Chapitre XXVIII
Avec ces ordres, Madeleine venait de distribuer les cartes pour la dernière partie entre Javert et lui ; ils ne mesureraient plus jamais leur colère et leur rancune.
Il n'y aurait pas de lendemain.
Car, s'il agissait sans tarder, Madeleine aurait encore le temps de vendre son usine et son brevet. Il assurerait ainsi la survie de l'entreprise et la stabilité des employés. Et il serait ensuite libre de disparaître.
Sinon...
Comme l'avait dit Javert, il ne serait pas difficile de trouver une raison d'arrêter le faux magistrat.
L'inspecteur savait désormais qu'il avait été bagnard à Toulon.
Il en oubliait le Chouan pour se concentrer sur le bagnard.
Oublié les principes de déférence et de respect !
Un bagnard restait un bagnard et Javert avait le bagne dans le sang !
Si Javert voulait se montrer de bonne volonté envers lui, il pouvait supposer que Madeleine, en tant que Blanc, avait été gracié au début de la Restauration. Les dates concordaient.
Mais une simple lettre envoyée à Toulon suffirait à prouver que la grâce était fictive ; de plus, elle lui apprendrait qu'il n'y avait pas eu de Jean Madeleine au bagne de Toulon en début de siècle.
Sans grâce, Madeleine subissait toujours la mort civile qui poursuivait les galériens jusqu'à leurs tombes.
Il n'était pas électeur et ne pouvait être candidat. Pas même son témoignage devant un juge n'était recevable !
Madeleine ne pouvait point être magistrat.
Sans une grâce pour le réhabiliter et sans documents prouvant son assignation de résidence à Montreuil, Madeleine devenait automatiquement un galérien en rupture de ban.
Et de plus, un qui commettait contrefaçon sur contrefaçon avec chaque document qu'il signait sous un nom supposé.
Emprisonnement à vie.
Javert n'aurait qu'à choisir.
Madeleine cessa de regarder le fond de son gobelet et avala la dernière gorgée de café.
" Je dois partir maintenant, inspecteur. Je ne pense pas avoir causé de dommages à votre serrure, mais si vous souhaitez la changer envoyez-moi la facture."
Javert regarda le maire et tendit la main, souriant avec son air moqueur :
" Le prix habituel est de deux louis d'or, non ?
- Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, inspecteur... Mais tenez, je trouve que deux louis pour les dommages est un prix raisonnable."
Les deux pièces brillèrent dans la main de l'inspecteur et Javert déposa le tout sur sa table.
" Bien, maintenant, monsieur le maire, je vais vous promettre une chose ! Je vais tout faire pour que Bamatabois soit arrêté. Je n'aurai aucun scrupule à user de n'importe quel...subterfuge. Ce salopard a failli m'avoir. Il aurait dû."
Javert ouvrit la porte d'entrée puis s'y adossa pour laisser sortir Madeleine. Le maire lui fit ses adieux par un simple hochement de tête.
Alors qu'il avait déjà un pied sur les pavés, il ressentit l'urgence de rebrousser chemin pour regarder en face son inspecteur une dernière fois.
Il referma la porte lorsqu'il vit s'illuminer le gris de ses yeux. Des étoiles filantes ?
Un instant de doute puis sa main se leva si doucement ; sa paume frôla la barbe naissante de Javert ; ses doigts s'emmêlèrent dans les favoris hérissés et pourtant si doux au toucher.
Madeleine ne réalisa pas que son pouce caressait la fine ligne de ses lèvres jusqu'à ce qu'il les sente bouger contre sa peau.
" Adieu, Javert. Je ne vous importunerai plus.
- Et tu me parles d'être prudent, vieil imbécile !"
Javert saisit la nuque de Madeleine et l'attira jusqu'à ses lèvres pour l'embrasser durement avant de le repousser doucement.
" Tiens, Jean. Tu vas pouvoir continuer à t'accuser d'avoir profité de ma faiblesse."
Javert se mit à rire...tout en caressant la joue imberbe de ce maudit forçat.
" Vous savez Monsieur Madeleine, souffla Javert en souriant. Si je ne vous ai pas dénoncé comme forçat usurpant le rôle d'un magistrat, c'est pour une simple et bonne raison.
- Laquelle ?, demanda Madeleine, à bout de souffle.
- Vous avez été condamné de façon inique. Vous ne méritiez pas votre peine. Ce fut une condamnation pour des raisons politiques. Aujourd'hui, vous seriez récompensé."
Madeleine ne dit rien et hocha la tête, attentif.
" Ces années de bagne n'ont pas été méritées, monsieur."
Javert s'inclina et ouvrit la porte pour le maire, non sans avoir lancé :
" Vous ne risquez rien de moi, monsieur."
Mais implicitement, la phrase se poursuivait par " si vous êtes ce que vous dîtes être, monsieur... Un Chouan..."
******************************
M. Bamatabois avait une vie réglée.
Simple, calme et sans histoire.
Il vivait pour son fils qui était un ingrat et un libertin.
M. Bamatabois dépensait sans compter pour rembourser les dettes que son paresseux de fils accumulait dans la ville.
Les filles, le jeu, la boisson...
Quelque part, l'inspecteur de police comprenait l'attrait que pouvait avoir eu la fausse monnaie pour le vieux bourgeois.
Cela expliquait aussi les demandes répétées d'offrir un travail à son fils auprès de M. Madeleine.
Cela expliquait les terrains qu'il avait essayé de vendre à la municipalité.
Des terrains situés dans une zone humide sous les remparts nord.
L'homme devait avoir désespérément besoin d'argent.
Javert le comprenait mais ne l'excusait pas.
Il ne trouva rien contre lui, hormis l'attitude de son fils et un surin glissé sur sa gorge.
" Et maintenant ?, demanda Javert à M. Madeleine, alors que ce dernier venait de refermer son dossier, rempli de vide.
- Faites-le surveiller... ou alors...
- Il n'y a RIEN !, s'énerva Javert. Sans votre témoignage...je n'ai rien.
- Bien. Dans ce cas, je pense que je devrais aller chez lui pour choisir le tissu de mon nouveau costume. Je vais peut-être en profiter pour lui parler. Quelqu'un, forcément de Paris, a dû lui donner l'information. Nous saurons le nom."
Javert regarda Madeleine et un soupçon de sourire apaisa ses traits.
" Merci, monsieur."
Puis, glissant sa main dans la poche intérieure de son uniforme, il jeta une enveloppe sur la table.
" Voici la réponse de Toulon, monsieur. Vous serez peut-être content de savoir que tous les dossiers ayant concerné les années précédant 1800 sont dans un tel état qu'il est impossible de découvrir un forçat, quelqu'il soit. Il y a eu des Madeleine, des Jean, des Jean Madeleine... Impossible d'en savoir plus."
Javert croisa ses mains dans le dos et regarda M. Madeleine.
" Votre passé est bien protégé, monsieur.
- Comment est-ce possible ?
- J'ai écrit à mes collègues. Toulon a été déclarée ville infâme en 1793. Fréron est passé par là, monsieur. La répression a été terrible contre la ville. Des Toulonnais ont été fusillés. Et des dossiers ont été perdus. Puis, lorsque Bonaparte est devenu le Premier Consul, l'administration pénitentiaire a vu une fois de plus ses archives détruites. Il est impossible de retrouver des dossiers datant d'avant l'Empire, ou alors ils sont si incomplets qu'ils en deviennent inutilisables."
L'argousin regarda le forçat et ajouta, vicieusement :
" Pour reconnaître un forçat, rien ne vaut un autre forçat. Vidocq ne vous a pas reconnu."
Madeleine se débrouilla pour que ses mains ne tremblent guère lorsqu'il ouvrit la lettre. Il ne la lut pas, mais dut en faire semblant pour reprendre son souffle... Toutes ces années ! Peut-être ne restait-il aucune référence à 24601 !
Il rendit la lettre à l'inspecteur.
" J'ai bien peur qu'il vous soit difficile de clarifier les choses en ce qui me concerne, Javert. Quant à Vidocq... Pas étonnant, je ne l'ai pas reconnu non plus."
Javert reprit la lettre et la glissa à nouveau dans sa poche.
" Je ne vous chasse plus, je dois avouer.
- Alors cette lettre..., murmura Madeleine.
- Vous avez payé votre dette, vous l'avez dit. Un Chouan condamné au bagne, ce n'était pas rare. Aujourd'hui, vous faites partie des héros. Vidocq ne côtoyait pas les héros, il était à la Petite Fatigue et se constituait un réseau."
Madeleine attendait, calme et attentif, la fin de ce discours.
" Je ne cherche plus qu'à comprendre une chose à votre sujet. Pourquoi avez-vous pu pointer un fusil sur moi et en ressortir vivant ? Il y a eu des mutineries et des évasions... Mais cela se soldait à chaque fois par la mort des forçats.
- Javert... Je vous en prie... Un jour vous comprendrez.
- Alors, je vais attendre avec impatience ce jour-là, monsieur le maire."
Javert leva la main et salua comme le faisait un argousin, en soldat qui lève la main vers son bicorne à la cocarde, les yeux fixés dans ceux de Madeleine.
" Et ces subventions, monsieur le maire ?
- Toujours rien !
- Je vous fais confiance, monsieur. Vous êtes un homme plein de ressources."
Madeleine répondit avec un sourire à l'inclination de Javert puis le regarda partir.
Il sortit son mouchoir pour essuyer la sueur qui s'était formée sur sa lèvre, sur son front.
Son passé avait disparu !
Peut-être pas celui de Jean Valjean, mais celui de Madeleine... Et tout le monde s'en moquait ! Même Javert!
Il sortit de sous son bureau la serviette en maroquin vert qui l'avait accompagné partout dernièrement... Son brevet, le contrat d'achat de son usine, les expertises sur la propriété et l'entreprise étaient à l'intérieur.
Il n'en avait plus besoin, car plus rien ne le forçait à vendre.
Soulagé, il déposa les documents dans un tiroir et le fit claquer avec force.
Il avait un travail à accomplir : attraper celui qui voulait tuer Javert.
Et par Dieu, il le ferait bien.
Alors que Madeleine respirait..., Moreau entra en s'excusant :
" Monsieur l'inspecteur dit qu'il a oublié quelque chose, monsieur. Il...
- Laissez Moreau. Inspecteur ?"
Javert attendit que Moreau soit sorti puis il s'approcha du bureau et récupéra son dossier concernant M. Bamatabois.
Ce faisant, il se pencha et murmura :
" Si Toulon a perdu ses archives...Bicêtre conserve tous ses dossiers. Bonne journée, monsieur."
Et les bottes claquèrent sur le plancher, tandis que Javert ordonnait d'une voix forte à Moreau de ne pas le raccompagner. Il connaissait la sortie.
******************************
Les archives de la prison de Bicêtre... ! Jean Valjean avait été à Bicêtre en 1796 et on pouvait s'attendre à ce que Jean Madeleine y ait laissé aussi des preuves de sa visite.
Car toutes les chaînes, ces tristes processions d'hommes enchaînés traversant le pays vers les bagnes, avaient leur point de départ à Bicêtre.
Serait-il possible que chaque nom, chaque sentence, soit enregistré dans ces archives ?
Madeleine commença à le croire et trembla.
Monsieur le maire avait mauvaise mine en entrant chez le drapier.
Monsieur Bamatabois pensa qu'il devait couver un mauvais rhume. Pas étonnant par ce temps.
" Puis-je vous être utile, monsieur le maire ?
- Ah ! Oui, Bamatabois... J'ai besoin de tissu pour un nouveau manteau. Quelque chose... ah !... d'élégant.
- Vous n'aimez pas les étoffes que nous avons servies au tailleur local ?
- J'ai besoin de quelque chose... Comment dire ? Je dois me rendre dans le Nord pour affaires.
- Élégant et discret, donc, et très épais. Les couleurs les plus recherchées cette année sont le bleu nuit et le vert de bouteille."
Bamatabois déplia un cylindre de tissu sombre.
" Cette étoffe particulière est chère, monsieur le maire, mais d'une qualité extraordinaire. En plus, elle est traitée contre la pluie et le vert vous sied bien.
- Bien. C'est donc décidé.
- Encore une chose, monsieur Madeleine... Prévenez le tailleur de ne pas rendre les manches gigot trop volumineuses et de ne pas trop pincer la taille du manteau pour arrondir les hanches. C'est la dernière mode... Mais avec votre corpulence, ce serait...
- Ridicule. Merci, Monsieur Bamatabois. Comme toujours, vous êtes de bon conseil."
Bamatabois demanda ensuite à Madeleine de se retourner et de déployer les bras. Dès que ce fut fait, il commença à mesurer le tissu.
" En parlant de conseil, dit le maire, vous souvenez-vous de celui que vous m'avez donné il y a quelques jours ? Concernant... un individu au service de la ville."
Le vieux Bamatabois s'arrêta net. La règle en bois qu'il tenait dans une main et les ciseaux qu'il venait de prendre avec l'autre restèrent suspendus dans les airs.
" Oui, monsieur le maire. Y a-t-il un problème ?
- Non... Pas du tout. C'est juste que l'homme en question me cause des problèmes avec les expéditions de marchandises. Il insiste pour vérifier chaque boîte, chaque ballot... Et cela finit par retarder les envois. Je perds des clients.
- C'était prévisible, Madeleine.
- Le fait est qu'avant de... demander sa révocation, j'ai le devoir de m'assurer que les renseignements que je vais utiliser contre lui sont fiables.
- Je vous donne ma parole qu'ils le sont. Pouvez-vous croire que la Préfecture de police est au courant ?
- Ce sont ses propres collègues qui l'ont signalé ?"
Le vieil homme sortit de derrière son comptoir et prit Madeleine par le coude pour le conduire dans un coin à l'abri des oreilles indiscrètes.
" Non, monsieur le maire : c'est plus compliqué que cela. Lorsque la rumeur s'est répandue que l'inspecteur soumettrait tous les négociants au traitement qu'il inflige à votre usine, une de mes connaissances était en ville par hasard.
- Ah ! Une connaissance à vous qui a aussi connu Javert à Paris ?
- Non, non... Mais je lui fais confiance : c'est un héros de guerre, qui a son commerce près de Paris.
- Ah !
- Bref, mon ami le sergent m'a avoué sentir que l'inspecteur avait quelque chose de louche, et m'a conseillé de trouver ce que c'était avant que mon entreprise en pâtisse. J'ai tiré quelques ficelles et... Il s'avère que l'un des anciens collaborateurs de Javert à Paris était plus que désireux de parler.
- Un policier ?"
Madeleine simulait avec application le comble de l'horreur.
" Non pas. Un informateur assez connu qui aurait été victime des avances de l'inspecteur et qui..."
Monsieur le maire était sorti du magasin avec un paquet d'excellent tissu sous le bras et avec l'estomac retourné. Bamatabois avait pris un malin plaisir à raconter les détails les plus sordides des méfaits de l'inspecteur... en n'omettant presque rien.
En somme, le vieux drapier avait agi comme Madeleine l'avait fait avant lui : il avait acheté cette information. La différence entre eux était que Bamatabois n'avait jamais accordé à l'inspecteur le bénéfice du doute.
Le maire sillonna la ville sous la bruine verglaçante qui encourageait les citoyens à rester chez eux lorsque c'était possible.
Quand il passa en coup de vent à son bureau de l'hôtel de ville, il ne restait plus dans le bâtiment que le concierge fumant paisiblement son brûle-gueule.
Ce ne fut que lorsqu'il eut fini de rassembler les quelques documents personnels qu'il avait sur place et se préparait à repartir, qu'il vit la lettre en provenance de Paris qui était arrivée avec le courrier du soir.
Il avait pensé sur le coup qu'elle lui apportait des nouvelles sur la subvention que tout le monde attendait.
Mais il ne s'agissait en fait que d'une communication annonçant l'arrivée d'un haut fonctionnaire de la préfecture de police, un dénommé Chabouillet, prévue pour la fin du mois.
D'abord Vidocq et ensuite ce Chabouillet dont le nom ne lui était pas inconnu ?
C'était, pour le moins, étonnant.
Mais Madeleine avait beaucoup à faire avant la tombée de la nuit.
Il s'achemina vers son usine et une fois sur place, il s'attela à la tâche. Au bout de quelques heures, il prit cinq minutes pour écrire une lettre à Javert et la cacher dans un dossier qu'il dissimula avec soin au fond d'un tiroir.
Sa portière diligente et discrète comme à son habitude, vint gratter à sa porte à la nuit tombée.
" Monsieur le maire, voulez-vous que je vous amène votre souper ici ?
- Je soupe en ville ce soir. Vous pouvez vous reposer, madame. Ah ! Une dernière chose. Demain, l'inspecteur Javert viendra chercher un dossier. Ouvrez-lui mon bureau et donnez-lui cette clé.
- Oui, monsieur.
- Ne laissez personne d'autre entrer en mon absence.
- Même pas M. Duhamel ?
- Surtout pas lui. Bonne nuit, madame."
Madeleine saisit sa serviette en maroquin vert puis s'éloigna sans un dernier regard en arrière.
Le tilbury loué à maître Scauffaire l'attendait. Et ensuite, le reste de sa vie.
***************************
Javert n'en revenait pas !
Madeleine avait fui !
Le policier était revenu en pleine nuit, pour lui montrer quelque chose d'intéressant.
Une preuve contre M. Bamatabois le père.
Des reconnaissances de dettes payées avec de la fausse monnaie.
Ce qui signifiait que le vieil homme possédait de la fausse monnaie.
Peut-être ignorait-il qu'il s'en agissait ?
Ou alors, l'homme, trop pressé par ses débiteurs, avait osé l'utiliser à Montreuil, même.
Ce qui était stupide.
Patiemment, Javert avait surveillé le vieil homme et l'avait vu visiter plusieurs fois le pharmacien de la ville.
Un homme chez qui il devait une assez grosse somme d'argent. Ce n'était même pas un secret.
Javert avait attendu la fin du jour et était entré dans la boutique.
Le pharmacien Gallet vit arriver le chef de la police avec une grimace éloquente.
" Que vous voulait M. Bamatabois ?," demanda simplement l'inspecteur.
Le commerçant n'aimait pas raconter des choses sur ses clients mais comme le policier ne parlait que de protéger les boutiquiers contre les mauvais payeurs... Comme il ne souhaitait que le bien de tous.
Et comme Javert promettait de ne jamais avouer le nom de son informateur...
Le pharmacien raconta.
M. Bamatabois venait de lui rembourser une grosse dette. Il était honnête ! Contrairement à son imbécile de fils.
Javert hocha la tête, compréhensif. Il se permit même d'acheter de l'huile pour masser ses articulations douloureuses, avec ce froid humide et ses récentes blessures.
Cela plut au pharmacien qui lui proposa d'autres huiles, plus douces, plus chères, plus parfumées.
Puis, maintenant qu'il était rassuré sur les objectifs du policier, le pharmacien alla chercher son livre de compte et la bourse remplie de pièces d'or que M. Bamatabois lui avait donnée.
Javert réussit à garder son sang-froid.
Il examina les pièces et n'en revint pas.
Simplement, il conserva une des pièces. D'un joli tour de passe-passe que le pharmacien, M. Gallet, ne vit pas, il échangea une des fausses pièces contre un vrai Napoléon.
Une fortune pour sa propre bourse.
Mais il avait besoin de cela pour convaincre le maire de l'appuyer dans sa démarche.
La pièce en poche, l'inspecteur de police vint frapper à la porte de l'usine de M. Madeleine.
Il exultait.
Au bout de dix minutes d'attente, le policier perdit patience et força la porte de l'usine.
Les lieux étaient plongés dans la nuit. Sortant sa lampe-sourde, l'inspecteur examina l'usine.
Puis il comprit.
Et se mit à courir en hurlant le nom du maire :
" MADELEINE ! PUTAIN ! JE TE JURE QUE JE VAIS TE CASSER LA GUEULE !"
Mais c'était trop tard.
Le bureau était fermé à clé.
Oubliant toute prudence, Javert força cette porte également.
Et puis...
Et puis, il était furieusement inquiet de ce qui pouvait s'y trouver. Il n'oubliait pas que l'homme, malgré sa corpulence et son calme apparent, vivait dans la peur.
Car l'inspecteur omettait toujours une chose à propos du maire. Un forçat ne pouvait pas devenir magistrat !
Et si Javert faisait bien attention de ne pas le mentionner, manifestement Madeleine devait y penser...
Un homme aux abois pouvait être capable de tout.
Les quelques meubles étaient vidés de leurs effets, les livres de compte étaient mis à jour et dans la pièce où vivait Madeleine, tout était obscur.
" Merde !," claqua Javert.
L'inspecteur inspecta partout, dans toutes les pièces.
Finalement, il revint dans le bureau et contempla les lieux, ne comprenant pas la soudaine tristesse qui le prenait.
" Madeleine, je te jure que je te retrouverai," souffla Javert.
Et avec soin, le policier referma tout derrière lui avant de disparaître dans la nuit.
****************************
Le lendemain, l'inspecteur de police, constatant l'absence de monsieur Madeleine, se dirigea vers l'usine.
Il aperçut M. Duhamel resté bloqué devant la porte du bureau du directeur, l'air inquiet et dérouté.
La portière était intraitable et lui refusait l'entrée.
Mais son visage s'éclaira d'un sourire lorsqu'elle vit arriver l'inspecteur.
" Ha monsieur ! M. Madeleine m'a donné sa clé pour vous.
- Oui, fit simplement le policier. C'était convenu ainsi.
- Convenu ainsi ?, s'étonna le secrétaire bavard de M. Madeleine.
- Oui !," répondit sèchement l'inspecteur.
Son regard fut très clair, il voulait juste voir si Duhamel aurait le courage de l'interroger.
Bien évidemment, il ne l'eut pas.
La portière ouvrit la porte du bureau et Javert pénétra dans les lieux, refermant soigneusement au nez de tout le monde.
La clé servit à ouvrir le seul meuble que le policier n'avait pas fouillé la nuit dernière.
Dedans, il trouva un dossier.
Il suffit de le feuilleter pour trouver une lettre à son nom.
Il lut plusieurs fois, il essaya de comprendre son sens caché, il passa plusieurs minutes à chercher un code...
En vain.
Madeleine ne lui disait rien.
Sauf que M. Bamatabois avait eu les informations le concernant d'un mouchard et que c'était un homme de Montfermeil qui avait lancé l'affaire.
Il n'y avait pas besoin d'être grand clerc pour faire le lien avec son agresseur, l'homme de la fausse monnaie.
Montfermeil...
Javert se promit d'y aller faire un tour...
Qui sait ?
Peut-être Madeleine y était ?
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Personne ne faisait attention au rentier qui avait loué une maisonnette étroite dans un quartier ouvrier à Arras.
Il était calme et ne sortait pas beaucoup.
On le voyait se rendre au bureau de poste presque tous les jours : l'homme devait écrire des lettres.
A part cela, le quartier s'habituait sans trop de difficultés à sa silhouette massive et à son tempérament réservé.
La plupart de ses voisins étaient même heureux de ne pas avoir à supporter les délires de l'ivrogne qui avait occupé la maison juste avant lui.
Ils ne savaient rien des démons que ce rentier sans histoire avait amenés avec lui.
Pourtant, monsieur Madeleine était en guerre contre lui-même depuis son arrivée.
Il avait abandonné le tilbury de Maître Scauflaire à Abbeville pour faire croire qu'il se rendait à Paris ; après avoir pris mille précautions, il avait gagné Arras. Depuis lors, il cherchait à entrer en contact avec des industriels qu'il soupçonnait d'être intéressés par le rachat de son entreprise.
Il ne manquait pas de candidats.
Sa première idée avait été de vendre sa manufacture à monsieur Collobert, l'ancien propriétaire de l'usine de verroterie de Montreuil jusqu'à ce que Madeleine la lui rachète. Mais Madeleine, avant de quitter sa ville, avait eu l'occasion de le rencontrer et de constater que son indolence ne s'était pas améliorée avec le temps... Plutôt le contraire.
Madeleine avait donc décidé de chercher ailleurs.
Un acheteur étranger avait fait une excellente proposition économique. Une nuit de réflexion avait suffi pour faire comprendre au fabricant que le bénéfice n'était pas sa priorité : ce dont il avait besoin, c'était d'assurer la survie de son entreprise.
Ses deux meilleurs candidats se trouvaient désormais à Arras et à Lyon.
Et Madeleine attendait leurs offres.
Patiemment, au début. De plus en plus agité au fil des jours.
Car, à mesure que le désœuvrement s'accentuait, des démons venus de loin resserraient le cercle autour de lui.
Les images du bagne, bien entendu.
Mais aussi les différents scénarios d'une éventuelle arrestation.
Le dénigrement face à ceux pour qui il se battait encore ; la satisfaction de Javert qui le blesserait davantage que le mépris de tous les autres.
Et chaque nuit, les visites incessantes de ce particulier incube qui le tourmentait désormais au lieu de lui apporter plaisir et oubli.
Maintenant, comme le véritable Javert, le spectre jouait avec ses espérances et ses désirs, le provoquant puis le laissant insatisfait.
Souvent, il le prenait dans sa bouche avec une telle brutalité qu'il ne ressentait que de la chaleur et de l'effroi, car la délivrance était trop rapide pour être réellement satisfaisante. Exactement comme l'avait fait Javert lors de leur nuit de vin et d'insouciance...
À l'approche de la fin du mois, une nouvelle inquiétude commença à se faire jour dans l'esprit de Madeleine : il se souvenait à longueur de journée de la lettre qu'il avait lue à la hâte juste avant son départ.
Elle annonçait l'arrivée à Montreuil d'un haut fonctionnaire de la préfecture. Or, personne n'avait contacté la police de Paris, à moins qu'il ne le sache.
Cela aurait pu être Javert : ce ne serait pas la première fois qu'il se lançait dans une enquête dans le dos du maire. Surtout s'il s'agissait de fouiller dans son passé.
Mais quelque chose lui disait qu'il n'en était rien.
Puis ce nom... Chabouillet... lui disait quelque chose. Javert l'aurait-il mentionné ? Était-il dans le rapport qu'il avait reçu de lui ?
En tout cas, le haut fonctionnaire venait rendre visite au maire de Montreuil, pas pour rencontrer un simple inspecteur de province, encore moins pour passer les menottes à un galérien.
De quoi pourrait-il s'agir ?
Il ne pouvait penser qu'à une chose : que quelqu'un avait relancé les accusations contre Javert et ouvert une nouvelle enquête.
Que l'homme de la Préfecture avait besoin du témoignage de Madeleine, son supérieur à présent, pour briser définitivement l'inspecteur ou le faire innocenter...
Mais cela n'était plus le problème de Madeleine.
Javert était coupable de chercher le plaisir dans les bras d'autres hommes, comme Madeleine lui-même. Seulement cette question, qui n'était pas illégale, ne devrait pas être l'affaire de qui que ce soit, et encore moins lui coûter sa carrière.
Cela n'était point, non plus, le problème de Madeleine.
" Tu as décidé de m'oublier. Et tu crois que je vais te laisser faire ?, lui avait dit l'incube cette nuit-là.
- Tu n'es pas réel et je ne souhaite pas ta présence.
- Tu n'as pas le choix. Je viendrai hanter tes rêves, que tu le veuilles ou pas."
Et comme chaque nuit, l'incube qui avait désormais la voix, le visage et les mains de Javert, était monté sur son corps et l'avait pris dans sa bouche.
Les feux de l'enfer avaient pris possession de son entrejambe... juste pour quelques secondes. Puis vint l'apaisement mais non pas le plaisir... Comme à chaque fois, l'acte avait été trop court pour que Madeleine puisse ressentir autre chose que sa honte.
" Chaque soir, tu auras ça. Tu n'es pas heureux ? Je suis la seule chose que tu auras maintenant que l'homme qui habite tes rêves disparaîtra à jamais pour venir à moi..."
Madeleine avait crié avant de se réveiller.
Le verre d'eau qu'il a bu avait le goût du café que Javert lui avait servi ; une odeur de cuir dans l'air lui rappelait la senteur de son col et de sa peau...
Tout s'était mis en place pour l'empêcher de s'endormir à nouveau.
Il réfléchit jusqu'au matin.
Il comprit que la sommité de la Préfecture venait apporter le malheur à l'homme qu'il...
Quoi ?
Il répéterait les mêmes accusations que Bamatabois avait déjà portées sur lui : des faits si honteux qu'aucun homme aussi décent que l'était Javert ne se remettrait après les avoir entendus, car ces abominations n'étaient pas liées au désir, mais à la perversion et à la cruauté.
Javert ne tenterait même pas de se défendre.
Il en serait trop mortifié.
Comme il l'avait fait dans le bureau de Madeleine, il démissionnerait tout simplement ou, pire, demanderait à être démis de ses fonctions.
Ce serait la fin de l'inspecteur Javert.
Et Madeleine aurait sciemment laissé une telle chose se produire parce qu'il craignait l'arrivée du châtiment qu'il méritait à juste titre.
L'insouciance d'une vie tranquille et confortable en échange de la souffrance d'un homme innocent de ces monstruosités.
Un prix équitable ? Certainement pas.
Mais... Que se passerait-il si Javert, à son tour, décidait de le vendre ?
Madeleine pourrait toujours implorer un peu de temps pour mettre à l'abri les familles qui dépendaient de lui...
Le temps de faire cadeau de son usine, si nécessaire. Car, en fin de compte, il ne songerait pas à se plaindre que Dieu lui ait pris ce qu'il lui avait donné.
À l'aube, le maire de Montreuil sur Mer prit la diligence.
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