53. Le réveil
Dans quelle mesure les Ases sont-ils humains ? Ils passent sans frémir le test de Turing, et leur pensée est structurée sur une base empruntée au code de Mû, et un modèle semblable au nôtre. Mais ils ont été créés pour suivre des ordres, pour servir les Protocoles et l'humanité. Cette intention est comme une marque. Nous, les humains, en sommes exempts. Cela ne nous avance pas beaucoup plus : certains, comme Williams, passent toute leur vie à rechercher une marque d'intention semblable, jusqu'à en perdre la raison.
Wos Koppeling, Journal
« Par ici, par ici, approchez, n'ayez crainte » répétait Lennart.
Tandis qu'ils progressaient dans la crypte, son excitation se fit palpable ; on aurait dit un marchand de rêves qui emmenait ses clients favoris dans quelque arrière-boutique secrète.
Siegfried était nerveux. Il portait ses pierres de Sysade à la ceinture, à la place de ses pistolets. À chaque pas, elles rebondissaient contre son armure noire avec un son cristallin. Seule Karda ne paraissait ni fiévreuse, ni inquiète. Elle observait avec attention les cuves vides qui s'alignaient le long de ce grand couloir, sous une pâle lueur violacée.
« Vous étiez plus nombreux que je ne le pensais, avoua-t-elle.
— Venez par ici » dit Lennart en agitant le flambeau qu'il tenait en main pour pallier à la phosphorescence hasardeuse du plafond.
Du doigt, il désigna l'immense porte triangulaire. Siegfried avait beau l'avoir traversée une fois, il devait se forcer à y voir autre chose qu'un mur. Contrairement aux vestiges des Précurseurs abandonnés à la surface d'Avalon, c'était une surface nue, lisse, sans aspérité. Car les autres ruines entendaient expliquer et transmettre quelque chose aux générations futures ; mais cette crypte n'était qu'une arche à l'intérieur de l'arche, construite pour les Précurseurs eux-mêmes. Ils n'entendaient pas accueillir quiconque dans ce sanctuaire ; c'était à eux, au contraire, d'en sortir en conquérants.
« L'un de vous deux me fera-t-il l'honneur d'ouvrir ce sarcophage ? » dit Lennart.
Siegfried hésita. À eux trois, ils avaient sans doute accumulé autant de mensonges, de non-dits et d'intentions secrètes qu'une vieille famille d'aristocrates. Une question le taraudait donc depuis qu'ils avaient abandonné leur escorte, à l'entrée de la crypte : qui, parmi eux, cachait encore quelque chose ?
Lennart paraissait sincère. Mais l'Empereur était passé maître dans l'art de la politique, qui consiste à dire quelque chose, faire quelque chose d'autre, et donner ensuite un compte-rendu différent. Pour le Magnanime, les Protocoles étaient la vérité. Le reste n'était que fluctuations politiques. Ce pourquoi il n'avait eu aucun mal à construire un Empire et planifier une invasion d'Avalon.
Karda tenait sa parole. Mais avec un tel pouvoir, elle pouvait s'affranchir de la vérité quand elle le voulait.
Et lui, Siegfried ? La perspective de réveiller les Précurseurs ne le rendait pas heureux, bien au contraire. Une fois Williams réveillé, ils réinitialiseraient Avalon. Et tous les combats, tous les voyages, tous les efforts déployés par Siegfried disparaîtraient avec le dernier Modèle humain. Pire encore, tous les défis à venir lui seraient ravis ; toutes les batailles où il aurait pu faire usage de son pouvoir de Sysade.
« Vous n'avez pas besoin d'un Administrateur Système, dit Karda. C'est à vous d'ouvrir la porte. C'est à vous de réveiller Williams. Après tout, c'est votre œuvre.
— Mais vous êtes, avec les endormis de la crypte, la dernière humaine encore en vie. Songez-y : ce sont vos frères et sœurs qui nous attendent dans ces murs. »
Karda le regarda de travers, comme s'il ne pouvait pas proférer pire insulte. Elle lâcha un soupir et pointa la porte du doigt, qui s'ouvrit aussitôt au son d'un Léviathan se raclant la gorge. L'obscurité profonde de la crypte sembla s'écouler dans leur direction comme un flot de fumée dense.
La Précurseure s'arrêta à l'entrée, entre deux piliers, tandis que Lennart se promenait en allumant des flambeaux. Bientôt, les frontières de la salle se firent plus nettes, et Siegfried put suivre du regard ce mur de glace moirée qui courait d'un bout à l'autre, où l'on devinait des formes humaines, comme des insectes pris dans l'ambre.
« Comment allez-vous procéder ? » demanda Karda.
La voûte trop haute était hors de portée de la lumière, mais les échos rendaient compte de sa présence derrière un rideau d'ombre. Chaque mot résonnait comme si les Précurseurs endormis les répétaient à l'unisson.
« Le dispositif est déjà en place » indiqua Lennart.
Tout au long du mur, des câbles pendaient à des pitons plantés dans la glace ; ils convergeaient sur un petit boîtier de la taille d'une radio portative, posé contre le mur du fond de la crypte. L'Empereur s'en empara et les invita à le rejoindre d'un geste.
Il posa la main contre la glace. De ce substrat verdâtre, où dansaient des filaments noirs, Siegfried ne put reconnaître qu'un morceau de main, qui ressemblait à une poignée d'algues au fond d'un lac.
« Je vous présente Noah Williams, le coordinateur du projet Avalon.
— C'est un système à résonance, comprit Karda en désignant le boîtier.
— En effet. »
Quelques mètres plus loin béait le trou d'où il avait extrait le Sysade. Haches, pioches et flambeaux s'étaient usés contre le mur inflexible, jusqu'à ce que la patience finisse par payer. Et encore. S'ils avaient regardé de plus près, ils auraient vu que les pieds du malheureux avaient été laissés dans la glace.
« Ce verre est une des matières les plus solides d'Avalon, expliqua Lennart en direction de Siegfried. A priori, même si le courroux du Dragon devait s'abattre sur l'endroit où nous nous trouvons, les Précurseurs endormis pourraient y survivre. Cependant, comme les cristaux de Sysade, cette matière dispose de propriétés spéciales. Elle a été programmée pour réagir à un ultrason spécifique.
— Qu'attendez-vous ? demanda Karda en croisant les bras. Vous pensez que Williams n'est pas pressé de se réveiller ?
— L'instant est historique » protesta Lennart.
L'Empereur tourna le commutateur d'un geste vif ; mais Siegfried était presque certain de l'avoir vu hésiter. Car après des années à manipuler l'Empire Austral, Lennart avait fini par prendre goût, lui aussi, à son pouvoir et à son statut.
Ils n'entendirent pas le moindre son, mais le mur se mit à vibrer, et bientôt, à tanguer. La glace se liquéfiait de l'intérieur, et sa pression déformait la surface ramollie. Les pitons furent éjectés, les flambeaux tombèrent de leur support. Alors que Siegfried s'attendait à un craquement de vitre brisée, le mur claqua comme un anévrisme et un liquide sombre, visqueux, se déversa dans toute la pièce.
Une puanteur infecte le prit à la gorge, et Siegfried rabattit la visière de son casque. Seuls les flambeaux accrochés aux piliers éclairaient encore la pièce, et Siegfried ne voyait plus que le dos de Lennart, ses cheveux blancs, sa main crispée sur le boîtier, et ses bottes enfoncées dans cette bile noire vomie par les entrailles de la terre.
Karda pointa un doigt vers le ciel. Une traînée de lumière partit de sa main comme une fusée d'artifice, avant d'éclater en une pluie de cristaux. Ils demeurèrent suspendus comme les étoiles d'un faux ciel et leur pâle lumière bleutée se répandit dans toute la crypte.
Les Précurseurs, au nombre d'une centaine, s'agitaient dans la flaque comme des poissons dans un trou d'eau. Ils tremblaient de tous leurs membres, et certains faisaient mine de ramper en quête d'un monde meilleur avec force clapotis ridicules. La glace avait coloré leurs cheveux humides et leurs yeux éteints d'un noir boueux. Leurs visages étaient figés dans des rictus aléatoires.
Ce n'était pas tout à fait l'éveil en majesté que présageait Lennart.
Siegfried donna un coup de pied à un Précurseur qui essayait de s'accrocher à lui. Il s'approcha de Lennart ; l'Ase avait les yeux baissés sur un homme maigre, encore endormi, recroquevillé en position fœtale.
« C'est bien Noah, dit Karda.
— Je ne comprends pas.
— Eh bien, leur système de stase n'a pas fonctionné comme prévu. Ils l'ont implémenté à la va-vite en allant contre toutes les spécifications d'Avalon. Ils auraient pu vivre une vie tranquille dans le monde que nous avions construit, mais ils ont préféré prendre le risque de griller leur cerveau. »
Lennart écrasa le boîtier dans sa main, en arracha les câbles et le jeta dans un coin de la pièce. Il rebondit contre un pilier, puis un Précurseur s'en empara et se mit à le ronger.
« Non... impossible !
— C'est terminé, dit Karda avec un soulagement perceptible. La volonté qui a dicté vos Protocoles n'existe plus.
— Williams ! »
Lennart s'agenouilla contre l'homme, le secoua, déplia ses bras maigres et visqueux, tourna son visage en direction de la lumière.
« Williams ! Réveillez-vous ! »
L'homme ouvrit doucement les yeux et sourit.
Ses cheveux étaient courts, et une fine barbe recouvrait son visage.
« C'est le corps de Williams, dit Karda. Mais son esprit...
— Son esprit est encore là » dit-il d'une voix rauque.
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