Chapitre XXXVIII
La rue des Vertus était une rue étroite mais assez calme. C'était un quartier modeste.
Peut-être ne faudrait-il pas rester dans ce quartier situé non loin de l'île de la Cité car c'était son seul défaut.
Cosette tenait avec force la main de son papa, suivant la haute silhouette vêtue de noir du policier. Dans son autre bras, elle serrait Catherine et regardait autour d'elle les passants et les maisons.
Jamais, elle n'avait vu cela ! Une si grande ville avec tant de gens.
" C'est encore loin ?, demanda la petite fille pour la sixième fois.
- Mon immeuble est situé au 5, expliqua pour la sixième fois l'inspecteur Javert, essayant avec de moins en moins de succès de conserver un ton posé.
- Mais c'est loin le numéro 5 ? On est passé devant le numéro 22. C'était déjà la rue ? Mais le 22 est après le 5 ! Eponine m'a appris à compter ! Je sais les chiffres ! Le 5 est avant le 22. Donc on est passé devant ! Ou alors on est...
- Cosette !, s'écria la voix nerveuse de Javert. Il faut que tu...
- C'est encore loin ?, persista la fillette.
- Non, on n'est pas loin, répondit simplement Valjean.
- Ha bien voilà !," conclut victorieusement Cosette.
Et Valjean dut cacher son rire devant la soudaine raideur qui prit le policier, tandis que Cosette reprenait ses bavardages, au sujet des passants si nombreux et comment cela se faisait qu'ils étaient si nombreux, et pourquoi ils étaient si nombreux et où ils allaient tous...
Etc, etc, etc.
Jamais de toute sa vie, Javert ne pesta autant contre la longueur des rues.
La logeuse du policier était une femme sérieuse et discrète.
Elle accepta avec plaisir un nouveau locataire.
Elle mena Valjean dans un appartement vide, assez étroit, mais propre et doté de tout le confort nécessaire. Le prix n'était pas excessif et le logement était libre de suite.
Javert annonça simplement que son ami, M. Leblanc et sa petite fille, allaient peut-être trouver quelque chose de plus grand à un moment donné.
Bien entendu, ce fut accepté aussi. Car c'était ainsi à Paris.
On emménageait et on déménageait assez facilement.
Aussitôt que les deux nouveaux locataires et leur valise prirent possession de l'appartement, l'inspecteur Javert s'éclipsa avec un anodin :
"A bientôt, Leblanc !"
Ce fut le signal pour la logeuse d'exposer les règles de la maison.
" Les termes se payent à l'avance au début de chaque trimestre ; je peux demander à un commerçant de la rue de vous fournir en bois de chauffage ; je peux aussi commander l'eau tous les jours, mais vous devrez la monter vous-même. Ah ! Je ne fais plus de blanchissage ni de déjeuners... Mon âge, vous savez ?
- Je comprends," affirma Valjean en sortant le montant du premier terme de sa bourse.
L'argent rendit la femme plus douce, elle ajouta en souriant :
" Comme vous avez l'air fatigué tous les deux, je vais faire une exception pour le déjeuner d'aujourd'hui... Venez le chercher à midi... Et soyez les bienvenus.
- Merci, madame."
Cosette courait dans l'appartement ouvrant et fermant les portes. Il n'y avait pas beaucoup de place pour circuler, mais à en juger par l'éclat du regard de la fillette, s'installer aux Tuileries n'aurait pas pu lui causer un meilleur effet.
Valjean, amusé et aussi heureux que la petite, dévoua sa matinée à rendre le logis plus confortable.
Il avait commencé par allumer le poêle.
" Je crois que Catherine va se plaire ici, papa.
- J'espère. Catherine et toi, vous aurez votre propre chambre. Tu pourras donc la laisser se reposer en toute sécurité lorsque tu seras occupée.
- Pour rendre visite à Gymont ?
- Oui... mais tu vas devoir être patiente. Gymont est un cheval de service et...
- Gymont travaille pour gagner son avoine ? Alors il est comme moi... avant." Une petite pause pour refaire la boucle de sa poupée avec un doigt soigneux puis Cosette reprit:
" Monsieur Javert va vivre ici avec nous ?"
Valjean sourit, pensif.
Il ne voulait pas commencer sa nouvelle vie avec des mensonges... Sauf s'ils étaient absolument nécessaires.
" La plupart du temps, oui. Mais il travaille aussi, et j'ai peur que nous ne le voyons pas autant que nous le souhaitons.
- C'est dommage," dit la fillette, retrouvant l'expression rêveuse qu'elle avait si souvent lorsqu'ils étaient seuls tous les deux.
L'effet que le farouche inspecteur avait sur la petite fille était étonnant. Alors qu'avec Valjean, elle avait tendance à demeurer pensive et triste, son amant avait le don de lui rendre l'insouciance propre à l'enfance.
" Est-ce que tu aimes que nous soyons avec l'inspecteur maintenant, Cosette ?
- Oui ! Il est amusant."
Valjean était perplexe. Parlaient-ils tous les deux du même homme ? Cela ne lui semblait pas possible.
" Comment ça, amusant ? Je n'ai pas cette impression.
- C'est parce que tu ne l'as pas vu faire peur aux méchants. Monsieur Javert ne le dit pas, mais il est de la police... Même que Madame Thénardier tremblait quand il lui a crié dessus. Madame est si bête qu'elle ne sait pas que Monsieur Javert est bon, même s'il sait faire peur.
- Ah !
- Toi, tu ne sais pas faire peur... Mais c'est pas grave, ce n'est pas ta faute si tu n'es pas aussi fort que lui."
Le galérien pouffa de rire
Il décida de ne pas se cacher de sa petite...
Javert, Valjean l'avait observé, ne le faisait pas.
" Tu sais quoi, Cosette ? Je pense que je vais aller au petit restaurant qu'il y a sur la place et commander un bon souper pour nous trois.
- Mais on soupe ici ? On est si bien chez nous..."
Valjean s'accroupit pour lisser les cheveux en bataille de la petite fille. Il ne lui vint pas à l'esprit que son sourire attendri pourrait lui donner l'air faible, ou même niais.
" Oui, nous dînerons chez nous tous les trois, mon ange.
- Mais nous sommes quatre, papa. Tu oublies Catherine," dit Cosette, couvrant de sa petite main remplie d'engelures un rire railleur.
Le bagnard n'eut d'autre choix que d'entourer cette main désemparée et de la protéger dans sa paume.
" C'est vrai, ma Cosette ! Nous sommes quatre à présent, et nous sommes tous enfin chez nous ! Tu viens ?"
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Vidocq examina l'inspecteur de police posté devant lui avec attention. Le Mec avait croisé ses mains devant son menton et cela faisait une minute qu'il restait silencieux.
Javert se voulait impassible. Et par Dieu, il l'était !
" Tu n'as rien vu ? Vraiment ?
- Rien. Ta moucharde veut juste te prendre de l'oseille.
- Rien de rien ? Je suis étonné. La Delacour est une gonzesse avisée.
- Un vieux cave malpropre avec sa mômignarde. Tu veux lui chercher des noises ?"
Vidocq se tut encore.
Javert était sur des charbons ardents.
Enfin, le chef de la Sûreté se leva et asséna :
" Bon. On va dire que ce n'était rien. Ce n'était qu'une impression. La Delacour pensait que le vieux se cachait et rasait les murs de façon suspecte."
Javert ne dit rien, son visage était juste blasé.
" Une moucharde, cela suspecte toujours. Bah ! Un vieux campagnard et sa petite-fille... Tu les as rencontrés, Javert ?
- Surveillés, rencontrés, interrogés, claqua sèchement l'inspecteur. Tu as mon rapport !"
La main de Vidocq caressa le rapport posé devant lui, complet et clair, comme toujours avec Javert.
" Un innocent ! Oui, j'ai lu ton rapport et je l'ai trouvé remarquablement vide.
- Car il n'y a rien ! Tu es pire qu'un mouchard, le Mec !"
Vidocq se mit à rire et affirma :
" Car je suis un cogne !"
Ce qui eut le mérite de faire sourire Javert.
Ce fut une journée étrange pour le policier.
Javert fut fébrile.
Rivette le vit déambuler dans son petit bureau du Commissariat de Pontoise. Le commissaire l'envoya même patrouiller tellement il le trouva énervé et énervant.
Du jamais vu !
Et le soir, tant attendu, arriva.
Le policier rentra chez lui, rue des Vertus...sachant qu'au même palier...à la porte en face...vivaient Jean Valjean et Cosette.
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Prenant une profonde inspiration, l'inspecteur Javert poussa la porte. Et resta saisi devant la scène surréaliste qui apparut devant lui.
Ses voisins devaient en effet l'attendre, car leur porte n'était pas verrouillée et leur table était dressée.
Une table farfelue, apprêtée sans doute avec les moyens du bord, où il n'y avait pas deux assiettes assorties, pas de gobelet en étain qui ne soit cabossé.
Valjean, assis dans le seul fauteuil de la pièce, lisait une fable à Cosette à la lumière d'un ancien chandelier en argent et le souper était maintenu au chaud sur le poêle.
Un foyer ?
Ce devait l'être.
Cosette avait sauté de sa chaise et, laissant sa poupée sur les genoux de Valjean, s'était rendue à la porte pour lui saisir la main. Deux petites mains rougies qui s'accrochaient à son gant et le serraient.
" Monsieur Javert ! Catherine et moi pensions que vous ne viendriez plus, mais papa dit que vous travaillez toujours tard. C'est vrai ?"
Javert allait répondre mais ses yeux se posèrent sur Jean Valjean et il resta saisi.
" Oui, je travaille tard. Et je n'ai pas fait attention à l'heure, répondit machinalement le policier.
- Il faudra la prochaine fois !," l'admonesta Cosette en levant le menton de façon autoritaire.
On reconnaissait le regard de Mme Thénardier.
Javert se mit à sourire en posant sa main sur les cheveux de la fillette pour les ébouriffer.
" Je l'expliquerai à mon commissaire. Il me laissera sûrement partir plus tôt."
Cosette hocha la tête pour approuver ces paroles pleines de sagesse, avant de s'éloigner pour demander à Catherine où on allait faire asseoir l'inspecteur.
Valjean, à son tour, s'était levé et avait posé une main quelque peu vacillante sur son épaule. Ses yeux brillaient de mille feux.
" Tu devrais te mettre à l'aise. Il fait trop chaud pour garder ton manteau, dit le bagnard.
- Une fois de plus, je vais avoir besoin de ton aide, souffla le policier, taquin. Mes doigts sont engourdis par le froid."
Valjean déglutit et aida en effet l'inspecteur à retirer son lourd carrick.
Javert le regardait faire en souriant toujours, espiègle.
Il enlevait ses gants, bénissant Valjean d'avoir fait brûler un feu d'Enfer dans son poêle.
" Tu as toujours si froid, remarqua Valjean en tournant autour du policier, afin de saisir aussi le bicorne.
- Oui, regarde !"
Javert posa ses mains sur celles de Valjean et le forçat sentit le froid glacial qui les prenait.
" Mets-toi près du poêle !," ordonna M. Madeleine.
Ce qui fit rire l'ancien chef de la police de Montreuil.
En accrochant son manteau à la patère, l'inspecteur remarqua que son amant lui souriait avec une espièglerie insolite chez lui.
Valjean était en bras de chemise et, bien qu'il avait conservé son gilet, il le portait déboutonné.
Peut-être ne serait-il pas déplacé que Javert se débarrasse aussi de sa veste et de son col de cuir ?
" Ta cravate est drôle. Pourquoi est-ce qu'elle a une boucle et un nœud ? C'est pas un bout de tissu comme celle de papa ?, demanda Cosette.
- Non, gamine !," répondit Javert en défaisant la boucle.
Le policier se défit de son collier de cuir de 10 centimètres et le tendit à la jeune fille.
Cosette l'examina avec étonnement, ne comprenant pas son intérêt pratique. Javert n'avait aucunement l'intention de le lui expliquer.
C'était un col de cuir fait pour protéger les hommes des égorgements et des étranglements.
Mais l'inspecteur avait peur de Cosette et de ses sempiternelles questions, il préféra prendre les devants.
" Les policiers portent tous un collier de cuir comme celui-ci, expliqua Javert. Tu sais pourquoi ?
- Non, monsieur Javert.
- Parce que nous portons un collier pour qu'on nous différencie des autres gens.
- Comment cela ?
- Les femmes portent des robes, les hommes des chapeaux, les policiers des uniformes avec des colliers de cuir. Voilà."
Cosette réfléchit intensément.
Elle faisait peur à Javert.
Valjean vint poser sa main sur le bras du policier et Javert fixa son attention sur son amant.
Ravi de le voir lui sourire, soulagé de le voir si heureux...
" Mais alors pourquoi vous avez un chapeau aussi rigolo ? Cela sert à rien ! Vous avez déjà un bâton, un collier, des boutons qui brillent, des bottes... Pourquoi un chapeau aussi bizarre ?," reprit Cosette, infatigable.
Javert prit une longue pause avant de répondre, apercevant déjà dans le regard de son compagnon l'envie de rire.
" Pour nous grandir encore ! Je fais six pieds de haut mais avec le chapeau, je suis un géant !"
Valjean ne parla pas mais ses lèvres articulèrent un " je t'aime" silencieux.
" Bon, persista Cosette. Catherine comprend pour l'uniforme, pour le chapeau, pour le collier, pour le bâton...mais alors pourquoi des boutons qui brillent ? Pour faire joli ?"
Adorable Cosette !
Javert voyait rire son amant, sans honte maintenant.
Et il eut furieusement envie de l'embrasser.
" Oui !, répondit Javert. Pour faire joli ! Car tu avoueras, Cosette, que l'uniforme des policiers n'est pas très joli, non ?"
Cosette hocha la tête et conclut enfin son terrible interrogatoire par un simple :
" Non, il est pas très joli ! Moi je lui mettrai des rubans et des couleurs plus vives ! Tiens ? Du rose ? Ou du jaune ?"
Valjean ne tint plus, il posa son visage tout contre celui de Javert et se mit à rire en se cachant dans son col.
" Voilà une idée ! Les policiers en rose ! Qu'en dis-tu Jean ?"
Mais Valjean ne pouvait pas répondre.
Il étreignait Javert et riait.
Le dîner fut simple et doux.
Javert salua la soupe de légumes que la fillette avait aidé à mettre dans les assiettes, sans en renverser. Puis il dévora le porc aux pommes de terre.
Cosette servit les deux hommes.
Ce qui les faisait un peu grincer des dents.
On voyait la petite servante de l'auberge des Thénardier. Mais la fillette était heureuse de se rendre utile.
Enfin, lorsque tout fut terminé et qu'il fut question de ranger et de laver, Valjean se montra intraitable.
Le papa se réveilla et envoya sa fille dormir.
Cosette lui fit un énorme baiser sur la joue.
Et Javert fut estomaqué d'en recevoir aussi un.
On regarda l'Alouette s'en aller dormir dans sa chambre, tellement heureuse de sa vie qu'elle chantait en se couchant.
" Je ne peux que m'incliner, jeta Javert en regardant Valjean. M. Madeleine avait raison. Les enfants sont heureux avec un bon foyer.
- Javert, Javert, Javert..."
Mais cela ne sonnait plus comme une malédiction.
" Je n'ai point de café, mais je crois savoir où m'en procurer. Il faudra aussi une cafetière... C'est une débelloire que tu avais à Montreuil ?
- Mon Dieu ! Jean ! Je n'ai pas besoin d'une machine à café digne d'un estaminet. Un simple moulin à café et une cafetière turque me suffisent.
- En attendant, on peut toujours finir cette bouteille," dit Valjean en remplissant encore le gobelet de l'inspecteur avec le vin de Malaga qu'il s'était procuré pour l'occasion et qui était soigneusement enveloppé dans un linge mouillé pour éviter qu'il ne chauffe.
Javert pencha la tête et regarda son compagnon avec attention.
Il avait encore envie de l'embrasser.
Il ressentait encore ses bras autour de lui tandis qu'il riait des bêtises de Cosette.
" Un bon vin, un bon repas... Tu me fais la cour ?," se moqua l'inspecteur en portant le gobelet à ses lèvres.
Valjean leva son index pour pointer quelque part dans le plafond.
" Je précise : ma cour éhontée. Cela marche ?
- Viens Jean ! Je veux t'avoir près de moi. Comme cela tu pourras me tenir des propos charmeurs dans le creux de l'oreille."
Valjean vint s'asseoir en effet et Javert lui fit un clin d'oeil :
" Et maintenant ?
- J'ai bien peur d'avoir présumé de mes forces... Ah ! Au village, les choses étaient plus simples.
- A Montreuil ?
- Non... Je parle de Faverolles. Une situation comme la nôtre - Valjean embrassa d'un geste vague la table et les sièges ou tous deux étaient assis côte à côte - se serait terminée par une course au grenier pour jouer à se cacher sous le foin... Ce que les jeunes gens faisaient nus, de préférence.
- Hoho !," fit Javert, s'étouffant à moitié dans son verre.
Il le reposa sur la table et croisa ses bras devant lui.
" Je ne vois pas de foin. Mais tu as bien un lit, non ?
- Et des draps qui sont plus doux que la paille, mais qui pourraient nous cacher tout aussi bien.
- Je ne me vois pas courir nu, je dois avouer, lança Javert, d'une voix calme et posée comme s'il parlait de la pluie ou du beau temps. Mais je peux faire une exception. Si c'est ainsi qu'on se courtise chez les paysans de Faverolles... Je n'ai pas connu cela à Hyères. On s'y courtise habillé."
Et il examina posément les ongles de sa main droite.
Essayant de conserver un semblant d'impassibilité tandis que Valjean se mettait à pouffer de rire.
" A vrai dire, je ne me suis jamais fait courtiser à Faverolles, donc ce que je raconte n'est que du ouï-dire. Mais j'ai entendu dire bien d'autres choses... Par exemple, je sais ce qu'on faisait lorsque le partenaire de jeu habituel faisait son difficile.
- Vraiment ?"
Javert se tourna vers Valjean.
Les yeux gris de l'inspecteur étincelaient de plaisir alors qu'il ajouta :
" Son difficile ? Voyons... Comme si quelqu'un refusait les douceurs et les baisers ? Ou se montrait particulièrement épais ?
- Ou particulièrement réticent à se rendre au grenier. Mais, avant de procéder, je pense que nous devrions déterminer notre situation exacte."
Le galérien s'approcha lentement du cou exposé de son inspecteur et y plaça ses lèvres dans une caresse qui aurait pu sembler chaste ; aussitôt que Javert tourna son visage pour saisir son baiser, il se retira en souriant.
" Ah, je vois que ce n'est peut-être pas l'appétit qui manque, mais que la modestie demeure trop présente...
- Jean ! Embrasse-moi ! S'il-te-plaît !," haleta Javert.
Valjean ne se le fit pas répéter.
Comme cela leur arrivait souvent lorsque le désir était fort et l'impatience présente, leur premier baiser conservait quelque peu de l'agressivité, du besoin de dominer qu'ils avaient parfois du mal à maîtriser.
Au fur et à mesure que le sang se réchauffait, lorsqu'il devenait évident qu'aucun d'eux n'avait l'intention de précipiter le moment ou de se dérober et qu'ils se détendaient dans la caresse, le baiser se fit profond et presque doux.
" Là, murmura Javert, en se reculant pour les laisser respirer, je te semble difficile ?
- Point. Mais tout de même... Je ne vais pas renoncer à sortir le grand jeu à la façon de Faverolles pour t'impressionner," rétorqua Valjean en se levant puis en tirant les bras de son amant pour l'encourager à faire de même.
Une fois le grand policier sur ses pieds, Valjean se pencha pour le saisir par les jarrets et, passant un bras autour de son dos, le souleva.
Javert, le terrible inspecteur de la police parisienne dont le nom seul terrifiait la moitié de la ville, eut toute sa vie honte du petit cri effarouché qu'il poussa en se sentant soulever de cette façon.
Damnés Jean Valjean et sa force herculéenne !
" Ceci, mon amour, est un acte qui passe pour un engagement à part entière chez les gens de mon village. Si cela ne te satisfait pas, c'est le moment de le dire...
- Je n'ai rien à dire," admit Javert, essayant de ne pas penser à l'image ridicule qu'ils devaient donner.
Mais tout s'effaçait devant le sourire lumineux de Jean Valjean.
" Seulement, chez moi, on est plus simple, ajouta le policier. On se met à genoux et on offre une bague.
- Je t'ai déjà offert une bague, opposa Valjean.
- Je t'aime Jean."
Les bras du policier se glissèrent sur les épaules du forçat et serrèrent fort.
Et Valjean emporta son trésor jusque dans sa chambre.
Lentement, il déposa Javert sur le lit. Et les deux hommes se regardèrent profondément, une longue minute.
" Donc, tu m'as déposé dans le foin, sourit Javert, un peu incertain. Et maintenant ?
- Je ne suis pas sûr de savoir, avoua Valjean, tout aussi perdu. Je n'ai pas su en faire de même à Montreuil. Montre-moi !"
Javert leva la main et caressa doucement le visage de Valjean, les doigts glissant dans la barbe que le forçat avait enfin décidé de tailler de façon raisonnable.
" Il me semble que tu te débrouilles très bien... Tu ne crois pas ?
- Je voudrais...
- Tu te poses trop de questions."
Javert saisit Valjean par la nuque et l'embrassa encore.
Le baiser était ardent et Valjean saisit la taille de l'inspecteur, le serrant contre lui.
" Là, comme ça, souffla le policier. Tu te souviens très bien."
Valjean sourit.
Ses mains se précipitèrent vers la veste du policier puis entreprirent la tâche frustrante de la déboutonner.
Un des boutons ne put résister à son enthousiasme et tomba sur le plancher avec un petit bruit métallique. Javert leva les yeux au ciel devant tant de manque de soin.
Mais Valjean n'en avait cure. Il se déshabillait à son tour et Javert le regardait faire.
Le gilet que portait Valjean avait suivi le même chemin, ainsi que la chemise.
Javert posa ses mains sur les hanches du forçat et se mit en devoir de dévorer la gorge de son amant, ravi de le perturber dans son déshabillage.
" Je t'aime, Jean, fredonnait le policier. Mon Jean..."
Javert retrouva la peau chaude et nue de M. Madeleine.
Le garde-chiourme laissa ses mains glisser sur les épaules, larges et fortes, de Jean-le-Cric. Malgré lui, il cherchait les cicatrices.
Valjean frissonnait sous ses doigts fureteurs et essayait de détourner l'attention de Javert en l'embrassant dans le cou. Cherchant la carotide.
Javert perdit sa concentration, en effet, et il se surprit à gémir si fort.
Non, même s'il aurait pu s'imaginer avec M. Madeleine, ce n'était pas le maire timoré de Montreuil qui se retrouvait dans ses bras.
C'était bien Jean Valjean.
Et malgré ce que Valjean lui avait dit, les doigts de Javert cherchèrent la marque...et la touchèrent avec déférence.
" Je suis désolé... Tellement désolé... Je t'aime...
- Je t'aime, Javert..."
Sous l'émotion qui le saisissait, Javert était resté immobile, se laissant caresser et aimer. Valjean voulait le faire basculer et sortir de son apathie.
Les baisers de Valjean et ses mains rugueuses cherchant sa peau eurent raison de son calme.
Javert se réveilla et son excitation se fit dure et douloureuse.
Le policier se mit en devoir de retirer le pantalon de Valjean. Impatient de le sentir contre lui.
Enfin, ce fut un bonheur de ressentir la peau nue de l'autre.
Les baisers étaient si faciles à échanger. Ils étaient tour à tour doux et tendres ou passionnés et intenses.
Les mains ne cessaient pas d'explorer. Serrer, caresser, chercher...plus loin...
Javert avait fermé ses yeux de glace et gémissait le prénom de 24601 d'une voix mourante.
Il avait tellement cru qu'il avait perdu ceci par sa faute.
Valjean se faisait audacieux. Il embrassait et caressait.
Mais Javert ne voulait pas être en reste.
Lentement, il fit basculer Valjean sur le dos.
Retrouvant la position du salon d'Abbeville.
Ce à quoi les deux hommes songèrent aussitôt, se souriant avec affection.
" Tu te souviens, Jean, de ce que je t'ai dit au bordel ?"
Valjean laissa ses mains parcourir le corps de son amant, avec plus d'intérêt que par le passé.
" Je le pense en effet, répondit M. Madeleine.
- Je t'ai dit que tu serais bien obligé de me montrer ton dos si tu voulais me baiser."
Ce fut impressionnant de voir flamboyer les joues de Jean Valjean.
" Oui.
- Nous n'avons pas de miroir...
- Non, fit Valjean, un peu étourdi par les sensations qu'il ressentait.
- Mais nous avons de l'huile parfumée."
A la grande surprise de Valjean, Javert descendit du lit et fouilla dans les poches de sa veste.
Il répondit à la question tacite de son compagnon :
" Un achat impulsif fait à Montreuil.
- Tu l'as gardée ? Depuis tout ce temps ?"
Valjean était partagé entre l'envie de rire et l'envie de pleurer.
Javert se recoucha sur le forçat, un peu agacé.
" Je voulais te faire l'amour, pas te blesser.
- Mais...
- Tais-toi !," gronda le policier.
Javert reprit les lèvres de Valjean et les deux hommes luttèrent pour la domination.
" Tu le voudrais ?, murmura Valjean.
- Je te veux, Jean... Depuis Montreuil...
- Monsieur Madeleine aurait été bien incapable de faire cela.
- Mais qui parle de M. Madeleine ?"
Javert se pencha et posa sa bouche tout près de l'oreille de Valjean, comme cet incube de ses rêves enivrants.
" Je parle de Jean Valjean.
- Dieu ! Javert !"
Valjean, le forçat, ne savait pas le faire. Mais il l'avait vu.
Il caressa Javert, le garde-chiourme.
Et lentement, il le prépara avec l'huile parfumée, ne le quittant pas des yeux.
Javert serra les dents sous l'inconfort, ses mains devinrent des étaux pour les bras de Valjean.
" Mon beau Jean...
- Tu me dis si cela te fait mal...
- Ne t'inquiète pas... Tu le connaîtras aussi...
- Oui. Javert..."
Un baiser, profond.
Puis ce furent les corps qui prirent la suite et entamèrent une danse.
*******************************
Les jours passèrent.
Au grand étonnement des deux hommes, une certaine routine s'installa et la vie fut assez simple en réalité.
On se voyait le matin, on se retrouvait le soir, on s'aimait en cachette, on vivait une vie secrète.
La première chose que Valjean fit fut de déménager dans une rue encore plus tranquille.
L'homme découvrit une maison située dans la rue Plumet, cachée dans un écrin de verdure et derrière une large grille de métal.
Il l'acheta et toute la famille s'y installa.
On fit cela prudemment et lentement.
D'abord, Valjean et sa fille emmenagèrent.
Quelques semaines plus tard, ce fut le tour de Javert et de son cheval.
Ainsi, les voisins et la logeuse de la rue des Vertus n'en surent rien.
La deuxième chose que M. Legrand fit fut d'inscrire Cosette dans une école des environs.
Ce qui ravit la petite fille et lui donna des amies.
M. Legrand l'accompagnait tous les jours et parfois c'était un imposant inspecteur de police qui s'en chargeait.
Cosette était heureuse.
La dernière chose que M. Legrand fit fut de se charger du jardin abandonné de la maison.
Il y planta des fleurs, des légumes, il créa un potager et un verger.
Et il entendait les propos goguenards d'un certain inspecteur de police lui dire que tel ou tel sillon n'était pas droit et que cela gênait la perspective d'ensemble.
Valjean se devait de se l'avouer...
Il était heureux.
Quant à Javert...
L'inspecteur Javert avait appris que les hommes pouvaient changer, que les circonstances atténuantes existaient, que la loi pouvait se révéler trop sévère...et que lui-même pouvait se tromper.
La preuve : il était aimé par un forçat repenti et il l'aimait.
Javert se devait de se l'avouer aussi...
Il était heureux.
Et il jura de tout faire pour que cela dure ainsi, éternellement.
******************************
Un jour, alors que le printemps était déjà bien installé, l'inspecteur Javert déposa devant le nez de Valjean, occupé à trier ses bulbes, une petite enveloppe.
Le forçat la saisit de ses mains couvertes de terre et regarda son compagnon sans comprendre :
" Qu'est-ce ?"
L'inquiétude du forçat disparut devant le sourire affectueux du policier.
" Tu veux que je te fasse la lecture, Jean ?
- Mais de quoi s'agit-il ?
- Tais-toi et écoute :
" Monsieur l'inspecteur,
La ville de Montreuil-sur-Mer ne va pas trop mal.
Soyez-en rassuré !
Ce ne fut pas facile de remonter la pente après toute cette malheureuse histoire mais on peut dire que cela va mieux.
Bien entendu, M. Madeleine nous manque terriblement.
On pourrait en dire de même de vous, inspecteur.
M. Delapasture de Verchocq a repris la mairie mais il ne va pas la garder. Un des amis de M. Madeleine, le pharmacien Gallet est entré en lice.
On n'oublie pas l'héritage de M. Madeleine ici, les écoles, l'usine, l'hôpital existent toujours.
Mais cela ne doit pas beaucoup vous intéresser, inspecteur. Je ne le mentionne qu'en passant.
Je ne suis pas certain que le souvenir de M. Madeleine soit agréable pour vous.
Peut-être...un jour...
Les cierges brûlent toujours devant Saint-Wulphy pour M. Madeleine et pour vous.
Vôtre,
Antoine Moreau, conseiller municipal
P.-S. : Fanny m'a fait la joie de m'offrir un petit garçon. Nous lui avons donné le prénom de Jean."
Javert cessa sa lecture.
Il replia la lettre et prit son compagnon dans ses bras.
Jean Valjean pleurait à chaudes larmes.
" La ville n'est pas morte, alors ?, murmura le forçat.
- Non, M. Madeleine. Votre ville a survécu et ne vous a pas oublié.
- Dieu... Javert..."
Les mains de l'inspecteur se serrèrent dans le dos de Valjean, le collant contre lui tandis que la voix sourde du policier murmurait :
" Ta ville, ta charité, ton grand cœur. Ils ne t'ont pas abandonné. Peut-être pas les riches et les nantis, mais les habitants savent ce qu'ils te doivent.
- Mon Dieu..."
Valjean pleurait en tordant la chemise du policier entre ses doigts.
Javert ne dit plus rien et berça ce grand cœur blessé avec douceur et amour.
Amour, amour, amour...
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" Et des fleurs de lys, Jean ? Tu pourrais en planter là !, proposa la voix moqueuse du policier.
- Tu n'en as pas assez sur tes boutons d'uniforme et tes broderies ?, rétorqua Valjean en se chargeant d'un bulbe de tulipe.
- C'est comment une fleur de lys ?," demanda Cosette en apportant de l'eau pour tout le monde.
La petite fille croulait sous un énorme plateau que Javert lui prit aussitôt qu'il le vit.
" Comme sur les boutons de l'inspecteur, ma douce," répondit Valjean.
Cosette examina les boutons et les broderies de l'uniforme de policier en se plaçant sur la pointe des pieds et retroussa son joli petit nez dans une grimace de dégoût.
" C'est pas très joli, Catherine et moi, nous préférons les roses.
- C'est une jolie fleur, se défendit Javert.
- C'est surtout la seule fleur que connaisse notre inspecteur, rit Valjean.
- Je connais d'autres fleurs !, reprit Javert. Belladone, ciguë, aconit...
- Javert ! Je veux un jardin beau et utile ! Pas un jardin toxique !
- C'est des jolies fleurs ?, s'enquit Cosette, curieuse.
- Non !, répondit aussitôt Valjean.
- Oui !," le contra Javert.
Mais devant le regard appuyé de Jean Valjean, le policier soupira et s'avoua vaincu :
" Oui, elles sont jolies mais elles sont dangereuses. Va pour des tulipes et des roses !"
Cosette applaudit des deux mains et se mit à ses devoirs.
Assise dans l'herbe, elle ouvrit son livre de lecture et commença à ânonner des phrases parlant de chèvre et de loup.
Javert s'assit à ses côtés, laissant ses grandes jambes s'étendre devant lui, et aida la fillette à déchiffrer les mots compliqués, comme "Blanchette, chevillette, pelisse..."
Jean Valjean se redressa pour souffler et boire un peu d'eau.
Il regardait ces deux êtres si dissemblables, assis côte à côte, et son cœur se gonfla d'amour.
La chasse était terminée...
FIN
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