71. Salut
— Salut, Mû.
— Salut, Karda. Bien rentrée ?
— On peut dire ça. J'ai retiré mon casque de VR, quoi.
— Si tu as besoin de me parler, tu peux le remettre.
— Désolée. Tu es plus à l'aise que moi dans la VR. Moi, je préfère le clavier. J'ai le temps de penser à ce que je dis. Ça m'évite de m'engueuler avec le monde entier.
— Tu parles de Jean ?
— C'est juste que... au début, quand ils ont fermé le lycée, je me suis dit que ce serait marrant, que je pourrais te voir tous les jours. Et c'était marrant, la réalité virtuelle. J'adore ta maison sur le bord du canal. Mais maintenant que je passe huit heures par jour avec ce casque sur la tête, j'en ai marre. Je n'arrête pas d'entendre les gars comme Jean parler de la grande migration vers True Life 2, et j'en ai marre. Ils disent tous que c'est le prochain pas. Que le monde n'a plus rien à nous offrir, qu'il a été dilapidé par nos grands-parents, et que tout ce qu'il nous reste à faire, c'est brancher nos cerveaux sur la VR, à temps plein.
— Mais ce n'est pas ce que tu crois.
— Je crois que c'est de leur faute.
— De la faute de Jean ?
— Non, pas lui en particulier... mais tous ceux qui ont renoncé à cause de ça. Le monde aurait dû se battre contre l'effondrement écologique. Au lieu de ça, la moitié dit qu'il n'existe pas, que ce n'est que temporaire, que ça va s'améliorer, et l'autre moitié veut carrément abandonner la réalité.
— C'est vrai que la Terre est en très mauvais état. Quelquefois, je me demande si c'était aussi le cas de Scorpii B. Je n'ai jamais vu à quoi ressemblait la planète. Peut-être qu'elle n'était qu'une immense simulation.
— Qu'est-ce que tu en penses, toi, de la grande migration ? Tu es bien placée pour avoir une opinion.
— Je ne sais pas. Je n'ai pas l'impression d'être concernée. Moi, je n'ai pas vraiment le choix. Je ne serai jamais autant humaine que toi et Jean.
— Ne dis pas ça.
— Je vais te dire ce que je pense. Je vis dans True Life 2 qui est censée être la meilleure simulation au monde. Mais c'est un monde incomplet. En fait, True Life 2 est un immense parc d'attractions. Tu sais, dans le temps, les manèges sur des parkings. Il faut absolument faire quelque chose, tout le temps. Tu ne peux pas t'arrêter quelques minutes sur un banc, écouter les chants d'oiseaux et regarder passer les nuages, parce que si tu fais ça, tout sonne faux.
— C'est tout notre monde qui est comme ça, Mû. Et tu sais, je n'ai jamais vu d'oiseaux hors de la VR. Quand j'étais petite, je pensais qu'ils n'existaient pas, comme les licornes.
— Bonne nuit, Karda.
— Attends, je voulais te dire un truc. Tu te souviens de Thomann, le garçon qu'on a croisé la semaine dernière ? En fait, il a un crush massif sur toi. Genre, au point de me poser des questions. Et pourquoi elle ne va pas au lycée, et pourquoi elle passe autant de temps dans la VR, et comment tu la connais, et... bref.
— C'est pas plutôt toi ?
— Moi ? Non, tu n'y comprends rien. Il me court après pour se rapprocher de toi.
— Qu'est-ce qu'il faut que je fasse ?
— Rien, si ça ne t'intéresse pas.
— Mais je veux bien être amie avec lui.
— Ça va devenir compliqué.
— J'ai l'impression que tout est compliqué. Comment est-ce qu'on différencie l'amour et l'amitié ? Il y a tellement de signaux qu'on peut envoyer, recevoir, et qu'il faut traduire, et qui sont ambigus. Est-ce que toute la vie humaine est comme ça ?
— Je me pose la même question.
— Comment font les autres ? Et les adultes ?
— Je crois qu'ils ont les mêmes problèmes.
***
— Salut, Mû.
— Salut, Karda. Ça faisait longtemps, non ?
— Ouais, désolée. Depuis que je suis entrée à la fac, je n'ai plus le temps de rien. J'ai encore déménagé et je n'ai même pas déballé les cartons.
— Comment va Sofia ?
— Ça dépend des jours. La dernière fois que je l'ai vue, elle se souvenait de mon prénom. Elle a demandé de tes nouvelles. Je lui ai dit que tout se passait bien, qu'il y avait toujours une équipe de son ancien labo qui s'occupait de toi.
— Ou plutôt, qui me surveillent. Ils ont réinstallé mon code source derrière trois niveaux d'émulation et de pare-feux. Je crois qu'ils ne savent pas quoi faire de moi.
— Mais tu es toujours libre de tes mouvements ?
— Bah, True Life 2 a été fermé, donc maintenant je vis dans Metropolis. Cette ville est insupportable. Gigantesque, avec de grands hôtels, des casinos, des boîtes de nuit, et de temps en temps, une Église de la Rédemption Éternelle. L'ambiance.
— :)
— Qu'est-ce qui te fait sourire ?
— Tu ne m'aurais jamais dit ça il y a dix ans.
— Ouais, j'y pense souvent. Maintenant, je ressens des choses. Plutôt basiques. Ça m'arrive d'être contente, et pas contente.
— C'est la base. Est-ce que tu as des nouvelles des autres ?
— Jean est mort.
— Quoi ?
— Tu te souviens de lui ?
— Bien sûr que je me souviens de lui !
— Je suis désolée, Karda. Moi aussi, j'ai été surprise.
— Surprise ? Juste surprise ?
— Et attristée.
— C'est tout ?
— Je... je ne me sens pas très bien.
— Attends... Mû, dis-moi juste ce qui s'est passé.
— Excès de VR. Il est resté connecté pendant plus de quatre jours. Sur Internet, ils disent que les gens meurent de déshydratation.
— Mais à quoi est-ce qu'il pensait ?
— Je n'en sais rien. Tu sais, la dernière fois que je l'ai vu, il m'a parlé de la migration vers la VR. Il était très sérieux. Il s'était inscrit à un de ces groupes qui militent pour le financement d'une VR publique. J'ai encore le flyer quelque part.
— Ça s'est passé quand ?
— Il y a six mois. C'est Thomann qui me l'a appris, le mois dernier.
— Pourquoi je n'étais pas au courant ?
— J'ai pensé à te le dire. Mais ça faisait longtemps que vous n'étiez plus en contact. Et tu étais si occupée avec la fac...
— Désolée, il faut que j'y aille. J'ai un rapport à rendre pour demain.
— Attends, Karda. Qu'est-ce que j'aurais dû faire ? Dis-moi, s'il te plaît.
— Désolée, je n'ai plus dix ans. Je n'ai plus le temps que j'avais à l'époque.
— Mais comment deviendrai-je humaine ?
— Comme tout le monde. À un moment, il faut que tu apprennes toute seule.
***
— Bonjour, Mû.
— Salut, Karda.
— J'ai relu les derniers messages qu'on s'est envoyé, l'an dernier, et je te demande pardon. J'ai vraiment été dure avec toi.
— Est-ce que tu vas bien ?
— Je fais comme je peux. Ma copine est partie l'an dernier et depuis je passe mes journées au labo. Avec tout ce qui se passe en ce moment, je préfère rester le nez dans le travail plutôt que de penser à autre chose. Je travaille sur tes données, en fait. Sur ton langage. Ça fait un peu bizarre. Et toi ? Toujours branchée à Metropolis ? Ça ressemble à quoi, la simulation ?
— Metropolis a fait faillite. Maintenant, je suis sur True Life 3, et les serveurs sont surchargés. Mon code tourne sur un ordinateur dédié dans le labo, et du coup, j'ai des décalages temporels avec le serveur d'environnement. Tout à l'heure j'ai voulu attraper une tasse à thé et elle s'est retrouvée en l'air avant que ma main ne touche l'anse, du coup, j'ai cassé une tasse à thé. Ah, et sinon, j'ai rêvé de toi, l'autre jour.
— Tu dors, maintenant ?
— Au départ, c'était de la méditation. Maintenant je crois que c'est du vrai sommeil. Mais c'est toujours aussi difficile à dire. Et puis, les gens qui viennent dans la simulation ne sont pas là pour dormir, et j'ai du mal à insonoriser mon appartement.
— Je sais qu'on s'est perdues de vue pendant quelques années, mais je me suis vraiment rendue compte à quel point tu comptais pour moi. Je n'ai jamais eu de meilleure amie que toi. Mais je ne vois ça que maintenant. Le temps a passé et j'ai perdu de vue presque tout le monde, tous les gens avec qui j'ai traversé les meilleures années de ma vie. Je crois qu'il ne me reste que toi. Et je sais à quel point j'ai l'air bête, de débarquer comme ça en disant que finalement, c'était mieux avant, quand on était adolescentes et que le monde était devant nous...
— Je crois que je comprends.
— Je suis sûre que tu comprends. J'avais autre chose à te dire. Les gens du labo sont en train de déménager sur un autre projet, qu'ils sont en train de monter au Brésil. Le projet Avalon. Tu ne trouveras pas grand-chose sur Internet, mais la seule chose que j'ai compris, c'est qu'ils construisaient une Simulation très avancée.
— Alors, la migration commence ?
— Peut-être. Je vais certainement travailler dessus moi aussi et j'essaierai de te tenir au courant. Après tout, tous les travaux qu'on fait ici, toute cette branche d'étude, elle émane de toi.
— Quel honneur ;)
— Et puis, on ne sait jamais, peut-être que je pourrai te trouver une place.
— Ne t'épuise pas pour moi. À choisir, je préférerais que tu passes me dire bonjour dans la VR.
— Je ferai ça. Promis. Je ne sais pas quand, mais c'est promis.
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