Chapitre IV : Demons - Imagine Dragons
« Je viens d'inventer un nouveau poison qui simule une noyade à la perfection. Il oblige toutes les cellules avoisinantes des poumons à se vider de leurs liquides dans ceux-ci. L'effet est stupéfiant. J'entends encore l'agonie de sa première victime. Ma première victime. »
Extrait du journal d'expérimentation d'Enola sous dilitírio
Son pied vient se glisser dans l'entrebâillement, m'empêchant de lui claquer la porte au nez. Sa voix enrouée est si chargée en désespoir que j'en ai presque mal au cœur. J'hésite à forcer. L'image d'un pied écrasé s'impose à mon esprit. Le craquement des os qui se brisent. Avec une grande inspiration pour retrouver mes ténèbres, je lâche la poignée et serre les poings en reculant de quelques pas. L'inconnu doit prendre cela pour une invitation, car il entre avec prudence.
— Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? articulé-je froidement, la voix plus tremblante que je ne voudrais.
Il ne s'agit pas d'un nouveau dealer. On ne se trouve pas mon contact en ouvrant simplement les pages jaunes et il ne circule que parmi les hauts placés. Peut-être un client envoyé par un médecin ? Je me concentre sur ce qu'il émane. Son corps ne suinte pas la maladie. L'odeur très âcre de sa sueur me fait sentir son angoisse profonde. La nausée me prend si bien que je marque un nouveau mouvement en arrière.
— J'ai besoin de ton aide, souffle-t-il.
Ben voyons... Tout d'abord, qui te permet de me tutoyer ?
— Je vais répéter ma question une dernière fois, articulé-je, d'un ton glacial. Qui êtes-vous ?
Je saisis le dernier sachet d'herbes paralysantes dans ma poche et me prépare à le dégainer. Si ce n'est pas un client normal ou venant du monde des stupéfiants, il ne peut venir que d'une seule autre catégorie de personnes avec laquelle je ne veux plus rien avoir à faire. Plus rien du tout ! Le mec doit sentir une menace peser sur son intégrité physique, car son souffle s'emballe et il recule de plusieurs pas. Je remarque alors sa respiration très sifflante et sa gorge très prise.
— Je m'appelle Ethan... croasse-t-il un peu plus fort. Je suis désolé... Je sais que tu ne te souviens pas de moi, mais... J'ai besoin de ton aide...
Une bronchite vu la toux grasse qui le secoue à ses quelques mots. Change de disque, tu es bugué, mon grand.
— Vous l'avez déjà dit, répliqué-je en appuyant sur le pronom employé. Pourquoi devrais-je me souvenir de vous ? Et pourquoi avez-vous besoin de mon aide ?
Il passe une main dans ses cheveux libérant un effluve de pêche qui me chatouille les narines. Elle serait agréable si elle n'était pas polluée par sa peur. L'homme est particulièrement agité, trépignant, tapotant ses cuisses de ses doigts. Je me force à ne pas réagir excessivement. Pour le moment, même s'il est plus que louche, il ne semble pas menaçant. Un Naufrageur n'aurait jamais pris le temps de discuter. Jamais. Et ce n'est pas un chef. Je suis sûre que j'en reconnaîtrais la voix.
— On était dans le même lycée... J'ai eu ton.... enfin, votre contact grâce à un ami... Il dit que vous étiez l'une d'entre eux et que vous accepteriez de m'aider.
Pardon ? C'est à mon tour de sentir mon cœur s'emballer. Un jet acide remonte dans ma gorge. Je m'efforce à ne rien laisser paraître. Parle-t-il de ceux que je pense ? Ou me considère-t-il simplement comme une productrice de came ? Un ami ? Quel ami ? Comment pourrait-il savoir ça ? Qui peut bien savoir ça ? Est-ce un piège tendu par la police ? Les questions fusent, s'accumulent dans mon esprit de plus en plus paniqué.
— Quoi ? Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, me reprends-je. Maintenant, je vais vous demander de partir si je ne peux rien pour vous.
Son souffle accélère encore. Comme si rien que la peur que je puisse le mettre dehors le mettait dans tous ses états. Que peut-il me vouloir ? Et qui est-il bon sang ?
— Non ! J'ai besoin d'aide pour retrouver un assassin !
Sa voix se brise. Nous y voilà. Il fut un temps où je me sentais l'âme justicière. Mais cette époque est terminée depuis longtemps. Maintenant, j'ai Lilou.
— On dit que lorsque la police cherche, vous vous trouvez... Je vous en prie, j'ai besoin de votre aide... Je sais que ce sont eux. Ça ne peut être qu'eux.
Le ton change. Son chagrin s'efface au profit de la haine avec laquelle il crache son dernier mot. Je ressens tout le mépris, la rage qu'il éprouve. Ce mec d'une trentaine d'années à peine vu sa voix est un amalgame de désespoir et de colère. Un cocktail Molotov particulièrement dangereux, je le sais d'expérience. Et qui peut bien être le eux ? Une bande rivale ? Une rixe de dealer ? Ou pire...
— Il est triste dans ce cas que je ne puisse rien pour vous, déclaré-je, sobrement. Vous devez vous tromper de personne. Si la police doit trouver, ils trouveront.
— Ils pensent déjà avoir trouvé... Mais ils ont la mauvaise personne ! Et si je ne trouve pas le véritable assassin avec des preuves, cette personne va être exécutée !
Je me fige, alertée par un rapprochement qui s'effectue dans mon esprit. Se pourrait-il qu'il parle de l'affaire Thierness ? Il est peu probable que ça soit le cas, mais vu comme cette histoire a secoué la population... Pourquoi quelqu'un viendrait me trouver moi ? Cet Ethan doit prendre mon silence pour une hésitation, car il s'approche d'un pas plus sûr.
— S'il vous plaît, je sais qui vous êtes...
Les supplications dans sa voix s'accompagnent sur ces derniers mots d'un sous-entendu bien plus sombre. Je fronce les sourcils en me crispant. Est-ce que cet homme qui m'implorait, il n'y a pas cinq minutes, vient vraiment de me menacer ?
— Et moi, je ne sais ni qui vous êtes, ni de quoi vous parlez ! m'agacé-je sans me démonter. Vous n'avez pas autre chose à faire que d'importuner les gens durant leur pause-déjeuner ? Alors je me répète une dernière fois, dégagez ou j'appelle la police.
Ou je vous paralyse. J'hésite encore sur la marche à suivre pour m'en débarrasser définitivement. Un souffle plus long quitte ses lèvres. Comme s'il respirait profondément avant de se lancer dans quelque chose de risqué. Je me redresse, sur le qui-vive, guettant la moindre contraction musculaire présageant un mouvement.
— Je ne voulais pas en arriver là, mais si vous ne m'aidez pas, c'est moi qui appelle les flics.
Pardon ?
— Et vous leur direz quoi ? ironisé-je avant de prendre une voix nasillarde. Je me fais agresser par une vendeuse aveugle et boiteuse parce que je la harcèle depuis dix minutes ? Quelle menace, j'en tremble de peur...
Il s'avance. Je ne tremble pas et serre dans ma paume le sachet d'herbes paralysantes. Ethan s'arrête à quelques pas de moi. La fragrance de pêche me parvient à nouveau. Il est si près que j'entends son cœur battre la chamade. Sa respiration désordonnée. Il transpire comme si cette conversation était un marathon qu'il ne pouvait perdre.
— Non. Je leur dirais que je suspecte une femme d'être une Naufrageuse.
Je serre les dents, en tentant de garder mon impassibilité. Nous y voilà donc. Mon estomac se contorsionne, mes intestins se liquéfient littéralement. Comment... D'où peut-il tenir cette information ? Ce n'est pas possible... Les chefs de la confrérie n'ont aucun motif pour me balancer étant donné qu'ils espèrent toujours me remettre le grappin dessus. Et en plus, ils savent que si je sombre, je m'arrangerai pour qu'ils coulent avec moi. En bonne Naufrageuse qu'ils ont façonnée. Mais alors qui d'autres... Peu importe, Enola, les faits sont là. Si la police m'a en ligne de mire, je dis adieu à mes affaires et donc par conséquent à un sacré paquet d'ádos. Et par-dessus tout, je risquerais de perdre la garde de Lilou, tant que tout soupçon ne sera pas levé. Si tant est qu'ils se lèvent et que je ne passe pas directement à la case prison puis exécution. Mon cœur joue un requiem angoissant dans ma poitrine. Je serre les poings très fort. Je pourrais le faire taire à jamais. Mais je sais que si je fais ça, je signe mon arrêt de mort. Je replongerai à jamais sous la coupe du poison. Je serre les poings en sentant un souffle contre la nuque.
— Tue-le... Réduis-le au silence, maintenant...
Je me mords les lèvres jusqu'au sang. Dégage de ma tête !
— Qui êtes-vous vraiment, bordel ? sifflé-je entre les dents. Et comment me connaissez-vous ?
Il ne sert à rien de nier. Ce ne sont pas des accusations que l'on distribue au hasard. Et s'il lui restait le moindre doute, je lui ai ôté en ne niant pas vivement ses propos. L'impassibilité n'est pas souvent la meilleure défense, mais je n'ai jamais été bonne comédienne. Ethan fait un pas en arrière, mais poursuit sur une voix plus calme comme sûr de sa victoire.
— Je suis le fils de Pierre et Morgane Thierness, avoue-t-il. J'ai déjà perdu mon père, je refuse de perdre ma mère à cause de ces enfoirés, alors je vous en prie, aidez-moi. Et je vous promets que jamais votre nom ne fuitera.
J'avais donc raison... Je me mords la langue. Dans quoi je me suis faite embarquer, encore ? Il me demande de dénoncer un membre de la confrérie... Le pour et le contre se pèsent aussitôt dans ma tête. Les chefs ne laisseront jamais passer ça et Lilou est ma plus grande faiblesse. En refusant, je risque la mort si il me dénonce vraiment, mais elle vivra car les chefs n'auront aucune raison de s'en prendre à elle. Elle vivra, sans sa mère, avec un père qui n'est pas vraiment le sien et ma réputation comme ombre sanglante. Et elle n'aura jamais de vie normale car je ne pourrais pas lui apporter d'antidote. Et encore faudrait-il qu'elle survive à ma mort... Ma déglutition devient difficile. J'ai quitté les Naufrageurs pour la mettre en sécurité, pour pouvoir l'élever dignement, en méritant l'amour qu'elle m'offrirait chaque jour. J'ai quitté la confrérie pour pouvoir me regarder dans un miroir quand j'expliquerai à ma fille que si maman a fait des erreurs, elle a toujours essayé de les réparer plutôt que de s'enfoncer dedans. Le choix le plus sage serait de refuser sans doute de refuser car je crains bien plus la confrérie que la justice. Mais qu'ont fait les chefs des Naufrageurs pour que je me sacrifie pour eux ?
Ils m'ont empoisonnée aussi bien mentalement que physiquement. Ils se sont servis de mes connaissances pour assassiner, asservir. D'une certaine manière, je suis coupable de tous les meurtres commis par les Naufrageurs. Même si je n'ai jamais effectué d'assassinats pour eux directement. Je n'ai fait que créer les poisons qui leur servent d'armes. Et lorsque j'ai voulu partir, ils m'ont menacée. J'ai dû négocier à des conditions extrêmement défavorables mon départ. Et pourtant, je sais qu'ils n'ont jamais abandonné l'idée de me récupérer d'une manière ou d'une autre.
Avec Juline, nous avançons de plus en plus dans l'antidote contre la version modifiée du dilitírio qu'ils nous injectent. Pour moi, pour Lilou empoisonnée à cause de moi. Et je sais que quand nous l'aurons trouvé, je me mettrai on ne peut plus à dos Afrina et sa bande d'enfoirés. Ça, je ne peux pas le faire en étant en prison ou dans la tombe. En d'autres termes, si je refuse, je me condamne, moi, Lilou et l'ensemble des Naufrageurs victimes du dilitírio. Et si j'accepte, je mets ma famille en danger directement... Je serre les dents. Je dois faire un choix.
— Qu'est-ce que vous attendez de moi exactement ? lâché-je. Que je vous livre un nom et des preuves sur un plateau d'argent ? Vous n'avez aucune idée de ce à quoi et à qui vous vous mesurez.
L'homme ricane et son souffle chaud ricoche contre ma peau. Je frissonne, dérangée par cette proximité. Je me fais violence pour ne pas le repousser, pour ne pas montrer mon inconfort.
— J'en sais bien plus que vous ne le pensez. Je veux que vous me trouviez la personne. Je me débrouillerai pour la suite.
— Je suis à la retraite, cinglé-je. Je n'ai plus aucun contact avec eux.
L'homme soupire. De déception sans doute. Il ouvre et ferme la bouche plusieurs fois, faisant craquer sa mâchoire. L'espoir s'invite dans mon ventre. Vais-je m'en sortir ainsi ? Puis Ethan hausse les épaules.
— Bon, ce n'est pas grave. Je suis sûre que même à la retraite, vous intéresserez les services de...
L'espoir devient alors pierre qui m'alourdit l'estomac. J'ai l'impression d'être une biche qui ne sait plus aller, éblouie par les feux d'une voiture qui lui fonce dessus.
— Je n'ai aucun moyen d'accéder à la liste du personnel, ok ? l'interrompé-je, piégée. Et vous croyiez quoi ? Que c'est le genre de papier qui traîne à l'accueil ? Vous ne voulez pas un aveu détaillé à l'écrit non plus ? Et même si je vous trouve un nom, la police n'enquêtera pas sans savoir comment vous l'avez eu.
— Ça, j'en fais mon affaire.
— Permettez-moi d'en douter. Je joue ma vie et celle de ma famille si je vous aide.
Il refait un pas vers moi. Son souffle s'invite à nouveau sur mon visage.
— Vous allez devoir me faire confiance dans ce cas.
Mes dents grincent autant à cause de sa proximité physique que par l'embuscade dans laquelle je tombe. Il faut que je reprenne l'avantage. Il me faut un moyen de pression sur lui pour au moins m'assurer qu'il respectera sa part du contrat qui est de ne pas me dénoncer. Je fais défiler les menaces potentielles, mais ne le connaissant pas, je ne sais pas ce qui pourrait le faire ployer. Je me fige. C'est faux. Je ne sais rien de lui, certes, mais j'ai d'autres connaissances... Prenant une grande inspiration, je le bouscule pour avaler les deux pas me séparant du comptoir. Je note son mouvement de recul immédiat et sa respiration qui s'accélère. Un rictus amer déforme mes lèvres. Détendez-vous, je ne compte plus vous tuer. Votre disparition me mènerait directement dans la tombe.
Je tâtonne à la recherche du tiroir que j'ouvre. Je fouille pour trouver les deux fioles dissimulées dans le recoin du meuble. Je les secoue en revenant vers lui. Puis... Je lui attrape vivement la main et verse le liquide de l'une des deux sur ses dernières phalanges avant qu'il ne puisse reculer. Son cri de surprise et de douleur résonne dans la pièce alors qu'il s'arrache à ma poigne. Je fais un pas en arrière. Ses dents grincent. L'exhalaison de sa main nécrosant très lentement me rassure autant qu'elle me dégoûte.
— Qu'a... qu'avez-vous fait ? s'étrangle-t-il de douleur.
— Je m'assure de votre silence. La toxine va vous nécroser la main et remonter petit à petit jusqu'à votre cœur, sans antidote.
Je lève devant ses yeux le second petit tube en verre contenant l'élixir salvateur. Je lui lance et il le rattrape avec empressement. C'est faux. La toxine ne le tuera pas et même sans antidote, il s'en sortirait. Mais ça, il n'a pas besoin de le savoir. Je sais que visuellement cette toxine est suffisamment impressionnante pour l'effrayer et appuyer ma menace.
— Quelques gouttes toutes les deux heures et ça n'ira pas plus loin. Vous en avez pour une journée entière avec ce que je vous ai donné. Il faudra repasser demain si vous ne voulez pas mourir en quelques heures. J'ai beau être à la retraite, j'ai encore assez de contact pour inoculer la même chose à votre mère si je venais à disparaître. Ainsi, vous aurez tout le loisir de faire une petite réunion de famille dans l'au-delà. Ça ne serait-il pas mignon ? raillé-je.
Faux à nouveau. Je l'entends déglutir. Sa peur, sa rage et tous plein d'émotions envahissent la pièce. Je secoue la tête pour les chasser. Je viens de reprendre un semblant d'avantage. Je pourrais presque le laisser se démerder ainsi sans lui filer de coup de main. Mais c'est de sa mère dont il s'agit. Je suis presque certaine qu'il se sacrifierait pour la sauver et donc me dénoncerait.
— Je vais vous aider, lâché-je à contrecœur. En revanche, je ne vous donnerai l'antidote définitif que lorsque votre mère sera graciée. Ou exécutée, nous verrons ce que nous trouvons. Je ne vous promets rien.
Ethan Thierness ne répond rien. Je l'entends presque réfléchir. Mais nous nous sommes tous les deux acculés. Nous n'avons plus le choix.
— Marché conclu ? lui dis-je sans tendre la main.
Il contracte la mâchoire. Je l'imagine me fusiller du regard. Mais comme moi tout à l'heure, impossible pour lui de faire demi-tour.
— Marché conclu, acquiesce-t-il, sombrement.
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