remue me désoriente alors que je gesticule pour me sortir de la gadoue marécageuse dans laquelle je suis tombée. L'eau sale pique mes brûlures. Je me débats contre l'adversité. Il faut que j'accomplisse ma mission. Il faut que je le tue.
Je me retourne pour sortir à quatre pattes de la mélasse faite de feuilles et de terre. Une main s'abat sur mon dos et me cloue au sol. Je crache la boue entrée dans ma bouche. L'odeur des marécage me déstabilise. Il faut que je parvienne à lui faire inhaler le poison. Il faut que son co... Douleur. Vive. Insoutenable dans le bas du dos. Je hurle. Et me retourne d'un coup vif, dégageant mon agresseur. La lame se plante plus profondément dans ma chaire lorsque je me retrouve sur le dos. L'homme glisse dans la flaque en voulant s'échapper. C'est l'occasion. Le sachet toujours présent dans ma main gauche, de la droite, je saisis la gorge de celui qui aurait dû être ma victime. Je retiens ma respiration et brise la fiole entre nos deux visages. L'homme tousse, réussit à se dégager alors que je ne peux me relever. Je dois... Il n'est pas mort, il n'est pas mort... Ma mission n'est pas accomplie. Mais mes jambes ne répondent plus. La douleur irradie dans dans tout mon corps. Je tente de me sortir en rampant de la flaque d'eau vers l'homme. Je ne dois pas le perdre... Je dois jeter... son corps... dans la rivière... Mes bras tremblent. Mes jambes sont inertes. L'homme gémit, crache ses poumons, vomit. Il est en train de se noyer de l'intérieur. Je vais... Ma tête tourne, les ténèbres dansent. Je ne peux plus... Noir.
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