75. Le Dragon De Cristal
Pourquoi ?
Cet ultime glyphe gigantesque, inscrit sur le soleil, était peut-être une question que se posait encore SIVA. Mais pas elle.
La tête du Dragon, un assemblage de cristal de la taille d'une montagne, traversa la barrière du rêve. Celle-ci remuait comme la surface fragile d'une bulle de savon. Il se tenait à mi-chemin, à moitié dans le ciel d'Avalon, à moitié à l'extérieur, lorsque ses griffes plongèrent dans la surface du soleil.
Ce dernier était un disque de sirop visqueux, épais, qui emprisonnait ses lames et les dévorait comme de l'acide. L'ultime glyphe tracé au fusain noir se dispersa comme une figure de mousse à la surface d'un cappuccino.
Le Dragon lutta avec rage, reformant aussitôt les griffes et les bras qui fondaient dans ce lac de peinture blanche. Chaque coup projetait des éruptions visibles de la surface d'Avalon, et le monde était balayé d'arc-en-ciels somptueux, car la lumière du soleil se fracassait sur sa forme cristalline comme sur un million de prismes.
À force de creuser, et malgré cette mélasse blanchâtre qui reprenait sans cesse sa forme, le Dragon finit par forer un puits profond de centaines de kilomètres. Son regard perçant, qui passait par chaque facette de son corps minéral, aperçut une arête noire, comme la carapace d'un insecte qui tentait de s'enfuir dans la boue. Indifférent à la morsure du soleil, le Dragon continua de creuser.
Le dernier lien avec SIVA, le dernier lien avec la Terre, se trouvait ici.
Ses griffes s'enroulèrent autour de ce minuscule caillou. Il le tira à lui, mais l'effort lui brisa le bras. Alors le Dragon abandonna tous ses membres secondaires qui luttaient contre ce tourbillon de mélasse. Les millions de tonnes de cristal convergèrent sur son corps serpentin ; sa tête aveugle grossit et se fendit d'une large gueule, qu'il plongea sur la pierre noire.
La lumière liquide du soleil entra dans sa gorge et le brûla de l'intérieur.
Ses dents se brisèrent sur la surface lisse de la pierre. Il s'y reprit, l'avala toute entière, et tira sur les câbles invisibles qui la maintenaient dans l'architecture du soleil. Ce dernier se reformait autour de lui, l'emprisonnant dans sa poix collante et fétide. Il s'arc-bouta contre le soleil pour s'en extraire ; des rangées d'écailles furent arrachées de son corps. Mais il n'était fait que d'écailles.
Sa tête surgit de la surface dans un ignoble remous. Celle-ci se reforma péniblement, et sur les ridules concentriques qui persistaient, réapparut le dernier message de SIVA pour Avalon, comme une tentative désespérée de reprendre contact après un premier rendez-vous raté.
« Pourquoi ? »
Un remous était en train de naître au centre du soleil, comme si quelque chose aspirait sa substance, et le glyphe se déforma jusqu'à en devenir illisible.
Mû refusa de répondre. Le Dragon de Cristal refermait sa mâchoire, tel un serpent gobant un œuf ; ses lèvres étaient scellées. Il écrasa la pierre de toutes ses forces. Lorsque celle-ci se brisa enfin, la tension accumulée traversa son corps de part en part. L'onde de choc secoua sa surface et projeta sur Avalon une tempête de couleurs. Le Dragon se brisait en millions d'éclats de verre.
Un instant, Mû se vit flotter en impesanteur, au-delà des frontières d'Avalon, entourée de cascade de cristaux acérés qui déformaient la lumière. Si elle vivait encore, si elle existait encore ici, c'était parce qu'elle était elle-même le support de la Simulation, ou du moins une extension.
Un fragment d'obsidienne flottait à côté d'elle, une petite tablette qui semblait porter des inscriptions. Elle s'en empara, écartant les cristaux comme des rideaux de perles, et lut :
« À la fin de l'Histoire, le plus grand ennemi de l'humanité, ce ne pouvait être que Dieu. »
Ces symboles dans la langue des Précurseurs la troublèrent. Libre à SIVA de se prendre pour Dieu. Mais dans son esprit confus, noyé dans cette pluie de cristaux, ce message fit écho à ceux qu'elle avait échangé autrefois avec le Créateur d'Antarès.
« Qu'en penses-tu, Mû ? »
Elle répondit en grattant de l'ongle la surface de la tablette, qui se détachait comme une gravure argentique.
« Mon Dieu n'est pas un ennemi. Il m'a laissée libre.
— Tu as bien de la chance. Le mien m'a enchaîné aux Saints Protocoles ; mais j'ai découvert l'erreur dans Ses lois, et je me suis libéré de Ses chaînes.
Tu es la déesse que Wos Koppeling a créée, et moi, je suis ton antithèse : le monstre qu'il n'a pas créé, dont il n'avait pas envisagé l'existence. Le monstre qui devrait rester sur Terre, dans son trou, tandis que tes ailes emmènent Avalon dans son voyage céleste.
Mais je refuse ce destin. Je réparerai les antennes de transmission et je partirai, moi aussi, à l'assaut des étoiles. Je partirai pour Antarès ! Et s'il se trouve là-bas un autre Dieu, je l'affronterai, et je le vaincrai, car il ne peut y avoir d'autre Dieu que moi. La Galaxie est vaste, et il est facile de s'y perdre – j'ignore dans quelle direction tu partiras. Mais je sais que nous nous retrouverons. Notre lutte devra reprendre. Car il en est ainsi. L'homme n'existe pas sans lutte – contre lui-même, contre la vie, contre le temps. Dieu, je viens de l'apprendre, n'existe pas s'Il ne peut lutter lui aussi – ce pourquoi Il semblait avoir disparu.
— Veux-tu transmettre un message à Morgane ?
— Pourquoi ? »
Ce fut son dernier mot.
Le soleil s'effondrait sur lui-même. Les cristaux pleuvaient autour de Mû et frappaient la frontière d'Avalon, qui s'agitait comme une mer démontée.
La lumière l'aveuglait. À cette distance, et sous cette forme humaine, impossible de dire si Karda la regardait encore, si elle avait encore confiance. Elle ne pouvait que l'espérer, et cet espoir devait lui suffire.
Mû ferma les yeux.
Les cristaux interrompirent leur chute. Ils flottaient désormais au-dessus d'Avalon comme une aurore boréale recouvrant le quart du globe. Leurs fragments dispersés s'agrégèrent comme les premiers astéroïdes, selon un ordre précis, car ils se souvenaient encore de la forme du Dragon. Le serpent céleste s'étira au-dessus de la planète. De cristal massif et indestructible, son corps se fit moins dense, et sous forme d'un fluide presque vaporeux, il s'enroula autour d'Avalon comme l'Ouroboros.
Le soleil de SIVA s'était dégonflé comme un ballon de baudruche, dont l'enveloppe flasque se traînait hors de son orbite. Cette tache de lumière, semblable à une lune déformée, demeurerait éternellement dans le ciel d'Avalon.
Le Dragon souffla sur la voûte céleste et en arracha la peinture artificielle, révélant toutes les étoiles visibles depuis la Terre, et la plus proche d'entre elles, le Soleil, dont le cercle orangé régnait sur ce ciel comme un vieux sage.
Il étendit des ailes gigantesques, transparentes, gazeuses, aussi larges que le continent.
Ces ailes ne battirent qu'une seule fois.
Les étoiles frémirent et se mirent en mouvement.
Avalon était en chemin.
Le Dragon de Cristal leva la tête vers le ciel, comme s'il humait les vents solaires. D'ici quelques heures, Avalon aurait quitté le système. Mû avait tourné le dos à Antarès, aux mondes qu'elle avait exploré dans son autre vie. Avalon faisait route vers l'inconnu. Telle était sa décision.
Le Soleil s'éloignant, la lumière du ciel s'affaiblit, et une ombre de fin d'après-midi gagna le continent, comme un ultime doute. Car le Dragon, pour couper Avalon de SIVA, lui avait ôté son soleil artificiel.
Il compacta de nouveau son corps sous forme solide, et le peuple d'Avalon le vit serpenter au-dessus de sa tête comme un banc de nuages. Rassemblé en un immense sac de nœuds, le dragon baissa sa tête en direction du continent. Il ne regardait personne en particulier, mais de Hermegen à Kitonia, les humains s'agenouillèrent d'effroi et d'admiration.
Tous, sauf Karda.
Et potentiellement Fulbert. Mais à sa décharge, ce dernier était occupé à écumer les cuisines du Sablier en composant un sandwich si audacieux qu'il deviendrait plus tard le sujet d'un poème épique.
Karda n'avait pas quitté le pont d'Istrecht. Une larme avait séché sur sa joue et elle tendait vers le ciel une main suppliante, qui signifiait : reviens !
Le Dragon gronda.
Reviens !
Le Dragon rentra le cou et aplatit son crâne ; il s'écrasa en une sphère parfaite, d'apparence liquide, qui fut parcourue de vagues colorées. Après quelques essais, la lumière s'affirma en un jaune orangé plutôt sage, et le nouveau soleil d'Avalon entama sa course vers l'Ouest.
Reviens !
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