« Je crois que nous approchons d'une version optimale du dilitírio. Les Naufrageurs suivent n'importe quel ordre qu'on leur donne. Un a été jusqu'à se trancher lui-même la gorge car Rustid lui a demandé.»

Extrait du journal d'expérimentation d'Enola sous dilitírio

Juline m'a dit qu'elle allait me faire un débrief sur le dossier du père d'Ethan et Jo m'a indiqué au moment de manger qu'elle m'avait appelée. Je dois m'occuper l'esprit, alors autant le faire intelligemment.

Ok, faisons le point sur la situation. J'ai inventé six poisons capables de simuler une mort par noyade. Ils ont tous le même effet : forcer les structures proches des poumons à relarguer leur eau dans ceux-ci. La victime se noie littéralement de l'intérieur en moins de dix minutes. Seulement, on est loin de ressembler à une noyade de manière assez réaliste pour berner un médecin légiste quelque peu attentif. Retrouver un noyé sur le sol d'une gare est quand même rarement naturel. Par contre, si le corps est immergé dans l'eau suffisamment longtemps... La putréfaction, le séjour en milieu aqueux, les divers obstacles qui lacère la peau du macchabée, tout ça rend le meurtre nettement plus difficile à repérer.

Le mieux pour identifier le poison utilisé est sans conteste le rapport toxicologique. Même si les traces sont infimes, je sais exactement quel poison vient modifier quel paramètre du bilan sanguin et de l'autopsie. Il est primordial que je sache lequel est-ce car leur principale différence est leur action sur le mécanisme de putréfaction. Certains l'accélèrent, d'autres le ralentissent. Si je veux dater avec précision la mort, il me faut le nom exact. Je lance donc le long message de Juline, toute mon attention centrée sur sa voix, un papier et un crayon en main.

— Hello, Enola ! Comme promis, je te fais un débrief de ton dossier. Ça m'a pris des heures à lire, donc j'espère que tu n'oublieras pas notre marché et me laisseras manipuler les acides que tu gardes dans ta réserve.

Je renifle, amusée. Bien essayé, mais tu peux courir ma vieille.

— Donc, la victime est Pierre Thierness, 49 ans, époux de Morgane Thierness et mère d'Ethan Thierness. Son corps a été retrouvé le 11 décembre 2152 dans la YouCry par un promeneur et son chien. J'entends ta question et t'annonce déjà qu'il a été mis hors de cause, mais je te donne quand même son nom, c'est Jean Baptiste Lopre. Et son chien, Kleenex.

Très pertinent comme information, merci Juline. Je note le nom du propriétaire. Personne n'est hors de cause pour moi. Enfin sauf leur meurtrière présumée, ironiquement.

— Je vais te passer la description du cadavre car j'en ai encore envie de vomir, mais les légistes estiment qu'il a passé un jour dans l'eau et datent donc le décès le 10 décembre aux alentours de sept heures du matin. Pierre était supposé être en congrès à l'autre bout de la Dakrya, dans les steppes à côté de la mer de l'Epívlepsi. Le voyage est long, trois à quatre jours de voiture. Les organisateurs ont reçu un email que la police a bien tracé comme venant de l'ordinateur de Pierre indiquant qu'il avait un contretemps et ne pourrait se présenter. Sa femme, persuadée qu'il était submergé là-bas ne s'est pas inquiétée de ne pas avoir de nouvelles. Leur fils émancipé depuis plusieurs années pour échapper à la pression médiatique et ne s'est pas étonné non plus de ne pas avoir de messages. Il a d'ailleurs décrit ses relations avec ses parents comme étant froides et distantes, dû à sa décision jeune de ne pas s'assumer comme étant leur fils officiellement. Cela colle avec ce que j'entendais même s'ils ne clamaient pas son émancipation sur tous les toits.

Je fais la moue. Et évidemment il n'a réalisé son erreur qu'une fois que son père six pieds sous terre et sa mère en passe de l'être. Pourquoi ne regrette-t-on nos décisions seulement une fois qu'il est trop tard ? Je secoue la tête en sentant ma gorge se nouer. Tu es censée te changer les idées, Enola, pas les ressasser !

— La thèse du suicide a été écartée par la revendication du meurtre par les Naufrageurs.

— C'est étrange... commente Laurie à ma droite, manquant de me faire sursauter. Pourquoi revendiquer un meurtre d'une telle importance ? C'est se tirer une balle dans le pied...

Je me pose exactement la même question et mets en pause le message pour réfléchir. Je vois à présent pourquoi tout le monde est si persuadé qu'il s'agit d'un Naufrageur. Beaucoup de meurtres sont présumés de notre fait. Peu sont revendiqués officiellement. J'en ai connu un seul autre, et c'était une volonté du commanditaire qui a fini derrière les barreaux. Je ne comprendrai jamais ce choix de clamer sa culpabilité. Je ne comprends pas ce que ça leur apporte. Alors oui, du prestige, oui, la réputation de ne commettre que des crimes parfaits. Mais à trop attirer les lumières sur soi, il est très difficile de retourner dans l'ombre où la marge de manœuvre est pourtant bien plus grande.

— Plusieurs dizaines de personnes ont été interrogées et parmi elles, certaines ont affirmé que le couple Thierness n'était pas aussi idyllique qu'ils voulaient le faire croire à la télévision. Ils n'ont jamais été témoins de violences mais il y avait selon eux des tensions palpables hors caméra. Je te donne les noms, j'espère que tu es prête à noter : Jamie Jesai, Tom Hiddle, Dorianne Raptori. Jamie était un ami d'enfance de Pierre et affirme que Morgane n'a pas toujours eu une bonne influence sur lui. Il décrit leur relation comme étant toxique pour Pierre. Selon lui, elle faisait passer son boulot avant sa famille et réussissait à faire culpabiliser Pierre au sujet de l'éloignement d'Ethan. Pour lui, quelque chose se tramait entre eux mais il aurait plus songé à un divorce qu'à un assassinat. Tom est le compagnon de la sœur de Morgane. Il affirme que leur relation allait dans le mur depuis le début sans donner plus de détails. Dorianne, quant à elle, est la tante de Pierre qui vit avec eux depuis des années, et tient le même discours. À défaut de preuves supplémentaires pour procéder à une interpellation, l'affaire a été ajoutée à la longue liste de coldcase que l'on incube aux Naufrageurs.

J'entends des pages se tourner et au vu des bruits, je devine que Juline prend quelques gorgées d'une boisson.

— J'ai bien l'élément qui a fait rouvrir l'enquête et il n'est pas précisé pourquoi ni comment ils ont eu cette idée, mais les flics ont perquisitionné le grenier des Thierness et ils sont tombés sur des journaux intimes avec des preuves suffisamment incriminantes. J'ai lu les quelques pages imprimées dans le dossier et je peux comprendre que les soupçons se soient dirigés vers Morgane. Vu comment elle a décrit la souffrance de son mari quand elle le noie... Ça fait peur. En sachant qu'elle est innocente, j'ai quand même eu un doute. Surtout qu'elle n'a aucun alibi pour la nuit du meurtre...

Je mets en pause pour écrire le nouveau nom. C'est une preuve incontestable effectivement. Mais également une preuve facile à falsifier. Toutes les personnes entrant dans la maison peuvent l'avoir posé dans ce grenier et même par effraction... Impossible de s'appuyer sur ça. En plus, je ne sais pas depuis combien de temps ce journal était dans le grenier. A-t-il été posé là il y a huit ans à la période du meurtre, mais retrouvé seulement maintenant ? Ou bien a-t-il été mis en place il y a peu de temps ? Mais dans ce cas, pourquoi avoir tant attendu ? En temps normal, les preuves pour incriminer quelqu'un entrent en jeu seulement si la police se rapproche du commanditaire. Or d'après Juline, les flics n'avaient personne en vue depuis huit ans avant que ce journal n'émerge de nul part. Je suis même sûre qu'ils auraient fini par conclure à un suicide si les Naufrageurs n'avaient pas revendiqué le meurtre.

Ce qui m'amène à une question clé. Qui était réellement visé par ce meurtre ? Pierre ? Si on suit le fonctionnement des Naufrageurs, la cible devrait être celui qui décède. Mais ce journal vient distiller le doute. Et si la cible était Morgane, et Pierre une simple étape dans une vengeance plus que bien huilée ? Mais dans ce cas encore, pourquoi avoir attendu tant de temps pour exhiber le journal ? J'ai l'impression de tourner en rond. Je me masse les tempes en soupirant. Dans quoi me suis-je encore embourbée ? Quelque chose ne tourne pas rond dans cette histoire. Ce n'est pas logique. Les chefs des Naufrageurs ne dérogent jamais de leur mécanique finement mise en place alors pourquoi celui-ci est-il tant différent ?

Il me manque des éléments, c'est forcé. Je souffle. Il ne pouvait pas s'agir d'un cas classique ? Il fallait que la confrérie ait fait des excentricités pour la première fois... Quelque chose cloche et je ne veux pas savoir quoi. Je dois donner le change pour quelques temps à Ethan. Sa mère ne devrait pas tarder à être exécutée. Ils ne laisseront pas la tension monter crescendo comme c'est en train de se faire. Je ne dénoncerais pas de Naufrageurs, ma décision est prise. Je préfère mille fois avoir les flics sur le dos si Ethan a le courage de me dénoncer que les chefs d'une confrérie d'assassins. Si j'attire leur attention sur moi, j'attire leur attention sur l'antidote en préparation. Si je le perds, je suis condamnée à mourir et je ne sais pas si Lilou y survivra. Je ne mêlerai pas de ce sac de nœuds qui, je le sens, ne m'attirera que des problèmes. Avec un peu de chance, j'aurai également l'antidote d'ici là et je pourrai regarder l'exécution de Morgane sans prendre le risque de sombrer sous la culpabilité. Je suis désolée. Une vie pour en sauver des dizaines. Je dois donc gagner du temps et pour cela connaître un minimum l'affaire. Je relance le message de Juline, convaincue par ma décision.

— Je crois avoir compris que tu avais besoin du rapport toxico mais je te confirme qu'il n'est pas présent dans le dossier. Bon pour ce qui est des ennemis potentiels, je dois t'avouer que j'ai abandonné la liste quand je suis arrivée à une copie double. Tu en parleras avec Ethan, je pense que ça sera plus efficace que ses pseudos interrogatoires où les flics ne peuvent contrecarrer ses grippes-sous...

— C'est une mauvaise idée d'essayer de le rouler et tu le sais...

Je coupe le message et tourne le dos à ma sœur qui semble décider à me hanter jusqu'au bout aujourd'hui.

— Enola... Ne fais pas l'enfant, ne m'ignore pas. Tu sais que si je te le dis, c'est que tu le penses... Je ne suis qu'une hallucination, un prolongement de ta culpabilité.

Comme si je l'ignorais...

— Je fais comme je peux, figure-toi, soufflé-je. C'est la meilleure décision.

— Pour qui ?

Je serre les poings... Pour Lilou, pour moi, pour nous. Pour tout le monde...

— Tu te voiles la face, ma sœur. Tu sais que Morgane peut être exécutée d'une semaine à l'autre et que tu n'auras jamais le temps de trouver l'antidote... Ethan n'aura même pas besoin de te dénoncer pour précipiter ta fin... Tu vas sombrer dans la folie toute seule.

Sa main me caresse le bras comme désolée pour moi. Mon cœur s'accélère. Je tremble, la colère enfle dans mon ventre comme un abcès purulent qui ne demande qu'à percer. Je fais volte face.

— Ne prends pas ce ton affligé alors que tu n'attends que ça ! sifflé-je. Ne joue pas le rôle de ma sœur, ne fais pas mine de t'inquiéter pour moi alors que tu n'es que la conséquence du poison ! Tu n'es qu'une putain d'hallucination qui veut me précipiter vers cette folie !

Les doigts chauds se retirent lentement de ma peau, faisant glisser ses longs ongles le long de mon bras. Une image s'invite dans mon esprit. Les mains de Laurie... Toujours impeccablement manucuré. Un ricanement mesquin résonne autour de moi. Je tourne la tête pour en trouver la source. Un souffle froid me chatouille soudain l'oreille.

— Je n'ai pas besoin de t'y précipiter fille-aux-serpents...Tu t'y diriges seule... me susurre une vois masculine.

Eden... Mon obscurité s'envahit de brouillard. Un éclair me déchire le crâne. Je vais partir... Mes genoux claquent le sol et...