Chapitre XIV : Gasoline - Halsey
« Les hallucinations sont la conséquence directe de la réanimation de nos émotions. Je n'aurais jamais dû faire ça, soufflent les remords. Ce n'était pas vraiment volontaire, console le cœur. Mais c'est trop tard, assène la culpabilité. »
Extrait du journal d'Enola sous dilitírio
Je monte avec difficulté les marches de mon immeuble. Ma main appuie sur la croûte de la blessure par lame qui vient de m'être infligée. Souffle, Enola. Un pied après l'autre. Gauche, droite, gauche, droite. Le médecin Bourrin a eu la gentillesse de me raccompagner en voiture chez moi. Je parviens à mon palier avec difficulté. J'ai l'estomac dans la gorge, le cœur dans les pieds et les poumons dans une petite boite étroite.
Ma main s'abat sur la poignée de la porte et celle-ci s'ouvre à la volée. Je me rattrape comme je peux en poussant un cri de surprise. Mes ténèbres dansent, tournent. Les antidouleurs puissants que m'a administrés le docteur ne font plus effet et j'ai épuisé mon stock personnel. Je vais...
— Maman ! s'exclame une voix aiguë.
Je relève avec difficulté la tête. Lilou... Je me force à me redresser pour ne rien laisser paraître. Ses pas courent vers moi, faisant couiner ses petites baskets. Elle a dans les mains quelque chose qui sent la poussière et le grenier. Ma fille entoure ses bras autour de ma taille.
— C'était trop bien chez Papi et Mamie ! Mamie a ressorti plein de jouets de quand vous étiez petites avec Tata Laurie !
Elle a quoi ? Mon cœur s'emballe dans ma poitrine. Dites-moi que je rêve... Comment cette journée peut-elle encore empirer ? Je déglutis difficilement en tentant de ne pas me crisper afin que Lilou ne perçoive pas mon trouble. Je lève la tête vers mon père qui est arrivé dans l'entrée et qui se gratte la nuque, visiblement mal à l'aise.
— Désolé, souffle-t-il d'une voix faible pour que Lilou ne l'entende pas.
Mes mains rencontrent alors le tissu dru de la peluche que ma fille a serrée entre nous. Elle n'aurait quand même pas... Non, maman n'aurait pas fait ça... Je tâtonne pour me donner une idée plus exacte du doudou et infirmer ma théorie. Mes doigts arrivent alors à une extrémité qui semble déchirée... Je la lâche et m'écarte comme si je venais de me brûler. Non, non... Ma mère a donné à ma fille la peluche Paresseux de ma sœur. Ma gorge se noue. J'ignore ce qui fait le plus mal : ma blessure lancinante, le couteau qui vient de remuer dans la plaie du passé ou le sel que ma mère a jeté sans vergogne dessus.
Je tremble. Je tremble de tout mon être, de toute ma douleur, de tout mon chagrin. Des images se bousculent dans mon esprit. Le visage en larmes de Laurie. Mes mots avant qu'elle ne quitte la maison sans jamais se retourner. Son corps en sang, déformé par la chute du haut de ce pont. Je veux les bannir, fermer la porte de ma mémoire, mais je n'y arrive pas. Je bouscule Lilou, mon père et me précipite vers le cagibi. Mes pieds se prennent dans un obstacle et mes genoux s'éclatent sur le sol. Je crie lorsque la douleur se répercute comme un écho effroyable.
— Enola ? murmure ma sœur.
— Maman ? s'inquiète une petite voix.
Je tente de m'y raccrocher, de m'imaginer son visage. Je tente de m'en servir pour ne pas me noyer. Mais je suis déjà trop profondément enfoncée. Je ne peux plus remonter à la surface...
— Lilou, va jouer dehors... lui ordonné-je d'un ton qui réussit l'exploit d'être à la fois sec et tremblant.
Je tente un sourire mais il doit être encore plus pâle que ma peau blanche. Je me mords la langue jusqu'au sang pour m'empêcher d'hurler devant elle. J'entends mon père l'emmener avec lui. J'attends de ne plus entendre leurs pas résonner dans la cage d'escaliers pour exploser.
— Enola, calme-toi, me rassure Laurie. Je suis là...
Ses bras m'enserrent par derrière. Je me débats, lui donnant des coups de pieds, coup de poings qui la repoussent dans des gémissements de douleurs. Je me retourne et brusquement le voile de mes ténèbres se lève. Je la vois, allongée sur le sol. Son visage est tuméfié, bleu de froid à cause de son séjour dans la rivière. Le sang coule de ses multiples plaies, les os saillent à travers sa peau à cause des nombreuses fractures. Elle n'a pas souffert selon les médecins. Comment a-t-elle pu ne pas souffrir ? C'est de ma faute, tout est de ma faute... Je fixe son regard bleu lagon vide de toute émotion, immobile à jamais. Ce regard qui me hantera tout ma vie.
Je hurle, hurle, hurle à m'en déchirer les cordes vocales. Mon cœur bat la chamade, j'ai froid, j'ai chaud. Ma respiration s'emballe, je n'arrive plus à respirer. Je vomis à nouveau, vomis encore m'attendant à ce que mon cœur brisé gise sur le sol. L'orage qui grondait en moi depuis des jours explose. Le tonnerre des sanglots gronde, un rideau de larme tombe, la foudre s'abat sur mon cœur en miette. L'obscurité revient.
Laurie vient s'asseoir à côté de moi, passe un bras autour de mes épaules et m'attire à elle. Une odeur de talc m'envahit les sens. Ma pluie tombe sur son manteau imperméable. Je me débats. Mon tonnerre le frappe à son tour et des sanglots discrets le secouent.
— Je suis là... me berce-t-elle. Ce n'est pas de ta faute.
— Si, si, ça l'est... Je suis tellement désolée, Laurie... murmuré-je.
Des images de corps disloqués, de gorges tranchées, d'entrailles éparpillées me harcèlent. Je me dégage brusquement et rampe vers le cagibi. Mes membres tremblent. Je lutte contre l'envie de me gratter la poitrine jusqu'à attraper ce cœur qui me fait tant souffrir. Je hurle à nouveau. Je m'effondre contre le mur de ma pièce.
— Les chaînes, croassé-je à l'intention de la personne.
Je plaque mes poignets tremblants dans les emplacements. Un corps noyé. Un corps brûlé. Des expressions de souffrance, de terreurs... Je secoue la tête vivement à m'en faire gémir les cervicales. Soudain des mains viennent s'appuyer contre les miennes. Un souffle chaud. Instinctivement, je rouvre les yeux et le visage plein de haine et de déception de ma sœur se dresse devant moi.
— Tu les as tués... Tu les as tous tués...
Je secoue la tête en refermant les yeux. Je n'ai jamais autant souhaité retrouver mes ténèbres.
— Tu l'as fait pour moi... Pour moi... Alors que tout était de ta faute...
Je ne veux plus entendre les sanglots dans la voix de Laurie.
— Tout ce sang... Alors que tu avais juste à ouvrir les yeux... Comment as-tu pu oser faire ça en mon nom ? Comment... Tu n'avais pas le droit, Enola. Pas le droit de parler pour moi.
Son ton dur me poignarde aussi sûrement qu'un couteau dans le coeur. Elle a raison... Tellement raison...
— Si tu m'avais écouté, on n'en serait pas là... Lilou n'en serait pas ! Notre fille que je ne connais même pas.
Eden. Non... Non... Je refuse d'ouvrir les yeux, de confronter à nouveau son regard accusateur et déçu.
— Je t'aimais... Je t'aimais tellement et tu m'a rejeté. Tout ça pour quoi ?
L'amertume dans sa voix...
— Non, non, non ! Dégagez de ma tête ! hurlé-je.
Leurs rires, leurs pleurs... L'étau froid se referme sur mes poignets. La sensation d'un poignard s'enfonçant dans mon dos. J'imagine le corps du Naufrageur dans la ruelle. Une balle dans la tête, dans le cœur. Une mer de sang autour de lui, tâchant le sable. Un père de famille peut-être. Des enfants dont le papa ne rentrera jamais. Qui ne retrouveront jamais son corps. Qui passeront leur vie à se demander ce qui a pu se passer. Peut-être même imagineront-ils qu'il les a abandonnés. Je l'ai tué, j'ai brisé la vie de cette famille... Si je n'avais pas accepté le deal d'Ethan... Je crie en me débattant. Sors de ma tête !
— Tu détruis tout ce que tu touches ! me souffle ma sœur.
Le visage en larmes de Laurie lorsque je l'ai repoussée, la voix brisée d'Eden lorsque je lui ai tourné le dos, les pleurs de Lilou, les insomnies de ma mère, la dépression de mon père. Je suis responsable de tout ça !
— De tout... confirme mes démons en chœur.
Je vomis à nouveau. La bile coule sur mon menton. Une épée cisaille ma tête, une dague s'enfonce dans mon cœur. Je hurle encore et encore. Je tire sur mes chaînes, n'ayant qu'une envie : celle de tout quitter, que tout s'arrête enfin. Un corps se jette contre le mien. L'odeur de l'eau stagnante et croupie me dégoûte. Je me débats contre cet ennemi invisible qui me plante un couteau dans le dos. Je mords les lèvres, le goût métallique envahit ma bouche. Dégagez de ma tête... Ce n'est pas vrai... Vous n'êtes que des chimères de mon imagination... Je tape ma tête contre le mur de plus en plus fort.
— Arrête, Enola ! me supplie une voix pleine de sanglots.
Je prends mon élan et claque un grand coup contre le mur pour chasser ses images de ce que j'ai pu faire. Un vive douleur me déchire le crâne et plus rien.
***
Je range la vaisselle dans les placards en claquant les diverses portes avec humeur. L'énervement suite à la discussion que je viens d'avoir avec mes parents dicte mes gestes agacés. Selon eux, je ne passais plus assez de temps sur mon piano depuis que je retournais régulièrement au lycée. Je sais qu'ils placent de grands espoirs dans cette épreuve qui approche à grand pas. Ils savent à quel point j'ai sacrifié pour parvenir où j'en suis et cela les angoisse de me voir me relâcher si près du but. Ils ont beau s'en sortir dans la vie, leur rêve, comme celui de tout parent j'imagine, est que nous soyons capables de nous débrouiller financièrement, que les fins de mois ne soient pas aussi redoutées pour nous qu'elles le sont pour eux. Tous les deux dans la restauration, ils ne comptent pas les heures pour un salaire loin d'être à la hauteur de leur investissement. Je me suis engagée dans une voie risquée en délaissant le lycée pour le piano. Je sais pertinemment que si je rate les examens, je n'ai rien pour me rattraper derrière.
Mais ils doivent comprendre que j'ai besoin de m'aérer l'esprit, de voir autre chose que ces quatre murs et que ces touches noires et blanches qui me hantent. J'ai les nerfs en pelote, chaque parole de ma sœur ou de mes parents m'agace. Je me retiens de feuler à chaque remarque. Eden pense que c'est parce que j'ai associé leurs visages à l'enfer de mes révisions. Et je suppose qu'il a raison car depuis que je retourne au lycée, je me sens plus tranquille, plus apaisée. Je me demande comment les gens ont fait lors de la pandémie de 2020 pour rester enfermés avec leur famille pendant six mois sans s'entre-tuer.
Par contre, je vois bien que mon retour au bahut n'a en rien apaisé ma relation avec Laurie. Elle m'accuse sans cesse d'être absente, mais les rares fois où l'on se croise, elle ne peut s'empêcher de venir me chercher des poux. Je n'ai d'ailleurs toujours pas digéré le fait qu'elle ait détruit mes lettres et celles d'Eden.
Tu passes plus de temps à lui écrire qu'à nous parler ! m'avait-elle crié dessus lorsque je lui avait hurlé mes accusations au visage. Entre lui et ton piano, personne ne t'intéresse !
Peut-être parce que lui ne passe pas son temps à m'emmerder comme une gamine de cinq ans ! avais-je craché, mauvaise. Qui a dessiné sur toutes mes partitions, rappelle-moi ? Qui a collé de l'herbe à gratter dans mon lit et sur mon piano ? Tout ça pourquoi ? Parce que je n'étais pas venu à ton spectacle ! Grandis, Laurie, bordel !
Je te déteste, Enola ! m'avait-elle jeté à la figure, les yeux pleins de larmes de colère. Tu es la pire sœur que le monde ait portée !
Je claque avec force la porte du frigo ce qui provoque un concert de tintements des bouteilles au-dessus. Un mois depuis cette confrontation que la guerre froide est déclarée entre nous. Le mur de notre chambre fait office de mur de Berlin et nos yeux sont les mitraillettes menaçantes qui n'attendent qu'un geste ou un mot de l'ennemi pour faire feu. Un véritable rideau de fer est tombé entre nous et même nos parents qui tentent de percer l'abcès s'écrasent à sa rigidité et à sa froideur.
Tout le monde est parti dans sa chambre après un dîner catastrophique et n'ayant pas envie d'être celle abandonnant ses positions, je me suis retrouvée à ranger toute la cuisine seule dans le silence de la maison.
Je passe un coup d'éponge sur la table en bougonnant ma colère quand un coup bref retentit contre la porte. Je fronce les sourcils. Nous n'attendons personne et peu de gens civilisés frappent à cette heure-ci chez les gens. J'hésite un instant à aller chercher mes parents. Non, Enola, si ça se trouve, c'est juste la vieille folle du dessous qui ne retrouve plus sa porte, tu devrais pouvoir gérer.
Je me dirige à pas feutrés vers l'entrée. Il y a bien longtemps que nous n'avons pas entendu parler de cambriolages dans le quartier ce qui me rassure en partie. Les voleurs ciblent en général nos rues car ils savent très bien que nous ne sommes pas assez riches pour disposer des protections des hauts placés mais assez « aisés» pour posséder des choses intéressantes. Cela dit, je n'ai jamais entendu parler de délinquants toquant chez leurs victimes avant de les léser... Ma bouche est sèche. Un peu de courage, Enola. Je prends une grande inspiration et jette un œil dans l'œillet. Le visage d'Eden apparaît. Je soupire, infiniment soulagée et n'hésite pas avant de déverrouiller la porte.
— Eden, qu'est-ce que tu fais ici ? l'interrogé-je avant de m'interrompre devant son visage fermé et ses traits tendus.
Je plisse les yeux pour discerner son regard dans l'obscurité de la rue dénuée d'éclairages. Des cernes marquent son visage, stigmates de son inquiétude.
— Je peux entrer ? demande-t-il d'une voix tremblante.
Je m'efface pour lui laisser l'espace de passer et referme derrière lui. Il attrape aussitôt un mouchoir sur le meuble d'entrée et se mouche plus ou moins discrètement. À la lumière de la cuisine, le caramel de ses yeux m'apparaît délavé par la tristesse et ses joues portent encore les traces du chemin qu'ont parcouru les larmes. Je pince les lèvres, soudain plus inquiète que je ne l'étais avant de savoir que c'était lui. Que lui est-il arrivé ? Je lui montre la cuisine sans un mot.
— Thé à la menthe ou café dégueulasse ?
— Café dégueulasse, me répond-t-il doucement en s'installant à la table.
Il masse ses tempes alors que je prépare sans un mot sa boisson. L'odeur âcre ne lui fait pas froncer les narines lorsque je lui pose devant. Il en boit une gorgée et ne grimace même pas au goût affreux. Mon cœur se serre. Cela peut paraître ridicule, mais il doit vraiment être mal en point pour que même ce café lui paraisse meilleur en travers de la gorge que les événements qu'il vient de vivre. Je m'assois face à lui, en soutien silencieux et attends qu'il mette des mots sur ses tourments.
— J'ai annoncé à mes parents que je finissais ma demande d'émancipation, lâche-t-il en fermant les yeux comme pour se protéger des conséquences de la bombe qu'il vient de lâcher.
Je me mords la lèvre mais ne réussis pas à dissimuler mon choc. Je savais que ses relations avec sa famille était loin d'être facile, que les disputes de ses parents lui pesaient depuis bien longtemps. Cela se voit dans son besoin de reconnaissance, de confiance et d'amitié. J'ai eu le loisir de l'observer auprès de ses amis et il a une manière de les regarder bien particulière. Il a cette volonté touchante de protéger dans les yeux. Il est toujours fébrile et les conflits l'angoissent même quand il n'y est pas mêlé. Cependant, je n'aurais pas imaginé qu'il prenne une décision aussi radicale. Se débrouiller seul alors qu'on est toujours étudiant est très difficile pour ne pas dire impossible. Il a beau venir de quartiers plus aisés que moi, si ses parents lui coupent les vivres... Pas de revenu, pas de logement, pas de nourriture, pas d'électricité... Autant se tirer une balle dans le pied tout de suite. Je le dispense néanmoins de jugement. Je ne pense pas qu'il soit venu jusqu'à chez moi pour que je critique un choix qu'il a sans doute mûrement réfléchi.
— Et comment ont-ils réagi ? m'enquis-je prudemment.
Ses lèvres tremblent. Il ferme les yeux en serrant la tasse fumante dans ses mains à s'en faire blanchir les phalanges. Mal visiblement.
— Ils se sont disputés... Comme d'habitude. Ils se sont balancés encore un tas d'insanités à la gueule, renvoyant à l'autre la culpabilité de ma décision. Comme d'habitude. J'étais redevenu invisible à leurs yeux. Comme d'habitude, avoue-t-il en essuyant les larmes rageuses coulant sur ses joues. J'étais là au milieu... En temps normal, j'aurais tenté de leur faire entendre raison. Mais pas ce soir. Ce soir, je suis resté silencieux au milieu de leur tempête. J'ai reçu chaque mot destiné à blesser l'autre sans rien dire puis je suis parti lorsque mon cœur a été trop plein de leur haine.
Mon cœur se serre devant la douleur qui voile son visage. J'avance ma main et la pose sur la sienne. Sa peau est chaude, moite d'angoisse. Il tremble encore sous le choc des vagues de haine qu'il a essuyé sans broncher.
— Je n'ai plus l'énergie de me battre à leur place... Je me suis toujours demandé pourquoi ils ne se quittaient pas s'ils pouvaient à ce point ne pas voir... J'ai toujours pensé que c'était pour leur image... Mais il y a un mois, j'ai surpris ma tante poser la question à ma mère. Et elle a répondu que si je n'étais pas là, il y a bien longtemps qu'elle se serait barrée...
J'écarquille les yeux. Comment peut-on... Ses yeux humides se lèvent vers moi. Sa détresse me fend le cœur. Je serre sa main pour lui témoigner le soutien que je ne peux exprimer avec les mots. J'aimerais trouver les paroles pour panser la plaie béante de son âme, mais je sais très bien que je ne trouverais jamais de mots justes. Les mots ne sont pas comme un piano que tu peux accorder uniformément pour tout le monde. Un même mot ne sonne pas toujours juste. Et chaque tristesse a sa mélodie-pansement. Je ne veux pas risquer des notes blessantes alors je lui exprime mon soutien autrement.
— Maintenant, c'est fini, conclut-il, amer. Je ne serais plus la chaîne qui les maintient l'un contre l'autre au détriment de leur volonté. Je ne serais plus un prétexte à dispute. Je ne serais plus leur enfer...
Je déglutis difficilement. Que dire ? Que faire ? Je me sens si démunie face à ce tsunami de détresse... Je veux lui demander s'il a trouvé où il allait vivre mais je me retiens, jugeant le moment peu approprié pour l'interroger sur ce genre de chose.
— Tu n'étais pas leur enfer, Eden... me contenté-je de répondre. Ils le construisaient seuls. S'ils sont trop aveugles pour ne pas voir à quel point la situation est toxique pour tout le monde, c'est eux le problème. Pas toi.
Aucun enfant même à dix-sept ans ne devrait être obligé de chercher des solutions pour ses parents. Aucun enfant ne devrait fuir le foyer familial avant d'avoir appris à voler de ses propres ailes. Eden hausse les épaules et finit sa tasse de café qui à défaut d'avoir bon goût, réchauffe son corps. Je comprends à son regard dans le vide que je ne dois pas plus insister ce soir. Il est encore trop sous le choc pour entendre quoi que ce soit.
— Tu veux rester dormir ici ce soir ? lui proposé-je, doucement.
Il hésite un instant.
— Tu es sûre que ça ne dérangera pas tes parents ?
Ce qu'ils ne savent pas ne peut pas les déranger... Et au pire, quand ils l'apprendront, ça sera trop tard. D'autant plus que si on part tôt demain, ils ne seront pas levés.
— Ne t'inquiète pas, lui assuré-je.
Je lave rapidement la tasse et lui indique les escaliers.
— Par contre, pas de bruits, mes parents et ma sœur dorment...
Nous grimpons les marches le plus discrètement possible – ce qui se traduit malheureusement par un concert de grincement. Je grimace, mais aucune porte ne s'ouvre sur aucun membre de la famille endormie. Rassurée, je referme la porte du salon qui gémit sa complainte également.
— Tu as un oreiller là, je vais te donner une couette, lui dis-je en fouillant la commode.
Je déniche plusieurs plaids que je lui conseille de superposer pour avoir chaud. Il retire ses chaussures, son sweat et s'allonge sur le canapé. Son visage semble plus détendu. Il me fixe de son regard caramel qui a recouvré un tant soit peu de sa chaleur habituelle.
— Merci, Enola...
Je lui adresse un sourire, comprenant que son merci n'englobe pas seulement les plaids ou le café trop amer.
— C'est normal.
— Pas chez moi.
Je retiens un nouveau sourire plus triste que le précédent. À sa place, la dernière chose que je voudrais, c'est de la pitié. J'hésite à le laisser seul avec ses souvenirs. Un combat contre eux est rarement une bataille dont on ressort vainqueur. Il doit percevoir mon hésitation inquiète car il me sourit gentiment.
— Le combat contre la culpabilité est un combat qui se mène seul. Ne t'inquiète pas, Enola, ça va aller.
— Bonne nuit, lui souhaité-je malgré tout.
— À toi aussi...
Je referme la porte derrière moi, m'en voulant de l'abandonner à une nuit qui s'annonce tout sauf paisible. Mais je sais que c'est mieux ainsi. Il a raison, se dérober de ses démons est le meilleur moyen pour qu'ils nous suivent toute notre vie.
— C'est qui ?
Je sursaute, portant la main sur mon cœur. Laurie, toute échevelée mais l'air parfaitement réveillée me fixe, la tête passée dans entrebâillement de sa porte de chambre. Je grimace légèrement. Quel est le pourcentage de chance pour que je réussisse à lui faire croire qu'elle rêve ?
— Je t'ai entendu parler avec quelqu'un, c'était qui ? insiste-t-elle.
Si je lui dis, je lui offre une occasion en or de me dénoncer aux parents. Et vu l'état de notre relation actuellement, je ne doute pas qu'elle la saisira sans débattre. Les mots se précipitent hors de ma bouche sans que je les réfléchisse.
— Personne, mentis-je. Je récitais juste mes poèmes à voix haute.
Bravo, Enola... Je me fustige intérieurement. Je suis vraiment la pire menteuse que la terre ait connue. Non seulement on voit tout de suite sur mon visage que j'affabule mais en plus je suis incapable d'inventer un propos crédible. Ma sœur esquisse une moue plus que dubitative. Étonnant, Enola, étonnant...
— Donc tu as volontairement imité une voix masculine et marché à quatre pattes dans les escaliers ?
Je me mords la langue pour ne pas soupirer. Évidemment... Comme si cela ne suffisait pas de ne pas savoir mentir, il fallait que j'aie hérité d'un sœur qui écoute aux portes.
— Qu'est-ce que tu veux pour ton silence ? capitulé-je en chuchotant pour ne pas réveiller mes parents.
Le visage de ma diablesse de sœur s'illumine. Je serre les dents pour retenir une réplique cinglante. Je ne suis pas vraiment en position de sortir l'artillerie. Il faut savoir admettre sa défaite pour s'en sortir vivant et pouvoir repartir au combat.
— Je veux savoir qui c'est déjà.
— Un ami du lycée, je réponds sans trop m'étaler.
Ses yeux brillent d'une lueur qui ne me disent rien qui vaille. Surtout devant le masculin employé...
— Il a besoin d'un toit pour cette nuit, ne va pas t'imaginer quoi que ce soit d'autre, la réfréné-je dans ses pensées d'adolescente de treize ans avant d'ajouter. Sinon, je peux t'assurer qu'il ne dormirait pas sur le canapé...
Elle semble mi-satisfaite, mi-déçue de ma réponse. Je bénis le ciel que ça soit la vérité car je doute qu'elle aurait su tenir sa langue dans le cas échéant. Ou alors son prix aurait été exorbitant. Je croise les bras sur ma poitrine et soutiens son regard, la défiant de m'accuser de mentir.
— Bon, on ne va pas passer la nuit dans ce couloir, la pressé-je, le regard noir. Qu'est-ce que tu veux ?
Elle semble réfléchir un instant.
— Je veux que tu viennes me voir à mon spectacle dans deux mois à l'amphithéâtre.
— Vendu, concédé-je, les mâchoires serrées.
Son grand sourire porte le coup de grâce à ma fierté.
— Bonne nuit, Enola, me souhaite-t-elle, gaiement, en refermant sa porte.
C'est ça... Je me dirige vers ma chambre en me frottant les yeux. Quelque chose me dit que je n'ai pas fini de payer pour son silence de ce soir... Mais cela en vaut la peine. Eden en vaut la peine.
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