3. Morgane
S'il y a bien une chose qu'on peut reconnaître à Descartes lorsqu'il compara les animaux aux machines, c'est que son intuition était juste. Malheureusement, il oublia d'inclure l'être humain dans le règne animal. La science de l'évolution a fini par le corriger.
Tout être vivant, des archées aux platanes, des tardigrades aux baleines à bosse, est une machine, et cette machine consomme de l'énergie pour fonctionner. Certains extraient cette énergie du milieu, et ultimement, du soleil : ce sont les plantes et le phytoplancton. Indirectement, on peut donc en conclure que les bégonias fonctionnent à l'énergie nucléaire : les réactions de fusion du Soleil entretiennent le cycle de la vie sur Terre ; sans lumière, tout dépérirait en quelques semaines.
Mais d'autres êtres vivants, dont nous faisons partie, sont des opportunistes et des voleurs : plutôt que de nous bâtir nous-mêmes à la sueur de notre chlorophylle, nous absorbons l'énergie d'autres êtres vivants. Nous mangeons. Nous mangeons des feuilles, des fruits, des champignons, d'autres animaux. Et si certains ne se contentent que d'un régime alimentaire très précis, pour ce qui est de manger, l'humanité tient le sommet du palmarès : nous avons tout tenté. En Islande, on laissait pourrir des requins sous terre pendant la moitié de l'année avant de les faire sécher à l'air libre ; le résultat est, paraît-il, comestible.
Après s'être nourri de baies sauvages et de mammouth laineux pendant quelques dizaines de millénaires, l'humain moderne a diversifié son alimentation. Vous pensez au sucre, aux frites et à la mayonnaise ; je pense au charbon, au pétrole, au gaz et à l'uranium. Au début du XXe siècle, le monde consommait trente-cinq milliards de barils de pétrole par an. À peu près cinq barils par personne. Un peu plus de deux litres par jour. Bon appétit...
Et bien plus que le sucre ou le café, c'est l'addiction à ce quatuor maudit qui a scellé le destin de l'humanité. Gonflé à bloc par cette consommation délirante d'énergie, l'être humain s'est engraissé ; il a externalisé des structures et des machines qui procuraient ce qu'on a pu appeler le confort moderne. Mais le jour fatidique a bien fini par arriver : un jour, les mines de charbon se sont vidées, les robinets de pétrole ont cessé de couler, le dernier pet de gaz s'est échappé des entrailles de la Terre, et même l'uranium est venu à manquer. Alors, nos machines se sont étouffées, et nous nous sommes souvenus à quel point nous étions petits et faibles.
Wos Koppeling, Journal
Au moment où la porte du vestige se refermait sur Arnold, emportant le guide forestier vers un sombre destin, le Processus ASE-P-103 reçut un signal de réveil, daté à t + 24051653112. Sa mémoire, son système de décision et ses vecteurs d'entrée-sortie formaient une forêt inextricable, faites de boucles de rétroactions enchevêtrées comme les traits de peinture de Pollock ; un autre processus, exécutant un seul algorithme de tri, fit le travail de choisir ce qui devait être réactivé en premier, ce qui pouvait attendre, et il empila ainsi les appels récursifs tel un huissier de justice classant tranquillement des centaines de dossiers.
Le réveil du Processus ASE-P-103 fut donc difficile, progressif, comme un lendemain de fête. Au bout d'une milliseconde, il retrouva la conscience de lui-même, et put donc se demander qui il était, où il était et ce qu'il faisait là. Au bout de deux millisecondes, elle se souvint que son nom d'usage était Morgane. Au bout de trois millisecondes, un flux d'informations visuelles, qui rencontrait jusqu'à présent une porte fermée, put enfin entrer dans son système interne de traitement, et ce fut comme si elle ouvrait les yeux, bien qu'elle n'eût pour seul œil qu'une caméra tridimensionnelle plantée au sommet d'un drone de patrouille.
« Qu'est-ce que je fais là ? » se demanda-t-elle à haute voix.
Elle répéta cette phrase plusieurs fois avant de constater que les entrées-sorties sonores ne passaient pas par l'air ambiant, mais par un canal radio entièrement numérisé. Puis elle se mit à marcher, ou plutôt, à rouler, car le drone de patrouille avait la forme d'une carapace de tortue posée sur roulettes, et Morgane voyait tout du point de vue d'un petit Poucet.
Le sol était d'un gris minéral, régulier et déprimant ; elle sentait toutes ses rugosités s'imprimer dans la suspension du drone. Une poussière épaisse s'infiltrait dans ses engrenages fourbus. Morgane passa une vitesse, suivant un chemin qu'elle se souvenait vaguement d'avoir emprunté dans l'autre sens. Une brume épaisse brouillait sa vision au-dessus de cinquante centimètres de hauteur ; elle avait l'impression de s'enfuir en rampant d'une maison enfumée. Mais bientôt, des silhouettes massives, gigantesques, se manifestèrent derrière ces volutes. Des géants de dix mètres de haut au moins.
Morgane se cogna contre un d'entre eux.
C'était une stèle de pierre artificielle ; on avait fondu de la lave dans un creuset, avant de la solidifier en une pâte de verre épaisse, d'une noirceur olivâtre, et sur laquelle se reflétait l'œil aiguisé du drone de patrouille. Un texte y était gravé en caractères réguliers, semblable aux glyphes de la Pierre de Rosette. Un message, non pour Morgane, qui l'avait déjà lu un millier de fois, mais pour ces civilisations d'outre-espace que l'humanité n'avait jamais eu l'occasion de rencontrer, et qui viendraient peut-être, un jour, exhumer les vestiges de ses gloires passées.
Des milliers de stèles semblables avaient été érigées sur toutes les terres émergées du globe ; on ne pouvait qu'espérer que les extraterrestres sauraient en déchiffrer le langage. Morgane admirait celui-ci comme le produit le plus exquis de la science humaine. D'une poignée de constantes physiques, telles que le rapport entre la masse du proton et de l'électron, on définissait les nombres ; des nombres, les mathématiques. Or les mathématiques n'avaient jamais été qu'un vaste langage tissé dans la structure de l'univers. Il suffisait d'en tirer un peu de logique et quelques concepts – l'absence, la présence, l'identité, la transformation... pour établir les fondations solides d'une pensée capable de franchir toutes les barrières.
C'était une création noble et sincère, et tout comme Beethoven ne put entendre ses dernières symphonies, il y avait quelque chose de triste et de touchant dans le fait qu'aucun humain ne poserait jamais ses yeux sur ce message de la fin des temps.
Morgane fit une brève marche arrière et reprit sa route. À quelques dizaines de mètres, un tétraèdre de métal transperçait le sol comme l'échine osseuse d'un monstre chthonien : l'embouchure du tunnel de service qu'elle avait emprunté pour rejoindre ce purgatoire embrumé qui avait autrefois été une forêt équatoriale.
« SIVA ? appela-t-elle. C'est toi qui m'a réveillée ? Est-ce que tu es là ? »
En appeler directement à SIVA, c'était pour Morgane l'équivalent de grimper au sommet d'une montagne et d'interpeller Dieu le père. Mais comme l'homme sur la montagne alors que le Déluge fait rage, Morgane n'avait personne d'autre à qui s'adresser, et SIVA s'apparentait plus à un père, qu'à un Dieu.
« Affirmatif. » répondit le Processus ASE-P-0, le premier de la série des Ases, et la clef de voûte du projet Avalon.
Sa voix avait un timbre électronique et choral, ni masculin, ni féminin, et résonnait avec un étrange écho, comme s'il se trouvait juste à côté d'elle dans une pièce fermée. SIVA n'était pas conçu pour interagir avec des humains, tout au plus des Ases comme Morgane ; il n'avait donc ni visage, ni personnalité ; ce n'était qu'une voix omniprésente chargée de réguler les fonctions centrales du projet.
« Il y a eu un problème ? »
La porte automatique claqua et Morgane suivit une rangée de diodes, comme de minuscules lucioles bleues, qui indiquaient le chemin de la rampe antidérapante. Elle entrait dans les entrailles de SIVA, comme souvent entre deux siècles de gardiennage passif ; Morgane était une jardinière sans jardin, qui se contentait d'errer entre les pierres, et l'ennui la clouait souvent dans un sommeil sans rêve. Car les pierres n'avaient pas bougé d'un millimètre, les civilisations étrangères n'étaient pas venues gratter la poussière des gratte-ciels effondrés, et la compagnie de SIVA était d'un ennui mortel.
« Ce sera plus simple si tu accèdes à une salle d'interface.
— Tu pourrais juste me transmettre les données.
— Tu viens de passer un milliard, neuf cent cinquante neuf millions, deux cent vingt cinq-mille, trois cent sept, secondes, en mode veille, et tu as donc manqué : quarante-six mille sept cent cinquante procédures de défragmentation. Les Protocoles indiquent que pour des raisons de sécurité, je ne peux pas établir de connexion avec un processus qui a manqué plus de quatre nettoyages successifs.
— Si longtemps ? J'étais en veille, je n'étais pas active, ça ne compte pas. »
Mais SIVA ne jurait que par les Protocoles. En un sens, il avait tout à fait raison : dans une position telle que la sienne, il valait mieux s'en tenir à la procédure. Les bâtisseurs du projet Avalon avaient édicté un arbre de décision extrêmement précis et robuste, permettant à SIVA d'effectuer son travail à la perfection, sans rien laisser au hasard ou à l'heuristique.
Le tunnel n'était pas plus long que celui que le chevalier Siegfried avait emprunté une demi-heure plus tôt à peine, mais Morgane avait la forme d'un hérisson sur roues surmonté d'une perche à selfies, aussi dût-elle patienter un certain temps avant d'atteindre la salle d'interface.
Une marche impromptue la fit chuter de dix centimètres sur la dalle de métal uniforme, ce qui arracha à ses suspensions une protestation grinçante. Une série de néons clignota, révélant un plafond identique, tandis que le rayon du projecteur holographique s'élargissait au centre de la pièce.
« Je t'écoute » dit Morgane.
Si c'était un défaut matériel, elle ne pourrait pas y faire grand-chose. Les installations internes de SIVA étaient enfermées à un kilomètre de profondeur, plongées dans une atmosphère d'azote en surpression – même Morgane ne pouvait pas accéder à ces ordinateurs qui fonctionnaient depuis cinq siècles.
« Je sollicite ton avis suite à un imprévu pour lequel les Protocoles ne permettent pas de déterminer une action correctrice. »
Une sphère se matérialisa dans le rayon holographique, faite de traits d'ombres dans la cascade dorée, comme si la lumière se cognait contre son opacité. Bien qu'elle soit forcée de la regarder d'en bas, Morgane reconnut le continent unique, à peine plus étendu que l'Amérique du Nord, et qui pourtant occupait un bon quart de ce globe. Vu d'ici, on aurait dit un monstre trapu qui refermait sa mâchoire sur le pôle Sud.
Ce n'était pas la Terre.
« L'évènement a eu lieu sur Avalon, ajouta SIVA comme s'il craignait que l'image ne lui suffît pas à se faire comprendre. Dans la Simulation. »
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro