Chapitre VI : Ne me jugez pas - Camille Lellouche
« Je mens à tout le monde autour de moi. Mais c'est pour le mieux. Un jour, ils comprendront.»
Extrait du journal d'Enola sous dilitírio
La sonnerie de l'école me déchire les tympans pile à l'instant où je pose un pied hors du bus. Je grimace en portant ma main libre à mon oreille. Je déteste ce bruit, c'est infernal. Comme des dizaines d'aiguilles qui s'enfoncent dans ma tête.
Les odeurs de fumée saturent aussitôt mes sens. Je tousse dans mon coude. Les manifestants se sont encore écartés du centre pour s'attaquer aux quartiers aisés. Mon cœur se serre. Ils ne vont pas tarder à atteindre l'école s'ils continuent ainsi. D'ici quatre, cinq jours. Même si je sais qu'ils ne s'en prendront pas à des enfants, des barricades seront dressées proches, des feux, des cris sans cesse... Ce ne sont pas des conditions sécuritaires. Si encore ce matin, je sentais ces fumées avec une certaine indifférence – je priais seulement pour que ça ne m'empêche pas d'atteindre la boutique ou d'emmener Lilou – je les vois à présent d'un œil neuf. Je ne pensais pas prendre part à la rage ambiante. J'ai un pincement au cœur lorsque je réalise que parmi eux se trouvent peut-être des Naufrageurs. Des personnes qui ne se souviennent pas faire partie de la confrérie, même pas être allées quémander ses services.
Maintenant, je suis impliquée dans cette histoire. Si j'apporte la preuve que Morgane est innocente, je peux avorter une guerre civile et épargner des vies. Génial, Enola, belle réflexion... Maintenant, tu culpabiliseras encore plus si tu échoues... Mais je ne me leurre pas, ça ne sera que reculer pour mieux sauter. Si une révolution doit éclater, elle éclatera pour un autre prétexte.
Je m'avance vers le portail, canne en avant pour trouver la barrière sur laquelle m'appuyer. La sonnerie a beau marquer la fin des cours, je sais que la maîtresse ne les lâchera pas avant encore cinq minutes. Je remonte mon col sur mon nez autant pour me protéger du froid que pour cacher mon visage. Les gens n'aiment pas la différence et encore moins la maladie. Mes paupières brûlées par l'acide, mes sourcils inexistants, ma boiterie marquée. Les gens ont peur comme si je pouvais les contaminer... Ils préfèrent donc me mépriser. Le vent léger me pique les cicatrices et provoque des élancements au niveau de ma jambe blessée. Je hais l'hiver. Et d'autant plus maintenant depuis que j'ai été blessée. Les températures négatives ne font aucun bien à ma peau abîmée.
— Enola ? m'interpelle une voix féminine sur ma gauche.
Je me raidis. Manquait plus que ça... Je me retourne en me forçant à me composer une expression de connivence.
— Salut, Calie !
L'odeur du talc et de bébé qu'elle apporte est un rafraîchissement au milieu des pots d'échappement et des relents de poubelles non ramassées. Je lui offre un sourire quelque peu forcé sans quitter le refuge de mon haut col. Si elle s'en rend compte, elle a l'élégance de ne pas le relever à voix haute.
— Il y a longtemps qu'on ne t'avait pas vue ici !
On m'a fait comprendre que je n'y étais pas la bienvenue...
— Tu sais, le travail, les horaires, c'est ça d'être commerçant à son compte, je mens.
Les premiers cris d'enfants des autres classes me parviennent depuis l'intérieur des bâtiments ainsi que leurs pas précipités dans les escaliers. Je tente de ne pas me concentrer sur les diverses conversations des parents autour de nous. Je ne veux pas recevoir leur venin. Je me tourne donc vers Calie de manière à ce qu'elle soit la seule à voir mon visage. Tu es pitoyable, Enola. Tu as affronté trois dealers ce matin sans ciller et tu as peur de quelques commérages...
— Oui, j'ai entendu que ta boutique fonctionnait très bien ! Tu te souviens quand on était en TP ensemble ?
Je lâche un rire amusé. Je revois la tête de notre prof lorsqu'elle a failli faire exploser notre éprouvette en mélangeant je-ne-sais-plus quels acides. Épique.
— Oui, tu ne cessais de te tromper dans les doses ! J'ai bien cru qu'on y perdrait nos doigts !
— Heureusement que tu étais là ! Je crois que c'est pour ça que M. Pintouin nous laissait ensemble malgré nos bavardages ! Il avait trop peur que ma maladresse ne tue quelqu'un sans ton intelligence !
Nous échangeons un sourire complice. Calie et moi étions très proches lorsque nous étions au lycée. Toujours dans la même classe, nous avons suivi le même cursus. Jusqu'à ce je m'éloigne... Je déglutis difficilement. La dernière année, plus rien d'autre ne comptait pour moi que trouver les Naufrageurs et de me venger. Cette obsession m'a non seulement gâché mes études, mais elle a aussi et surtout détruit toutes mes relations. J'en suis devenue détestable ; froide et amère dans mes propos. Et lorsque le dilitírio m'a été injecté, ça n'a pas été en s'arrangeant... Calie est loin d'être la seule à avoir souffert de ma douleur et de mon acidité. Pourtant, c'est la seule à être revenue comme si de rien n'était lorsque que nous sommes retrouvées par hasard devant cette même grille.
— Tu ne voudrais pas venir boire un verre un de ces quatre ? Je suis sûre que Kira serait ravie de passer du temps avec Lilou !
Je me crispe sans le vouloir. Malgré leur écart d'âge, nous avons la chance que nos filles s'entendent comme cul et chemise. Mais cela ne nous permet pas de nous voir car j'ai longtemps évité Calie, convaincue qu'elle voudrait un jour remettre un sujet délicat sur le tapis. Jo' emmène toujours Lilou chez Kira sous prétexte de mes horaires compliqués. Je préfère m'en tenir à quelques interactions sur le parvis de l'école où je peux facilement fuir si elle s'aventure en terrain glissant. Puis j'ai cessé de venir ici également, donc nos contacts se sont limités à des coups de téléphone brefs. J'ai honte de l'avouer mais cela m'arrangeait.
Surtout qu'avec tout ce qu'il se passe en ce moment avec Lilou, je limite encore plus nos contacts avec les autres... Les gens se posent déjà assez de questions sur moi. Je refuse que ma fille subisse le poids des regards. Ce n'est qu'une enfant...
— Avec plaisir, si j'arrive à me dégager du temps !
L'intonation de ma voix est trop enjouée pour être sincère encore une fois. Et encore une fois, Calie a la gentillesse de ne pas me le faire remarquer. Les premiers enfants commencent à sortir. Elle ouvre la bouche puis la referme. Elle trépigne. Comme si elle hésitait. Je serre les dents. Je ne le sens pas...
— Et je voulais te demander... Ce n'est pas facile, mais...
Je me raidis. Voilà exactement le genre de phrase que je craignais. Je sens à son hésitation et à sa respiration qui s'accélère que je ne vais pas aimer ce qu'elle va dire. Ma main se crispe sur ma canne. Je suis déjà prête à fuir.
— Est-ce que tu as des nouvelles d'Eden ? Je m'inquiète pour lui avec ce qui...
Mon cœur s'emballe et ma gorge se noue.
— Je n'ai aucune nouvelle, la coupé-je sèchement. Pas depuis que nous nous sommes séparés il y a huit ans.
Voilà un des deux sujets que je crains à chaque fois que je discute avec elle. Le visage de celui que j'ai tant aimé s'imprime sur ma rétine et je serre les dents. Dégage, Eden. Tu as bien su sortir de ma vie, alors maintenant dégage de ma tête. J'entends Calie déglutir, consciente qu'elle vient de mettre du sel sur une plaie.
— Je suis désolée... Je n'aurais pas dû te demander ça...
— Effectivement, tu n'aurais pas dû.
Elle tente de me saisir le bras certainement dans un geste de compassion et d'excuse, mais je me dérobe.
— Je te souhaite une bonne soirée, Calie.
Je m'avance en claudiquant vers l'entrée de l'école. Je préfère les commérages aux souvenirs douloureux. Comme pour me sauver, j'entends enfin la porte de la classe de Lilou s'ouvrir et des pas en sortir en courant. Les talons hauts de la maîtresse se dirigent vers la porte pour accueillir les parents. Calie ne tente pas de revenir me parler. J'attends patiemment mon tour, la tête baissée vers le sol.
— Tu te souviens quand nous étions à l'école ensemble ? s'esclaffe ma sœur en prenant place près de moi. Tu alternais entre me défendre et m'ignorer alors que je ne faisais que de t'embêter...
Ouais... Je me souviens surtout du petit piège que Laurie m'avait tendu en m'enfermant dans les toilettes. Cette andouille n'a jamais réussi à débloquer le loquet extérieur et je suis restée coincée toute l'après-midi car elle avait trop honte pour avouer.
— Tu l'avais méritée ! rit-elle. Tu avais remplacé mon dentifrice par de la moutarde !
J'avais fait ça, c'est vrai. Je retiens un sourire en me rappelant sa tête de furie lorsqu'elle avait débarqué dans ma chambre après cette petite plaisanterie.
— Ça n'a pas changé ici... commente-t-elle.
— Non... Toujours les mêmes langues de vipères...
Je me mords aussitôt la langue en me flagellant intérieurement. Je ne dois pas parler avec elle... Ce n'est pas ma sœur... Ce n'est qu'une hallucination, une matérialisation de ma culpabilité provoquée par le dilitírio dans le but de me rendre folle.
— Tout de suite les grands mots... soupire-t-elle. Je ne fais que discuter là au cas où tu n'aurais pas remarqué...
Je m'abstiens de répondre et réajuste mon col en prenant conscience des murmures. Je n'ai pas honte de mes cicatrices. Elles ont été le prix à payer pour me réveiller de la violence dans laquelle je m'enfonçais. Mais ça, personne n'a besoin de le savoir. J'ai entendu des dizaines de rumeurs sur comment j'aurais perdu la vue, toutes plus folles les unes que les autres. Cela va du bête accident à un combat rocambolesque parce que je ferais partie au mieux des dealers locaux au pire des Naufrageurs. S'ils savaient à quel point ils sont dans le vrai. Non, je n'en ai pas honte, mais je travaille déjà suffisamment pour m'imposer auprès de mes clients illégaux que je n'ai pas l'énergie de faire de même pour des langues de vipère sans intérêt. Chaque insulte, chaque violence verbale est un stimuli au dilitírio qui n'attend que cela. Je ne peux pas me permettre de craquer ici. C'est pourquoi j'ai cessé de venir la chercher.
— Qu'est-ce que vous faites ici ? siffle une voix féminine.
Je soupire. Dire que je pensais éviter la confrontation. La reine des vipères par excellence. Clara Magosip. Et accessoirement l'ancienne maîtresse de Lilou.
— Je viens chercher ma fille, je réponds avec politesse, sans me démonter.
Ses cervicales craquent lorsqu'elle secoue la tête, m'envoyant des fragrances de sa coloration à l'ammoniac.
— Nous vous avions pourtant demandé de ne plus vous présenter ici.
Je lui offre un sourire crispé qui se veut poli. Les chuchotements intempestifs commencent à s'insinuer dans mes oreilles.
— Oui, et je m'y suis tenue. Mais Jo a aussi ses horaires et ne peut pas toujours s'arranger pour vos beaux yeux.
Je me mords la langue. Bravo, Enola, le vœu de politesse n'aura pas duré bien longtemps. La maîtresse de l'enfer pousse un cri outré.
— C'est sûr que s'il agissait pour des beaux yeux, il ne vivrait pas avec elle, crache à voix basse un homme dans mon dos.
Je l'ignore. Ce genre de commentaire est de la méchanceté pure et j'en ai assez entendu pour ne plus gaspiller de l'énergie à y répondre. Mais je sens ma tête commencer à brûler. Il faut que j'en finisse au plus vite. Je serre les poings et relève bien haut la tête.
— Comment tu peux les laisser t'insulter comme ça ? siffle ma sœur.
— Écoutez, je récupère juste Lilou et je m'en vais, avancé-je, sans réagir à la pique. Donc est-ce que vous pourriez aller la chercher que cette entrevue désagréable pour tout le monde prenne fin ?
Un moment de silence passe puis elle demande enfin à quelqu'un d'aller chercher Lilou. Je laisse échapper un soupir de soulagement.
— Vous ne devriez pas avoir sa garde. Pas alors que vous trempez dans tant d'affaires obscures.
— Cette petite ne devrait même pas être autorisée à côtoyer d'autres enfants, chuchote-t-on dans mon dos. Elle a vraiment un grain... La monstruosité doit être de famille.
— Oui... Elle a quand même failli étouffer le petit Gabriel...
Je me raidis. Eviscère-le.
— Vous ne me connaissez pas, rétorqué-je en repoussant cette envie. Ce n'est pas parce que des choses sont obscures pour vous qu'elles le sont pour tout le monde.
— Dans ce cas, pourquoi fuyez-vous à la moindre question ? Seuls ceux qui ont des choses à cacher refusent de répondre.
Mes ongles s'enfoncent dans ma paume.
— Parce que ce ne sont pas vos affaires.
Je sens qu'elle veut rétorquer. Sa mâchoire craque lorsqu'elle ouvre la bouche, mais elle est interrompue par un cri enfantin.
— Maman !
Un sourire s'invite aussitôt sur mes lèvres. Je me stabilise sur ma jambe, prête à accueillir les petits bras qui viennent s'enrouler autour de ma taille. Le parfum jasmin de Lilou me caresse le nez tout comme celui de l'encre qu'elle a encore étalé sur ses mains.
— Toi, ton stylo a encore fui, ris-je en me redressant.
Je hoche la tête, polie, à l'attention des serpents de l'assistance. Si elles sont des vipères, elles ne sont que des aspics. Leur venin est douloureux mais peu dangereux. Moi, je suis une des pyramides. Camouflée, j'attends patiemment mon heure. Et une seule morsure est mortelle.
— Bonne journée à tous.
Je repars, la tête haute, bercée par les gazouillements de Lilou me racontant sa journée. Elle ne remarque pas que les gens s'écartent sur notre passage.
***
J'embrasse le front de Lilou, allongée dans son lit, prête à se coucher.
— Bonne nuit, Jasmine.
— Bonne nuit, Maman. Fais de beaux rêves !
Je lui souris et quitte la chambre à tatillons. Je referme précautionneusement la porte et gagne la mienne. Jo est déjà couché lorsque j'entre. Je me déshabille en silence et me mets en pyjama avant de m'allonger à ses côtés.
— Je suis encore désolé pour hier, j'aurais dû me souvenir de ton planning...
Je tourne la tête vers lui.
— Effectivement. Après j'avoue que je devrais prendre plus en considération tes horaires.
— Enola qui reconnaît ses torts, waouh ! me charrie-t-il, un sourire dans la voix. Je me suis déjà endormi, c'est ça ?
Je me bouscule d'une tape sur l'épaule en souriant aussi.
— Blague à part, je continuerai à aller chercher Lilou, je sais combien c'est difficile pour toi d'y aller. Aujourd'hui était une exception.
— Si tu veux en retour, je cuisinerai, plaisanté-je.
— Surtout pas ! Je ne tiens pas à mourir bêtement, merci bien !
Je ris à nouveau et cela me fait du bien. J'aurais pu tomber sur bien pire que sur Jo, j'en ai bien conscience. Il a ses défauts, mais cet homme est une bouffée d'oxygène. S'il n'avait pas été là...
— Merci, Joffrey.
— Bonne nuit, Enola.
— Bonne nuit.
Il éteint sa lumière. J'attends quelques minutes, allongée sur le dos. Je sais qu'il lui faut très peu de temps pour s'endormir une fois dans le noir. À croire que l'obscurité l'assomme. J'aimerais qu'elle fasse de même pour moi. Mais comme le sommeil, elle préfère me délaisser. Elle m'abandonne à la merci de mes pensées et de mes souvenirs.
Tu as des nouvelles d'Eden ? La question de Calie me taraude. Des années que je me retiens de le chercher. Des années que je fais de mon mieux pour le chasser de mon esprit. Il appartient au passé. À un passé douloureux que ses yeux m'empêchent d'oublier. Je donnerais tout pour changer mes actes de cette époque. Pour comprendre qu'il avait raison, que la confrérie allait me faire sombrer plus qu'elle ne me tirerait de l'eau comme je l'espérais. Il était la main qui me maintenait à la surface alors que j'en cherchais d'autre. Eden a tout tenté pour m'empêcher de me noyer. Je ne l'ai pas écouté. Et c'est seulement lorsqu'il m'a lâché que j'ai pris conscience à quel point il était mon oxygène.
— Tu veux partir ? Bien. Dégage. Je ne te retiens pas. Je n'ai pas besoin de toi.
J'aimerais lui en vouloir de ne pas avoir persévéré, mais c'est impossible. Je me souviens parfaitement à quel point j'ai été cinglante, violente dans mes propos et mes actes. Je l'ai repoussé quand il s'accrochait. Je l'avais déjà abîmé même s'il le niait. S'il n'était pas parti, je l'aurais sûrement détruit à son tour.
— Il faut vraiment que tu arrêtes de penser à moi, fille-aux-serpents... Tu te fais du mal pour rien.
Je sens le sanglot monter dans ma gorge. Ma respiration s'accélère alors que mon cœur galope dans ma poitrine. J'ai l'habitude d'entendre la voix de ma sœur, je me suis habituée à la douleur que ça me procurait. Je refuse d'écouter celle d'Eden... Je me redresse. Il faut que je m'occupe. Si je me laisse submerger, c'en est fini de moi. Je me lève sur la pointe des pieds et me dirige vers l'entrée, la main contre le mur. Je prie pour qu'aucune latte du plancher ne me dénonce. Je saisis le téléphone fixe et m'isole dans la cuisine. Quitte à ne pas dormir, autant jeter un œil sur cette fichue affaire...
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