16 - La fête de la dernière chance
La limite de temps approchait bien trop vite. D'ici quelques heures, si personne n'avait commis de meurtre, nous procéderions au vote. Je n'étais pas allé au petit déjeuner. Impossible de soutenir le regard de mes camarades ; ceux-là même qui seraient prêts à exécuter Atlan.
Une idée me tenaillait depuis mon réveil. Une idée terrifiante, qui m'arrachait des frissons. Mais plus j'y pensais, plus j'étais déterminé à la mettre en place. Si aucun meurtre n'était commis d'ici demain, je ferai en sorte que les autres votent pour moi à la place d'Atlan. Il devait vivre. Il était l'un des plus intelligents parmi nous, et le perdre nous condamnait presque tous à mourir devant un tueur assez réfléchi. Je ne pouvais me résoudre à commettre un meurtre, quel qu'il soit, alors je m'arrangerais pour être le seul à périr. Pour cela, rien de compliqué. J'irai chercher un couteau dans le débarras, et le collerai sous la gorge du premier venu en hurlant à la mort. Le syndrome de Jean, j'avais envie de l'appeler. Ils me prendraient pour un fou et m'exécuteraient sans se poser de question.
Mes phalanges, crispées depuis bien trop longtemps, étaient blanches et douloureuses. Je crevais de peur. Peur de souffrir, surtout. C'était bête, mais le fait de mourir m'effrayait moins que de devoir subir pareille torture que Flora. Son visage mutilé me revint à l'esprit comme un avertissement. Jamais je ne pourrai oublier le hurlement de douleur qu'elle avait poussé lorsque la lame avait transpercé son genou.
Nous étions déjà à la mi-journée, et je me trouvais dans l'incapacité de bouger de mon lit. Si j'avais à mourir demain, autant ne pas trop se sociabiliser ; mon but n'était pas de rendre mes camarades tristes. Je poussai un soupir résigné.
On frappa à ma porte.
- C'est ouvert.
Ma voix ressemblait à un grincement. Je n'avais décidément pas la force de me lever. Cela devait être Ben, qui s'inquiétait. Ou Jack, qui venait m'assassiner. Note, dans ce cas, qu'Atlan n'aurait pas à mourir. Les deux options me convenaient. Mais rien de tout cela n'ouvrit la porte. C'était Capucine. La surprise me poussa à me redresser.
- Lève-toi, abruti, asséna-t-elle avant que je ne puisse parler. Ben s'inquiète pour toi depuis ce matin, il est encore plus insupportable que d'habitude.
Elle ne le remarqua peut-être pas, mais ses joues se teintèrent de rose. Sa réaction m'arracha un petit sourire. La brune ne l'admettrait pas, mais elle venait bel et bien me chercher pour Ben. En voyant mon sourire, elle me toisa.
- J'espère que tu n'es pas en train de préparer un meurtre.
- Quoi ? Mais... non ! Jamais de la vie !
Elle se retourna, prête à partir.
- Toute façon, un abruti comme toi laisserait plus de preuves qu'il n'a de neurones. Pas beaucoup, en soi, mais assez pour l'inculper.
Ses paroles cinglantes me firent grimacer. Elle venait peut-être avec de bonnes intentions, on ne la changerait jamais. L'amour demeurait vraiment inexplicable ; j'avais toujours du mal à concevoir les sentiments de Ben envers une fille si froide et cassante.
- Au fait, dit-elle avant de partir, Emiliana tient à organiser une fête, ce soir. Pour que le futur défunt reste sur une bonne note, sans doute ( je me fit violence pour ne pas trahir mes intentions en frissonnant ). Tout le monde est prié de venir, et ça vaut pour les abrutis de ta trempe. Ben serait content de te voir, termina-t-elle d'un ton radouci.
*
Le soir arriva plus vite que prévu. J'avais fini par m'endormir, accablé par tant de nuits blanches. Mes membres demeuraient alourdis, m'accusant d'avoir passé la journée immobile. J'entrouvris les yeux et clignai plusieurs fois des paupières pour me réveiller totalement. Je détestais la sensation cotonneuse ressentie après une sieste involontaire ; l'impression que mes sens s'étaient annihilés en même temps que la fatigue. Je m'étirai, déplorant un mal de dos persistant. Je devais faire peine à voir, avec mes cernes et mes cheveux en bataille.
La porte de ma chambre s'ouvrit, et je maudis celui ou celle qui se permettait d'entrer sans frapper. Du moins, je le maudis une demi-seconde.
- Toc toc, fit Atlan en rentrant.
Il avait troqué son simple t-shirt pour une chemise sombre qui lui allait à la perfection, faisant ressortir ses yeux glacés. Je restai muet, aussi choqué par sa présence que par ses vêtements. Est-ce que j'étais en train de rêver ? Je me pinçai machinalement. Il s'amusa de ma réaction et m'offrit un de ses rares sourires francs.
- Pas la peine d'en faire tout un plat. Disons... si c'est la dernière soirée que je dois passer, autant marquer le coup.
Il se montrait calme et avait prononcé ces paroles sur le ton de la plaisanterie, mais je savais qu'il craignait toujours de se faire exécuter. Cela me conforta dans mon idée : je devais me sacrifier pour lui, si aucun meurtre n'était commis d'ici quelques heures. J'en faisais mon devoir.
- Enfin, bon, dit-il. Tu veux bien me servir de cavalière ?
Je manquai de m'étouffer, écarlate. Il avait vraiment dit ça sérieusement ? La situation me dépassait, surtout avec un esprit encore embrumé par le sommeil. Atlan éclata de rire.
- Je plaisante. Habille-toi, on t'attend dans le réfectoire.
Il sortit. Je ne l'avais que rarement, pour ainsi dire jamais vu aussi expressif que ce soir. Il pensait sans doute vivre ses derniers instants, alors il se laisser aller à quelques blagues. Je me fis violence pour ne pas montrer mon désespoir. Atlan semblait enfin s'ouvrir, après deux semaines passées dans un calme presque inexpressif. Il se dévoilait parce qu'il pensait mourir. Il voulait laisser une trace, la meilleure trace qui soit de lui-même. Je pouvais enfin entrevoir le vrai Atlan, et j'allais crever à sa place. Cette simple pensée me broya le cœur. D'un côté, je savais que je prenais la bonne décision. Mais de l'autre... De l'autre, en mourant, j'abandonnai à tout jamais ceux qui comptaient pour moi. Atlan, évidemment, et Ben. Capucine, malgré ses piques ; Mary et sa naïveté adorable ; Yukie et son air fatigué en permanence, et tous les autres. Même Jack, ce satané psychopathe et ses manières sadiques. Je ressentais la même chose que Flora, juste avant son exécution. Cette impression de tout abandonner. Cette envie de se haïr pour ne pas avoir profité du moindre petit instant de bonheur.
Je me pris la tête entre les mains, luttant contre une irrésistible envie de pleurer.
Au fond... Au fond, peut-être qu'un meurtre serait commis avant la date limite. Le jeu des cibles promettait à celui qui tuerait la bonne personne de sortir sans procès. Quelqu'un allait forcément être attiré par la récompense !
Alors je me mis à espérer qu'un de mes camarades commette l'irréparable. Sans vraiment me rendre compte que ce sentiment n'était pas sain.
*
Une douche et une chemise enfilée plus tard, je me rendis au réfectoire, où, étonnamment, tout le monde se trouvait. Du moins... presque tout le monde. Une personne manquait à l'appel, mais je ne parvins pas à mettre le doigt dessus ; Ben me sauta littéralement dessus.
- Espèce de zombie ! J'ai eu vachement peur, mec. ( il gratta sa barbe de trois jours ) Fini de jouer aux associables !
Il me colla dans les mains un verre et m'entraîna au centre du réfectoire. Une enceinte jouait en fond une musique entraînante ; Emi sautillait en rythme, faisant voltiger sa tignasse rousse. Atlan m'offrit un grand sourire, à l'instar de Yukie et Ben. Tout le monde semblait profiter. Du moins, tout le monde faisait en sorte de profiter avant la fin du temps limite.
La soirée commença dans l'ambiance souhaitée : excellente. La nourriture préparée par Mary, Thomas et Yukie était délicieuse, bien que je n'aie pas très faim. Emi et Leeloo s'occupaient de la musique. Du moins, la rouquine s'en donnait à cœur joie sous le regard protecteur de son amie. Mais Emi finit rapidement dans les bras de Rufus, qu'elle embrassa à pleine bouche sous les applaudissements gamins de Jack. Le visage décomposé de Leeloo me fit un léger pincement au cœur, mais je me forçai à profiter de chaque instant de cette soirée.
Bianca hurlait des directives à Thomas. Elle semblait ne pas apprécier le repas, et envoya son larbin en cuisine lui préparer autre chose. Il s'exécuta, comme d'habitude, sans aucune résistance.
Charlie, du moins, Charles, conversait avec Jack ; ils discutaient des différents moyens de torturer quelqu'un avec une fourchette. Je les laissai à leurs délires psychopathes, décidément trop loin de mes activités de prédilection.
Les autres semblaient tout autant profiter avec néanmoins quelques réticences de Jean, qui, visiblement forcé à venir, se tenait dans un coin. Il regardait tout le monde avec suspicion. S'il était venu, c'était pour se protéger. Rester avec le groupe lui assurait de ne pas être tué, du moins cette nuit.
Quant à moi, je passai le début de soirée en compagnie d'Atlan, Ben, Capucine et Yukie. Le brun parlait peu, mais un petit sourire habillait son visage. Ben tentait sans succès d'impressionner Capucine, qui n'avait d'yeux que pour Atlan. Yukie, elle, semblait préoccupée.
- Mary n'est pas venue, me glissa-t-elle d'un coup. Elle était fatiguée.
L'asiatique insista sur le dernier mot, lourd de sous-entendus. Je réprimai un frisson. Mon cerveau se mit tout de suite en marche, réglé sur l'option « scénarios catastrophe » comme il savait si bien les imaginer.
J'étais tenaillé entre aller vérifier que Mary allait bien, ou rester à la fête pour profiter, et croire sur parole la jeune fille quand elle prétendait « être fatiguée ».
Yukie se mit à bâiller. Plus souvent que d'habitude. Ben la suivit. Il parlait toujours autant, mais sa voix avait légèrement décliné. Bientôt, j'aperçus Emi dodeliner de la tête dans les bras de Rufus, pas plus éveillé. Il l'allongea par terre avant de s'effondrer. Leeloo déplorait le même phénomène. Elle attrapa la main d'Emi avant de sombrer.
Bianca ne semblait même plus avoir la force d'insulter Thomas. Elle avait posé sa tête contre la table et ne bougeait plus.
- Bordel...
Atlan, une main contre le mur et l'autre sur son front, crispa sa mâchoire.
- Quelqu'un a... drogué la nourriture...
Un bâillement incontrôlable m'empêcha de prononcer le moindre mot. Capucine, furibonde, tenta de rejoindre les cuisines pour vérifier, mais elle trébucha et s'affaissa dans les bras de Ben qui la retint in-extremis. Le jeune homme ne réalisa pas tout de suite, mais il finit par s'empourprer.
Mes camarades tombèrent un à un. La peur, qui jusque là s'était tue, secoua mon corps d'un violent spasme.
Mes membres devinrent amorphes. Je me sentais nager dans un océan de coton. Ma vision se troubla, et un puissant vertige m'obligea à m'asseoir. Je luttai de toutes mes forces contre le sommeil, mais cet ennemi invisible ne me laissait aucune chance. Mes paupières se fermaient d'elles-mêmes, de plus en plus fréquemment.
- Dis, Cicine...
La voix rauque de Ben me parvint en écho.
- S'il devait... arriver quelque chose... pendant qu'on dort... ( il bâilla ) Je voulais que tu saches... je t'...
Sa tête retomba contre son épaule à la manière d'un patin inanimé. La brune ouvrit la bouche pour parler, mais fut emportée par le sommeil.
Je n'en avais plus pour longtemps. Il était maintenant certain qu'une personne allait commettre l'irréparable pendant notre sommeil. Quelqu'un ne se réveillerait jamais. Mais je n'avais même plus la force d'avoir peur.
L'image trouble d'Atlan me maintint éveillé jusqu'au bout. Le brun, regard assassin, tenta de se lever. Ses jambes le lâchèrent d'un seul coup et il s'effondra par terre. Il se traîna tant bien que mal en face de moi, et s'adossa contre le pied d'une chaise. Ses yeux mi-clos n'allaient pas tarder à se fermer, mais il garda son regard perçant dans ma direction ; la peur, la rage, la culpabilité, tout se mélangeait. Je me sentais sombrer. Mon corps ne répondait plus, seul mon esprit restait encore conscient. Atlan sembla puiser dans ses dernières forces pour parler. Il se battait à chaque mot, la drogue administrée le tirant de plus en plus vers l'inconscience.
- Au cas où... quelqu'un ne se réveillerait pas... Je... Je suis content d'avoir fait... ta... connaissance...
Et ses yeux se fermèrent, laissant tout juste assez d'énergie au brun pour esquisser un maigre sourire.
- Garde... espoir... Caleb...
Il glissa sur le côté, tombant à terre dans un profond sommeil.
Ma vision devint sombre, mon esprit se déconnecta. Et je tombai dans un profond sommeil sans rêves, sans émotions.
[Reste : 14]
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