― Que penses-tu de cette couleur ?
Perdue dans mes pensées les plus profondes, je ne prends pas conscience que cette question m'est destinée. Je lève les yeux vers ma sœur en lui souriant chaleureusement pour ne pas l'inquiéter. Mes pensées refusent de me laisser en paix depuis ma dernière conversation avec mon frère. La nouvelle est finalement tombée, Alaric part officiellement étudier dans cette nouvelle école dans les prochaines semaines et je ne peux m'empêcher d'éprouver une certaine appréhension. Il est le premier vers qui je me tourne lorsque j'ai besoin de libérer le poids sur mes épaules.
Ayla est une excellente oreille attentive, mais je ne peux pas lui partager toutes mes inquiétudes. Elle ne comprendrait pas la raison pour laquelle j'éprouve toutes ces choses et je ne souhaite pas lui faire de mal. Ma sœur est tout de même très intuitive et n'a pas hésité une seconde à me proposer une sortie dans la capitale pour me changer les idées. Elle sent certainement mon appréhension à l'idée de ne plus voir notre frère aussi souvent. Ma jumelle secoue un petit morceau de tissu couleur lavande sous mes yeux en guettant ma réponse.
― Cela irait très bien avec tes fleurs séchées pour le prochain bal.
― C'est exactement ce que je pensais !
Elle sélectionne plusieurs nuances puis se dirige vers la modiste. Ayla veille toujours à ce que ses vêtements soient harmonieux et le plus fidèle possible à sa personnalité. Le journal local ne cesse pas de faire des éloges de l'élégance parfaite de celle-ci lors des rubriques mode. Ayla se tourne vers moi avec un sourire puis glisse son bras sous le mien afin qu'on se balade dans la boutique.
― Je te vois bien dans une robe rouge.
Ma sœur place une robe d'exposition devant moi d'une belle couleur rubis. J'évite les couleurs trop foncées, mais j'avoue avoir une certaine attirance pour le rouge. Grand-mère affirme que c'est la couleur de la séduction, mais Ayla n'est pas d'accord. Les femmes célibataires sont tout à fait libres de porter du rouge si elles le veulent.
― J'aimerais beaucoup, mais je crois qu'une couleur claire conviendrait mieux pour l'occasion. Lorsque je serai mariée, j'essaierai de mettre du rouge uniquement pour voir la tête de grand-mère.
― Alors tu peux choisir une couleur qui s'harmonise avec des accessoires rouge ?
Je pince mes lèvres en secouant la tête.
― Il serait plus sage de choisir une robe de couleur claire.
― D'accord.
À mon grand soulagement, Ayla n'insiste pas. Nous quittons la boutique au bout d'une trentaine de minutes après avoir commandé de nouveaux modèles. Ma soeur me guide vers une nouvelle boutique proposant des bijoux artisanaux. J'adore les créations de la propriétaire et je craque toujours pour quelque chose. Je porte toujours la bague offerte par Ayla il y a plus de deux ans.
Nous nous attardons devant les vitrines, l'expression curieuse et émerveillée. Je remarque un magnifique pendentif confectionné avec une pierre brillante rose dont je ne connais pas le nom. Cette boutique est pleine de trésors uniques. Les prix varient selon le produit et tout le monde est en mesure de trouver son bonheur.
— Mes deux clientes préférées !
Mademoiselle Delarosa est une femme d'une soixantaine d'années d'une profonde gentillesse. Elle ne fait jamais preuve de jugement ou de méchanceté. Je lui lance mon plus grand sourire, heureuse de la revoir. Cela fait des mois que nous ne sommes pas venues à cause du manque de temps. Nos études et nos nombreuses responsabilités nous empêchent de profiter de notre temps libre. Aujourd'hui est une occasion spéciale, ce qui ne fait pas de mal au moral.
Elle nous serre dans ses bras en prenant le temps de bien nous regarder. Contrairement aux autres, cette vieille sorcière parvient à déceler nos différences et ne s'est jamais trompée. Je lui accorde une totale confiance, elle ressemble à la grand-mère que j'aurais aimé avoir. Il n'est jamais question de jugement ou de remarques désagréables. Mademoiselle Delarosa est une âme libre, elle ne s'est jamais mariée et n'apprécie pas particulièrement les enfants. Je suis admirative parce qu'elle n'a pas peur de remettre les langues bien pendues à leur place.
― Je suis tellement heureuse de vous revoir après ces mois de silence ! J'étais à deux doigts de demander une rencontre avec les soeurs Eastwood.
Je ris.
― Nous sommes désolées de ne pas avoir pu venir avant, nous avons eu beaucoup à faire. Pour nous faire pardonner, je vous ai apporté le meilleur thé du royaume provenant des terres naturelles des nymphes, déclare Ayla.
Elle sort délicatement un paquet emballé dans du papier cadeau doré puis le donne à la vendeuse. Je me sens idiote de ne pas avoir eu l'intelligence de faire de même, ma sœur est la plus généreuse de nous deux. En tant que représentante, elle serait d'une infinie douceur et d'une oreille attentive. C'est ce que je redoute en partie. Ayla est-elle suffisamment forte pour faire face aux vautours traînant autour de notre famille ?
― Vous avez bien quelques minutes à m'accorder ?
― Bien entendu.
Nous suivons la vieille dame dans la remise aménagée en petite salle divinatoire. Le tirage de cartes est une pratique peu utilisée. Cela l'était pendant des années avant que les sorciers ne cessent de s'intéresser à cette méthode et considérant la divination comme dangereuse. Selon certaines rumeurs, des humains utiliseraient ce support pour lire l'avenir. Cela ne me dérange pas plus que ça, mais visiblement tout le monde n'est pas du même avis.
Mademoiselle Delarosa propose des tirages de cartes à un prix raisonnable et tente toujours de nous convaincre, mais je ne suis pas certaine de vouloir connaître mon avenir. Ayla lance un regard tendu aux cartes déposées sur la petite table ronde puis reporte son attention sur la dame.
― Vous êtes une véritable inspiration, mesdemoiselles. Je travaille actuellement sur une nouvelle gamme de produits en mesure de vous plaire.
Elle nous dévoile différents croquis sur lesquels se trouvent des esquisses de colliers, bracelets, bagues et même des broches. Je remarque l'harmonie de ces créations et imagine tout à fait une de ces pièces à mon cou. J'ai toujours eu un petit faible pour les bijoux surtout ceux fabriqués à la main. Je ne peux détacher mon regard d'un pendentif aux allures anciennes dont la pierre est colorée en rouge.
― Chaque pièce est unique, je suis en train de revoir la gamme de couleurs. J'envisage le bleu et le rouge comme couleurs dominantes. Un bleu tirant sur le lavande comme la jolie robe que vous portiez la dernière fois, Aylana.
― Vous avez une sacrée mémoire ! s'exclame ma sœur.
La vieille femme passe une vingtaine de minutes à nous expliquer la difficulté de trouver de nouvelles inspirations uniques et différentes des autres. Je suis admirative de tout ce travail, elle ne baisse jamais les bras et n'écoute jamais les mauvaises critiques.
― Comment vont les affaires ? demandé-je.
― Les bonnes sont plutôt bonnes, une famille influente m'a demandé de réaliser des bagues de fiançailles originales et uniques. C'est un énorme contrat qui me rapportera suffisamment d'argent pour fermer boutique si je le voulais !
Elle nous demande de prendre place autour de la table de divination. Je remarque immédiatement que ma sœur tente de cacher son anxiété derrière un faux sourire. La vieille sorcière rassemble les cartes pour les ranger dans un somptueux ponchon argenté. Comme à chacune de nos visites, elle nous propose une tasse de thé et des biscuits. Je la soupçonne d'en préparer chaque jour afin de guetter une potentielle visite de notre part.
Tandis que la sorcière nous tourne le dos pour préparer le thé, je me penche vers Ayla pour la questionner sur son changement de comportement. Auparavant, elle prenait le temps de me raconter la raison de ses tourments, mais je prends conscience que ce n'est plus le cas. Est-ce ma faute ? Ai-je volontairement mis une barrière entre nous ?
― Est-ce que tout va bien ?
― Bien sûr. Pourquoi tu me poses cette question ?
Je secoue la tête.
― Je ne suis pas idiote au point de ne pas reconnaître lorsque tu mens. Est-ce que tu veux que je trouve une excuse pour que tu quittes la boutique sans vexer notre hôte ? Je déteste te voir mal à l'aise.
― Non, je suis suffisamment forte et je n'ai pas envie de prendre la fuite.
Nous connaissons toutes les deux les origines de ce problème intérieur et pourtant aucune de nous deux ne parvient à aborder le sujet. J'aimerais avoir la force nécessaire pour la rassurer et l'encourager à me faire confiance. Je l'observe quelques minutes en silence, incapable de prononcer un mot supplémentaire.
― Tu as conscience de ne pas être un monstre ? demandé-je d'une voix douce.
― Je n'ai aucune envie de parler de ça.
Elle serre les dents, ce qui me prouve que mon raisonnement était le bon. Ce pouvoir qu'elle camoufle à tout le monde depuis son enfance par crainte qu'on la regarde différemment. Mon propre don est différent de celui de ma sœur, mais je n'essaie pas de l'enfouir au fond de moi-même. Ayla considère son talent comme une malédiction alors qu'elle pourrait l'utiliser de façon intelligente et apprendre à le dompter.
Mademoiselle Delarosa ne tarde pas à revenir avec des tasses et une théière volante. Je suis contrainte de garder toutes mes remarques pour moi en me mordant la langue. Quand Ayla a-t-elle cessé de s'ouvrir à moi ? Je prends alors conscience que ce n'est pas elle qui a cessé de venir vers moi, mais le contraire. Nous nous sommes éloignées lorsque la compétition pour devenir représentante a officiellement commencé. Au fond de moi, je sais que ce n'est en partie de ma faute. Une certaine jalousie dont je ne soupçonnais pas l'existence grandit en moi et c'est un sentiment terrifiant.
27.04.2024
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