15
Les yeux vacillant sur l'un ou l'autre paquet de biscuit, Adam ne savait pas lequel choisir. D'un côté, la valeur sûre, les biscuits au chocolat habituels avec son cœur fondant à la vanille, chaque bouchée nous ramenant en enfance. De l'autre, la nouveauté, le changement avec son cœur coulant au chocolat noir, une nouvelle bouchée dans la vie d'adulte. Un moelleux. Rien que ça. Adam ne savait pas lequel choisir. Lorsqu'un autre client passa à côté de lui, Adam lui sourit avant de déposer les deux paquets dans son caddie. Ce dernier était déjà bien rempli, et la vue de celui-ci déclencha une immense honte dans le cœur d'Adam. Chaque fois qu'il y déposait un nouvel article, il sentait l'embarras lui parcourir l'échine. Chaque fois qu'un autre client passait à côté de lui, il sentait le regard réprobateur de ceux-ci.
— Regarde-moi ce porc. Même pas fichu de s'acheter une salade.
— Regarde-le, pas foutu de faire attention à sa santé.
— Regarde ça, la jeunesse se laisse vraiment aller.
— Regarde, à force de ne penser qu'au plaisir, on finit comme lui.
C'était certainement ce qu'ils se disaient. C'était ce qu'Adam pensait, il en était sûr et certain. Il se sentait mis à nu, là, dans le rayon gâteaux et confiseries du Carrefour. Les gens le voyaient, savaient la raison pour laquelle il achetait autant de cochonneries. Mais pourquoi se sentait-il si coupable d'ajouter une autre gourmandise à ses achats ? Peut-être était-il inscrit « Malade » sur son front. « Hyperphagie », aussi. Sorte de mauvaise liste griffonnée à la va-vite, qu'aucune de ses boucles ne pourra jamais cacher. Pourquoi percevait-il aussi facilement le dégoût des autres ? Parce qu'il n'appartenait pas aux autres, ce sentiment. C'était ce qu'il ressentait, ce qu'il pensait de lui-même.
Le caddie un peu plus rempli, Adam se dirigea à la caisse. Au grand malheur d'Adam, le caissier était très lent. Il ne pouvait pas changer de caisse, plusieurs personnes attendaient déjà derrière lui. Cela ne voulait dire qu'une seule chose, et il le savait parfaitement. Tout le monde aura le temps de voir chacun de mes articles, un à un, voir à quel point je me sens seul.
Quand il se rapprocha du tapis, Adam disposa ses articles un à un, scrutant discrètement le regard des autres clients. Là, un papy plissait les yeux en découvrant ses aliments. Derrière lui, une mère qui se félicitait certainement de préparer de bons plats équilibrés à ses deux enfants. Trop concentré à aligner un nombre incalculable d'articles inutiles et gras, il ne remarqua pas les trois bacs de bière dans le caddie du monsieur. Il ne remarqua pas non plus les nombreux plats préparés et congelés que la maman avait dans le sien. Trop occupé à se soucier du regard des autres, Adam ne s'était pas rendu compte que personne ne se préoccupait de ce qu'il achetait.
Adam pensa tout de même que, s'il prenait davantage de nourriture saine, son « mal a dit » serait moins bruyant, moins pénible, plus discret. Mais à ce moment-là, il dépendait encore de ses sentiments ; Adam avait besoin de se remplir. Lorsqu'il termina enfin de vider son caddie, il réalisa que, avec cette quantité de nourriture, une nouvelle crise ne tarderait pas à pointer le bout de son nez. Elle serait plus dévastatrice que la précédente. Et, peut-être, laisserait-elle Adam pour mort. Elle s'enfuirait après le crime, prendrait le premier bus pour Barcelone parce que c'est toujours ainsi dans les films. On finirait par l'oublier, son crime avec. Elle le mènerait à sa perte, l'ensevelirait, l'étoufferait, le noierait.
Alors que le client devant lui demanda un paquet de cigarette au caissier, Adam réalisa qu'il était accro. La relation qu'il entretenait avec la nourriture ne pourrait jamais être saine. Comment peut-on entretenir une relation saine avec une addiction ? Cette addiction lui était pourtant vitale. La nourriture, elle lui était vitale. Voilà, il réalisa. Il était dépendant de son addiction. Il se sentit encore plus répugnant. Il ne pourrait jamais se soigner si la cause de son malheur restait celle qui le tenait en vie.
— Bonjour !
— Bonjour, monsieur.
Le caissier scanna lentement les articles. La honte reprit le dessus sur Adam, l'obligeant à éviter le regard de tout autre personne. Et, tandis qu'il se mit à compter les dalles du plafond une par une, les battements de son cœur se synchronisèrent avec le bip incessants de la caisse. Ses mains se mirent à trembler, sa vue se brouilla, et toutes les odeurs du magasin vinrent jouer avec ses narines, le désorientant davantage. Lorsqu'il croisa le regard du caissier qui lui souriait, Adam commença à respirer plus fort. Ses joues se mirent à chauffer. Son corps entier aussi. Le caissier devait sûrement se demander ce qu'Adam comptait faire de tout ça. Chaque fois qu'une nouvelle cochonnerie arrivait dans les mains du caissier, le cœur d'Adam manquait un battement.
Adam croisa à nouveau le regard du caissier. « Axel », pouvait-on lire sur son badge. Axel paraissait bienveillant, amical. Son sourire était de ceux qui mettaient instantanément en confiance. Pourtant, Adam ne vit que de la moquerie à travers celui-ci. Axel se racla la gorge. Voulait-il parler ? Adam ne le voulait pas, il n'en voyait pas la nécessité, d'ailleurs. Parler avec lui rendrait son malheur plus officiel.
— Soirée entre amis ?
— Euh... Ou...Oui.
Adam tenta d'éviter le regard d'Axel. Il sentit l'angoisse l'envahir. Une sueur froide dans le dos. La pression dans sa poitrine l'empêchait de bien respirer. Je vais faire un malaise.
— Je le sens, vous allez bien vous amuser ! reprit Axel.
— Mmhh, Mmhh
Réussit à marmonner Adam. Vas-y, respire doucement... J'y arrive pas, putain ! Adam eut l'impression d'avoir oublié cette fonction vitale. Mais comment ? Comment pouvait-on oublier comment respirer ! Comment ? COMMENT ? Adam commença à tirer sur son écharpe. Peut-être était-elle trop serrée. Il finit par la dérouler de son cou et à la jeter dans son caddie. Mais rien n'y faisait, Adam n'arrivait toujours pas à respirer. Il ferma les yeux, puis les rouvrit instantanément en sentant son corps basculer. Il vit des taches noires dans le magasin. Bordel, je vais tomber.
— Vous fêtez quelques chose en particulier ?
La voix d'Axel le fit revenir doucement à la réalité.
— Pardon ?
— J'ai demandé si vous fêtez quelque chose en particulier ?
— Ou..Oui !
Parvint-il à articuler. Il ne se sentait pas capable d'en dire davantage. Il était d'ailleurs convaincu que, s'il prononçait autre chose qu'un « oui », il finirait sur le sol. Axel n'en demanda pas plus. Lorsqu'il scanna le dernier article, Axel annonça le prix. 300 euros de nourriture. Adam se décomposa. Il sortit sa carte et paya, tout en scrutant les autres clients derrière lui. 300 euros de nourriture, je suis répugnant.
— Merci de votre visite, au revoir !
— Au revoir.
En sortant du Carrefour, Adam s'adossa à un mur. Sa respiration se calmait enfin. 300 putains d'euros de nourriture. Ses yeux étaient figés sur le ticket de caisse. Comment avait-il pu se laisser aller de la sorte ? C'était... immonde. Inhumain. Comment avait-il pu en arriver là ? Il s'était soigné, pourtant. Pourquoi. Pourquoi chuter maintenant ? Pourquoi aussi durement ? Qu'avait-il fait pour mériter cela ? Pourquoi devait-il être puni aussi sévèrement? Pourquoi diable devait-il se détester ainsi ?
Adam rentra chez lui, les mains lacérées par ses courses. André avait raison, j'aurais dû prendre mon putain de permis, putain ! Une fois la porte fermée à clé et débarrassé de ses vêtements d'hiver, Adam vida et rangea chaque sac individuellement. Ses placards n'avaient jamais été aussi pleins, il en eut honte.
La tentation de toucher au contenu des placards lui crispait les doigts. Non, je vais tenir cette fois. Mais la tentation était là, elle l'obsédait. Comme un chant de sirène lui parvenant du frigo. La tentation devenait insoutenable. Il allait craquer et se faire du mal. Bobo à l'âme. Pas cette fois !
Malgré le froid de cette fin de décembre, Adam se rendit à la fenêtre où il alluma une cigarette. Bien que la nicotine soit néfaste pour la santé, elle le tenait éloigné de la crise. Il se détruisait les poumons à chaque fois, mais la crise lui passait. Un mal pour un bien, je suppose. Il s'amusait à tirer et à garder la fumée dans la bouche. Il aimait cette sensation. C'était comme s'il se réchauffait de l'intérieur. Il se brûlait parfois et avait même l'impression d'être une cheminée, mais cette sensation lui plaisait.
Il aimait se faire du mal. Il aimait principalement se brûler à la cigarette. Ça l'empêchait de se brûler le cœur. Cela l'empêchait de refaire sans cesse les mêmes erreurs. Encore et encore. De réitérer les mêmes mauvaises expériences. De vraiment se faire du mal. Il préférait éviter la douleur au cœur. Plus destructeur que celui aux poumons. Il s'occupait de son mal avec un autre mal. Ce n'était pas la solution, il le savait. Mais, jusque-là, ça fonctionnait.
Cette fois, le mal avait du mal à faire son effet. Adam finit sa cigarette. La crise, elle, prenait de l'ampleur. Adam se frotta le visage frénétiquement. Je ne vais pas craquer. Je ne vais pas, craquer. Il reprit une cigarette et la glissa entre ses lèvres, la consuma jusqu'à se consumer. Adam en reprit une autre. Il la fuma jusqu'au filtre. Ce n'était pas bon. Il pensa alors que se brûler la bouche l'empêcherait peut-être de se brûler les ailes. Je ne vais pas craquer !
Il n'en pouvait plus. Son corps tremblait. Il en transpirait. Il avait l'impression d'être un drogué en manque de came. C'était ce qu'il était, finalement. Il fermait ses poings, le plus fort possible. Il n'allait pas craquer. Je ne vais pas craquer. D'une main, il tirait sur ses boucles. Il se frustrait lui-même. Il ne devait pas craquer. Je ne dois pas craquer, putain ! Il tremblait de plus en plus. Agitant ses mains, il essayait de se refroidir, de se créer un peu de vent. Il mourrait de chaud malgré ce mois de décembre glacial. Je vais craquer. Non, je ne peux pas. Adam voulut fumer une autre cigarette.
— Putain, fais chier.
Il se rendit compte que son paquet était vide. Alors, il le jeta, son désespoir avec. Se dirigeant dans la salle de bain, il se dit que, peut-être, une douche froide parviendrait à calmer ses pulsions. Peut-être. Ça ne lui couterait rien d'essayer. Il s'assit dans la baignoire et laissa l'eau froide couler sur son dos. Ça lui faisait un mal de chien. Mais il se surprit de constater que ça faisait effet. L'eau glacée le calmait. Il ferait certainement de l'hypothermie, mais la crise passait. Adam resta un bon moment sous l'eau. La facture serait certainement aussi salée que celle du ticket de caisse. Il s'endormit presque tant il était relaxé, détendu.
Le martellement sur la porte le réveilla.
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