3
Arrivé chez lui, il retira son écharpe et son manteau, puis les lança sur sa chaise à bordel. Cette chaise qui ressemblait à un monstre difforme la nuit. Ensuite, il se déshabilla. Il vérifia quand même qu'il avait bien fermé sa porte à clé. Ça lui était déjà arrivé. De laisser sa porte ouverte. Il s'en souviendrait toujours, d'ailleurs. Cette fois-là, en sortant de sa douche, il avait retrouvé le petit voisin du troisième sur son canapé, en train de dormir. Depuis, il vérifiait toujours sa porte. Il aimait recevoir, préparer des petits plats pour ses invités, passer une bonne soirée à rigoler et parler jusqu'à pas d'heure. Il aimait cela seulement quand il avait bien invité la personne. Se retrouver avec un enfant dormant sur son canapé et la mère qui venait le chercher à bout de souffle n'était pas ce qu'il qualifié d'une « bonne soirée ».
Adam regarda l'heure et vit qu'il n'était qu'une heure du matin. Il s'était imaginé être resté tellement longtemps dehors que le froid l'avait gelé, immobilisé dans le temps. Il fila sous la douche et laissa l'eau chaude, presque brûlante, couler sur lui. Son corps devint petit à petit rouge. Il n'en souffrait pas, pourtant. Adam appréciait ces brûlures. C'était une façon de se sentir vivant. S'il ressentait la douleur, alors il était encore de ce monde. Ça le rassurait de penser à cela. C'était un peu glauque, mais ça le rassurait. En sortant, il n'avait qu'une serviette autour de la taille. Le temps de décembre ne lui faisait rien. Ce n'était pas le froid qui allait l'atteindre. Adam ne sentait plus rien. Il ne sentait pas le froid. Quasiment jamais, il avait même très chaud. Il étouffait. Là, dans son appartement, il mourait de chaud. Autre preuve de son décalage avec le monde.
Il s'installa sur son canapé brun, il s'enflamma une autre cigarette et alluma la télévision. Il la regardait sans goût, elle aussi. Il ne la regardait même plus. Il ne l'allumait que pour meubler le silence de son appartement et pour ne pas se sentir trop seul. Le bruit de la télévision meublait ses pensées, ses inquiétudes, ses doutes. Il s'allongea et ses jambes, trop longues pour son canapé deux places, dépassaient. Son bras lui soutenait la tête. Il en avait besoin, sa tête était trop lourde. À force de trop penser, il n'y avait plus de place à la légèreté. Sa tête était comme un poids qu'il devait traîner partout où il allait. De sa main encore libre, il tenait sa cigarette. Il fumait aussi sans goût. Il fumait pour combler son temps, pour brûler ses pensées, pour brûler ses poumons. Il fumait pour s'occuper, pour s'alimenter. Ce n'était pas très sain, mais ça l'empêchait de faire de vraies conneries. Alors, il continuait. Parce que s'il ne continuait pas, il replongerait. Il ferait une crise. C'était mieux de se cramer de l'intérieur. Il se calmait comme ça. Le cancer du poumon l'attendait de pieds fermes, mais pas le désespoir, enfin, pas ce soir.
La sonnerie trop forte de son téléphone le coupa de sa rêverie. Il enleva son bras de sous sa tête, se pencha en avant et prit son téléphone. Il lut « Lila ». Il glissa lentement son pouce jusqu'aux icônes rouge et verte. Il prit trop de temps, l'appel s'interrompit. Si elle a besoin, elle rappellera, pensa-t-il. Alors qu'il se penchait à nouveau pour poser son téléphone sur la table basse de son salon, un message s'afficha. « Ouvre, je suis en bas. », s'inscrivit sur l'écran. Il écrasa sa cigarette dans une soucoupe qui traînait là, celle de son café du matin, toujours plein, mais désormais froid. Il se leva, tenant toujours sa serviette autour de la taille. Adam s'approcha de l'interphone et appuya sur un des boutons pour ouvrir la porte. Il fit demi-tour et reprit sa position initiale.
Il cala une nouvelle cigarette entre ses lèvres. Adam Rosier n'était pas accro, non. C'était principalement ce qu'il essayait de faire croire. Il essayait surtout de se convaincre lui-même. Il n'était pas addict, il passait son temps. C'était tout. Cela demeurait la seule façon qu'il avait trouvée d'amener un peu de chaleur dans sa vie, de rallumer ce feu dans sa poitrine, de donner la dernière flambée à son brasier. Il gardait la cigarette dans sa bouche sans l'allumer. Il n'en avait plus la force, ni l'envie, à vrai dire. Il la laissa pendre à ses lèvres comme un accessoire dont il était difficile de se défaire, une sorte de prolongement de lui-même.
La porte de son appartement niçois s'ouvrit. Une jeune femme au carré brun court entra, sourire Colgate aux lèvres. Elle tenait un sac en plastique plein à craquer ainsi qu'une bouteille de vin blanc. Elle ferma la porte du pied et posa le sac et la bouteille sur la table. Elle se débarrassa de son écharpe brune. Elle regardait Adam sans perdre son fidèle sourire. Elle commença à sortir les boîtes en plastique blanches du sac.
« — Je t'ai apporté un festin chinois ! Comme tu aimes, bien sûr. J'ai pris de la soupe, là, il y a les nems. Oh, j'ai pris la sauce piquante. Celle extra-piquante ! Il faut juste tout réchauffer, je ne savais pas à quelle heure tu rentrais, annonça-t-elle en emmenant le sac vide dans la cuisine.
— Merci, mais j'ai déjà mangé. »
Adam lui mentit. Il n'avait plus rien mangé depuis le matin même. Il se sentit coupable d'avoir, une nouvelle fois, laissé ses pulsions prendre le contrôle de lui-même. Cela devenait de plus en plus fréquent. Il le sentait, il perdait totalement le contrôle. Il se perdait. L'histoire se répétait, c'était une évidence.
« —Lila, qu'est-ce que tu fais là ? », demanda Adam en se redressant.
Il écrasa sa cigarette d'une main et de l'autre, tenait fermement sa serviette. Il rejoignit Lila dans sa petite cuisine. Arrivé à sa hauteur, il lui embrassa le front. Elle sourit.
« — Je suis juste venue voir comment tu allais. Tu veux boire un verre de vin ?»
Adam ne lui répondit pas tout de suite. Il la regardait s'affairer à réchauffer les plats un à un, appuyé contre l'un de ses meubles. Il n'osait pas lui répondre. S'il devait être entièrement honnête avec elle, il lui dirait « Non, j'ai peur d'encore faire une connerie. Alors, j'évite de manger. ». Il n'avait pas du tout envie de boire du vin ni de manger chinois. Mais Adam ne voulait ni la décevoir ni l'inquiéter. Elle connaissait son problème, elle ne savait pas qu'il était bel et bien de retour. Adam voulait la garder hors de cela, il allait s'en sortir. Alors, Adam répondit à l'affirmative : « Oui, je veux bien un verre ». Il lui embrassa la joue et partit enfiler un pyjama.
«—Tu nous manques, tu sais ? avait-elle dit lorsqu'il s'approcha d'elle.
Adam s'appuya une nouvelle fois sur son meuble et prit le verre que Lila lui tendait. Il lui prit la main et la tira jusqu'à lui. Il ramena le verre à ses lèvres et but une gorgée de vin.
« — Tao. Tu lui manques. Beaucoup. Tu lui manques peut-être plus que tu me manques, ajouta-t-elle.
— Il n'a pas besoin de s'inquiéter. Regarde et dis-lui que je vais bien, ajouta Adam, un sourire aux lèvres tout en effectuant un tour sur lui-même.
— Je sais que c'est compliqué pour toi. Mais tu sais que si tu as besoin, n'hésite surtout pas, je suis là pour toi. Et je sais que ça semble bateau. Mais c'est la vérité. Tu pourras toujours compter sur moi. Et sur Tao, murmura-t-elle en le prenant dans ses bras.
— Je sais, ne t'en fais pas. Tu es là. C'est tout ce qui compte pour moi. »
Adam posa une main dans son dos. De l'autre, il lui caressait les cheveux, lui remettant, de temps à autre, une mèche derrière l'oreille. Parfois, il posait ses lèvres sur son front. Elle, elle le regardait comme s'il était la plus belle personne qu'elle ait jamais vu. Elle avait ce regard plein d'admiration lorsqu'elle posait les yeux sur son copain. Peu importe où il en était, elle serait toujours là pour le soutenir. Lui, il ne pouvait pas concevoir qu'elle l'admirait autant. Il n'était qu'un bon à rien, il n'y avait rien d'admirable là-dedans. Adam avait beau retourner la chose dans tous les sens, il ne comprenait pas ce que Lila lui trouvait. Il restait cependant très reconnaissant de l'avoir dans sa vie.
« — Sérieux, tu as l'art de venir à des heures pas possibles, toi, avait-il dit, un sourire moqueur aux lèvres.
– Hey, il n'y a pas d'heure pour manger chinois !
– Lila, putain, il est 2 h. », s'esclaffa-t-il tout en la suivant.
Il prit les baguettes chinoises qu'elle lui tendait, s'installa à ses côtés sur le canapé brun pendant qu'elle cherchait une série à regarder. Les deux mangèrent silencieusement. Le seul bruit qui venait déranger leur tranquillité était celui de la télévision que Lila regardait attentivement. Adam, lui, son seul cinéma, c'était Lila. Aucune image ne le captiverait autant qu'elle le faisait. Elle est si jolie, pensa-t-il. Ils passèrent la soirée, ou le reste de la nuit, à rigoler, à se chamailler, à se câliner et à regarder la télévision sans trop y prêter attention.
Cette nuit-là, ou cette matinée-là, il avait regardée Lila dormir. Il ne savait plus à quel moment exactement, le temps n'existait pas quand elle était là. Il l'avait regardée, car il attendait patiemment le moment où il pourrait vider sa peine sans l'inquiéter. Il se sentait trop lourd, beaucoup trop lourd. Il avait besoin de se vider. Adam n'avait pas fait le tri lui-même en se faisant vomir, non, son corps s'en était chargé tout seul, comme un grand. Il avait trop mangé et avait mal digéré, ça arrivait. Adam s'était vidé aux alentours de quatre heures du matin et, se sentant trop honteux, avait repris une douche. En sortant de la salle de bain, il se dirigea vers la cuisine où il sortit une bouteille d'eau du frigo. La fraîcheur de celle-ci lui taillada la gorge, lui lacera les entrailles, lui mutila le cœur et l'œsophage déjà bien abîmé par la régurgitation. Il se rendit dans la chambre, reprit sa place aux côtés de Lila. Il lui embrassa le front et s'endormit quelques pauvres heures.
Lila partit aux alentours de neuf heures ce jour-là. Elle était partie avec le semblant de vie d'Adam. Elle avait ramassé ses affaires, s'était lavé les dents, avait embrassé Adam avant de sortir de chez lui. Adam se posa sur son balcon où il s'alluma une cigarette. Nouveau jour, nouveau paquet de Camel. Il aspira plusieurs fois, recracha la fumée. Il vit Lila dans la rue ; elle se tourna pour le saluer d'un geste de main, un « Au revoir, mon amour ! » qui sonna trop joyeux pour Adam, qui eut mal au cœur. Il la salua à son tour, faux sourire aux lèvres, tandis qu'elle s'éloignait. Il retourna à l'intérieur. « Elle est partie, mon cœur la suivit », pensa-t-il.
Adam regardait son cancer en stick brûler au bout de ses doigts. Il l'aspirait quelquefois, mais n'avait plus la force de le porter à ses lèvres, alors, il l'écrasa dans le cendrier sans la finir. Dans la cuisine, il tenta de ranger le chaos que Lila avait apporté la veille, ou le matin, il ne savait plus. L'odeur de la nourriture des plats qu'il jetait l'écœurait, plusieurs haut-le-cœur le traversèrent. Il se sentait plein et vide. Il ne pouvait pas s'en empêcher. C'était de ces sentiments qui lui collaient à la peau et au cœur. Il était plein de nourriture et vide d'émotion, même s'il avait fait le tri à quatre heures du matin. « Pourquoi m'infliger ça ? Oh, diable, qu'ai-je fait pour mériter ça ? », pensa-t-il.
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