Chapitre XVII
Une lettre vint de Paris quelques jours plus tard à l'intention du chef de la police de Montreuil.
Javert la décacheta fébrilement, espérant contre toute attente avant de la jeter sur le sol dans un mouvement de colère désespérée.
Javert,
Nous sommes satisfaits de votre travail. L'arrestation de ces faux-monnayeurs a été un bel ajout à votre dossier.
Monsieur le préfet a parlé de vous avec bienveillance.
On oublie peu à peu l'accusation de corruption. Ce dossier est clos, nul et non avenu.
Continuez ainsi, Javert, et je pourrai enfin demander une mutation pour vous.
Chabouillet
Secrétaire du Premier Bureau
Le préfet avait parlé de lui avec bienveillance et Javert devait l'en remercier.
Ce fut une nouvelle patrouille faite dans les rues les plus sordides de Montreuil. Une patrouille qui se termina par une bagarre, comme de bien entendu.
Une patrouille qui laissa l'inspecteur avec un goût de sang dans la bouche suite à un beau coup de poing reçu en pleine face.
Il devait être content de ne pas avoir perdu de dent.
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Après l'affaire des faux-monnayeurs, la position de l'inspecteur Javert changea. Jusque là, il était craint mais aussi méprisé.
Maintenant, il n'était que craint et nul n'aurait osé le moquer à voix haute.
Les soucis d'ivrognerie diminuèrent de façon drastique et le policier s'était trouvé un nouveau cheval de bataille.
Il y avait un établissement réservé aux hommes voulant passer quelques heures en compagnie de dames de mauvaise réputation.
Le bordel de la rue Coquimpart.
En effet, la préfecture de la Somme, consciente d'un problème de salubrité publique avait lancé une circulaire à destination des commissaires. Il fallait que les bordels et autres établissements de plaisir soient inspectés avec plus de zèle.
On craignait les maladies et la propagation du vice.
Aux inspecteurs d'être le bras armé de la Loi en ces matières.
Le maire n'avait plus qu'à s'incliner. M. Madeleine ne pouvait rien opposer.
Il était vrai que le policier n'y allait que sur la commande expresse de monsieur le maire, et jamais Delapasture de Verchocq ou M. Madeleine ne s'y étaient intéressés.
Ainsi, Javert se mit à accompagner les officiers de santé et vérifiait les documents d'identité des employées de ces établissements.
A force, on connaissait l'inspecteur Javert.
Au départ, on avait pensé que l'homme, comme presque tous les officiers de Montreuil, allait fréquenter le bordel.
Puis on comprit que Javert n'était pas de ces genres d'hommes. Il ne regardait qu'à peine les filles, examinant surtout leurs papiers et attendant avec impatience le résultat de l'examen de santé.
Invariablement, tout était bon.
En les voyant partir, la tenancière du bordel lançait en riant :
" Maintenant que vous savez que mes filles sont propres, vous n'en voulez pas une, messieurs ?"
Le médecin riait, mais c'était forcé.
Javert ne répondait rien. Il fusillait juste du regard.
Ce qui déclenchait des rires plus forts.
Et donc, par la force des choses, le nouveau cheval de bataille de l'inspecteur Javert fut la prostitution illégale. Il ne pouvait rien changer à l'existence des maisons closes mais les prostituées de la rue devinrent des proies.
Au regard de la loi, le policier pouvait décider d'une peine de prison pour la prostitution opérée sur la voie publique ou pour tout acte impliquant une prostituée.
Ainsi, le nombre de femmes de mauvaise vie se mit à diminuer dans la ville.
Javert en fut tellement content qu'il se permit de priser dans son poste de police.
Enfin la ville de Montreuil-sur-Mer devenait un endroit sûr et sain !
Sa mère avait été une prostituée.
Si Javert avait été en âge de le comprendre et de le combattre, il aurait passé lui-même les fers aux poignets de sa mère.
On vit donc la silhouette grise du grand policier hanter les rues de Montreuil et surtout ses zones d'ombre afin d'y faire cesser le moindre acte tendancieux et les femmes de mauvaise vie se le tinrent pour dit.
Et aussi les femmes malheureuses qui n'avaient plus rien à perdre.
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Puis quelque chose se produisit en ville et changea la situation.
Discrètement mais sûrement.
Cela eut lieu avant la fin du printemps, quelques semaines après toute l'affaire des faux-monnayeurs.
Un homme entra dans Montreuil. Il était affable et souriant, il venait chercher de nouveaux produits à proposer dans son auberge.
Une jolie petite auberge située non loin de Paris.
Il s'appelait Thénardier et vivait à Montfermeil, il gardait Cosette, la fille de Fantine et en retirait une substantielle manne.
Mais la manne diminuait jour après jour, le misérable voulait savoir pourquoi.
Il chercha à se rendre compte des lieux, de l'usine.
Montreuil-sur-Mer était une jolie petite ville, la population était composée en majorité de bourgeois enrichis et on comptait même de beaux hôtels particuliers dans la Ville-Haute.
Une jolie petite ville dans laquelle on pouvait gagner de l'argent assez facilement.
Fantine n'avait aucune excuse valable pour ses retards de paiement. Thénardier se promit de lui rappeler les sommes à payer et de la pressurer un peu plus.
Elle n'avait qu'à se débrouiller pour payer.
Il y avait des hommes à foison dans cette ville, la bourse pleine d'or et les pantalons bien fournis.
A elle de savoir y faire !
Et puis, une autre raison avait poussé Thénardier à venir se rendre compte des choses. La bande des faux-monnayeurs était tombée.
Il voulait savoir à cause de qui et comment s'en venger.
Montreuil était bien placée. Perdre cette étape du trafic avait été une sale blague.
On avait demandé des comptes à Thénardier.
Cela seul demandait un remboursement. Au centuple !
Montreuil-sur-Mer était une jolie petite ville et il suffit à l'homme de s'attabler au premier café disponible pour apprendre qui dirigeait la ville et qui la protégeait.
Le nom de l'inspecteur Javert fut parmi les premiers cités. Thénardier le connaissait de nom, ses complices lui en avaient déjà parlé.
Si Javert avait su cela, il en aurait été fier.
" Et que sait-on de lui exactement ?
- Pour commencer, c'est un gitan ! Mais n'allez pas croire qu'il fricote avec les gens de sa race, monsieur ! Plus aucun gitan n'ose venir en ville, ce Javert les en chasse avec soin.
- Un cogne, quoi, se mit à sourire l'inconnu. Il doit avoir des vices !
- Il faut se méfier de lui, jeta l'aubergiste de Montreuil. Il aime pas les nouvelles têtes.
- Il a l'air d'un type charmant, sourit l'inconnu. J'ai connu un cogne, une fois, il a fait arrêter toute une bande de tueurs mais il s'en prit une balle. Mais c'était en ville, ici, il ne risque rien, le cave.
- Javert est prudent ! Et il y a des crimes ici aussi, faut pas croire !"
Le rire moqueur de l'homme fit froncer les sourcils au patron.
" Vous ne croyez pas, monsieur mais figurez-vous qu'on a eu des faux-monnayeurs :
- Non ?, fit l'inconnu. Contez-moi cela ! Je vous offre un glace ?"
L'aubergiste hésita. Mais l'homme souriait, poli et bienveillant, puis l'attrait d'un verre eut raison de sa méfiance.
Il s'assit en face de son client et commença à raconter :
" Il y a de cela quelques semaines..."
Thénardier observait son vis-à-vis et le trouva stupide.
Mais il était bavard, c'était tout ce qui comptait.
Après le café, ce fut plus difficile de rencontrer le beau bourgeois bien en vue de la ville et parti pris dans le trafic. Mais ainsi Thénardier apprit quelques secrets bien juteux sur l'inspecteur si austère et si dévoué de Montreuil-sur-Mer...
Par exemple, sa tendance à chercher les filles de joie.
" Ha ces nantis ! Tous des salopards," songea en souriant Thénardier.
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Quelque part, Thénardier n'avait pas tort.
Surtout en voyant la scène qui se passait dans la ville quelques semaines plus tard.
L'inauguration officielle de la Halle aux Grains !
Mais l'inauguration se faisait de façon grandiloquente. Il y avait eu des discours à n'en plus finir, une réception avec du vin de qualité et...une pièce de théâtre...
Quelque chose de grandiloquent aussi.
Tout en vers et en rimes.
L'inspecteur Javert en resta estomaqué.
Et il n'osa pas bouger durant tout le premier acte. Il en aurait baillé !
Après un temps interminable, ce fut l'entracte.
L'inspecteur de police se sentait tellement déplacé. Déjà, il était seul. La plupart des gens étaient accompagnés. Des couples de bourgeois bien vêtus.
Lui sortait d'une longue journée de travail.
Il n'avait eu que le temps de laisser son uniforme et se sentait mal habillé.
Ensuite, il avait beaucoup bu mais peu mangé, sa tête lui tournait.
Les discours lui avaient brisé la tête, il sentait poindre la migraine.
Enfin, il ne comprenait rien à la pièce de théâtre. Un soldat romain nommé Britannicus ? Fils d'un empereur, il risquait de se faire assassiner par un autre... C'était en tout cas l'essentiel de ce que comprit le policier.
Des femmes pleuraient sur scène et priaient pour la compassion.
Javert ne comprenait pas vraiment pourquoi.
Autour de lui, des personnes de la ville déambulaient et parlaient de la pièce.
Avec emphase, avec ravissement, avec chaleur.
Dieu merci ! On ne lui parlait pas.
Il n'aurait pas su quoi répondre.
Puis, Javert aperçut M. Madeleine. Le député Callard lui parlait, la main posée sur le bras et le souffle en plein visage.
M. Madeleine souriait poliment.
Mais quelque chose dans la façon dont il se tenait, rigide et penché en avant, faisait comprendre à l'inspecteur à quel point le maire se sentait mal à l'aise.
Il ne s'ennuyait pas au-delà de ce qui était humainement supportable comme lui, il était angoissé.
Les tentatives du député de le faire entrer dans la conversation semblaient échouer...
Javert se dit...que peut-être c'était une porte de sortie pour tous les deux.
Le policier chercha les yeux de Madeleine et les fixa intensément.
Ensuite, il quitta ostensiblement la halle aux grains.
Dehors, il n'y avait personne.
Javert compta et attendit quelques minutes dans une ruelle.
Cela le fit sourire ! Il serait un meilleur acteur que ces caves en costume.
Il ouvrit en grand les portes de l'établissement et martela le sol de ses bottes d'officier.
Les gens se poussaient devant lui et Javert n'en eut cure. Il s'arrêta juste devant le maire et le député.
Là, il s'inclina bien bas et d'une voix professionnelle, sèche et froide, il s'écria :
" Monsieur le maire, votre présence est requise à la mairie.
- Ah ! Une urgence ?"
Ce fut à peine si Madeleine réussit à supprimer son soulagement.
L'inspecteur tendit la main pour désigner la porte et lança :
" Immédiatement. Je vous prie de m'excuser mais cela ne peut pas être différé."
Monsieur le maire, plus serein, parvint à feindre la surprise de manière convaincante.
" Veuillez m'excuser, M. Callard. Je vous serais obligé de bien vouloir transmettre mes excuses à M. Delapasture de Verchocq et aux autres personnalités."
Puis il pressa le pas pour suivre son inspecteur.
Javert précéda monsieur le maire, faisant un bouclier de son corps et repoussant les personnalités venues saluer monsieur Madeleine.
Sitôt les portes refermées, Javert ne put s'en empêcher, il se mit à rire.
A rire.
" Que se passe-t-il, inspecteur ? Y a-t-il vraiment un problème ?
- Il fallait que je sauve la vie de quelqu'un, monsieur."
Javert annonça cela, sérieusement, tout en essuyant les dernières traces d'hilarité de ses yeux.
" Il fallait que je vous sauve la vie, monsieur ! Vous n'auriez pas survécu aux autres actes. Moi non plus, d'ailleurs !
- Quand même, Javert, on a l'air d'écoliers qui fuient l'abbé."
Après un rire qui sonna doux, Madeleine ajouta :
" Merci... Vous venez de m'empêcher de faire des cauchemars pendant une semaine."
Javert regarda le maire et lui demanda :
" Vous avez compris quelque chose à cette chienlit ? Claude, Britannicus, Néron et je n'ai même pas compris le nom des femmes."
Javert se remit à rire.
Et Madeleine rit autant que lui.
" C'est quoi ce Britannique ? Je n'ai pas tout à fait saisi.
- Mon Dieu !, fit Javert, faussement horrifié. Si vous n'avez pas compris non plus, où va le peuple ?
- Pas au théâtre, tant qu'ils se souviendront de cette horreur. Pour sûr."
Le silence retomba, confortable, entre les deux hommes. Puis Javert eut tout à coup un sourire joyeux :
" De combien de temps nous disposons avant que cette...pièce se termine ? J'ai une vieille promesse à tenir !
- Si la situation est tellement difficile... Je ne pense pas qu'ils m'attendent. Après tout, ils honorent Delapasture et je ne suis qu'un figurant qui orne son triomphe .
- Un figurant ? Vous êtes toujours trop modeste, monsieur."
Javert se pencha et ajouta, la voix douce :
" Un jour, cela vous perdra. Mais ce soir, si vous voulez bien me faire l'honneur ! Regardez ! Les étoiles sont magnifiques !"
La nuit, les étoiles...
Mais monsieur Madeleine se souvenait de la lune et se méfiait.
Sentant la réticence de monsieur le maire et voulant faire amende honorable, Javert tendit le bras à M. Madeleine en souriant.
" Prêt pour une promenade sur les remparts, monsieur le maire ?, demanda Javert en retirant son chapeau pour saluer avec soin.
- Ce sera avec plaisir, inspecteur Javert, accepta Madeleine, un peu contraint.
- Alors en avant ! Ce soir, je serai votre guide ! Et je promets de ne pas parler de la Vendée. "
Patiemment, l'inspecteur glissa ses mains dans son dos et marcha, le visage tourné vers les étoiles. Il savait déjà de quelles constellations il allait parler et ce qu'il allait montrer au maire.
Le maire suivait, se demandant malgré tout ce que ce chasseur à l'affût allait encore lui tendre comme piège.
Cela dit, la nuit était en effet magnifique.
Pour une fois, Madeleine avait éloigné son regard du bout de ses chaussures et ses yeux, éblouis, fixaient le ciel comme s'il n'avait jamais eu le loisir de le contempler auparavant.
A part, le soir de la lune évidemment.
Javert ne put s'empêcher de sourire, heureux et satisfait.
Il se tourna vers M. Madeleine et, lentement, posa sa main sur le bras de l'homme.
" Alors, nous disions les remparts... Vous allez voir une vue qui vaudra celle de monsieur de Saint-Alban."
Les doigts saisirent le bras et tinrent, mais sans volonté de faire du mal.
Et, loin de fuir le contact comme il l'aurait fait en toute autre occasion, Madeleine se laissa faire. Comme s'il n'était pas tout à fait conscient du geste... comme si le toucher d'une main était un événement régulier dans sa vie.
Quel changement avec la scène précédente dans la halle aux grains !
Tout était calme aux alentours et la nuit était profonde. Un peu froide, un peu humide, mais acceptable.
Sur les remparts, la mairie avait disposé des bancs. C'était une excellente initiative. Javert y entraîna le maire et l'y poussa. Avant de s'asseoir tout proche de lui.
Assez proche pour murmurer dans la nuit :
" Je suppose que vous savez trouver la Grande Ours et la Petite Ours.
- Je connais l'étoile du Nord et... c'est à peu près tout."
Et doucement, Javert saisit la main de monsieur Madeleine et la guida dans le ciel.
" Ici, la Grande Ours, là, l'étoile Polaire... Vous avez la Petite Ours. Mais ce n'est pas cela qui m'intéresse."
Javert souriait, cela s'entendait dans sa voix.
Et doucement, il souffla dans l'oreille de M. Madeleine.
" Je vais vous montrer l'Étoile du Diable, monsieur le maire.
- Mais... Cela existe ?, fit Madeleine en avalant sa salive avec quelque difficulté.
- Laissez-moi vous montrer."
Et la voix de l'inspecteur se fit suave.
La main de l'inspecteur était chaude et Javert commença son histoire, tout en indiquant les constellations...
" Autour de l'étoile du Nord se trouvent les constellations dites circumpolaires. Elles sont visibles toute l'année. Vous n'aurez aucun mal à les reconnaître, monsieur le maire."
Des étoiles et des constellations. Une main serra la sienne et Javert oublia son enquête pour profiter de l'instant.
Gilles avait apprécié d'écouter Javert lui parler des étoiles...
" Là, c'est Céphée. C'est un roi. Regardez ! Les étoiles forment un triangle. C'est sa couronne."
Proche du maire, Madeleine sentait le souffle chaud de l'inspecteur sur sa joue.
Mais Javert n'exagérait pas et bientôt Madeleine aperçut un triangle.
" Vous avez raison inspecteur !
- N'est-ce-pas ? Céphée fut un roi marié à une très belle femme. Voici la reine Cassiopée."
Les deux mains voyagèrent.
Entremêlées.
" Facile à voir, expliqua Javert. C'est un "W".
- Qu'est-ce que cela représente ?
- Cassiopée ? Une femme assise sur un trône."
Un rire suivit cette affirmation.
" Vraiment ?, s'étonna Madeleine. Un trône ?
- Vraiment, monsieur le maire."
Javert se pencha contre Madeleine pour entraîner la main plus loin.
" Cassiopée et Céphée eurent une fille, plus belle que le jour. Andromède."
Là, Javert lâcha la main et raconta :
" Cassiopée était orgueilleuse. Elle affirmait que sa fille était la plus belle de toutes les femmes, même plus belle que les Néréides.
- Les Néréides ?
- Les nymphes de la mer."
Madeleine ne dit rien, la chaleur de la main de l'inspecteur lui manquait et il n'avait jamais entendu toutes ces histoires.
Javert se révélait passionnant.
" Poséidon, le dieu de la Mer n'apprécia pas cet orgueil. Il condamna Céphée et Cassiopée à lui sacrifier leur fille. Sinon sa baleine allait détruire la ville.
- Ne me dites pas qu'il y a une baleine dans les étoiles, Javert !"
L'inspecteur se mit à rire aussi.
" Elle est trop basse sur l'horizon, je ne peux pas vous la montrer, monsieur. Mais faites-moi confiance ! Il y a bien une baleine dans le ciel ! Et une girafe, un cygne, un aigle, un serpent, un dragon...
- Javert !"
Le rire fut partagé.
Et Javert vint doucement reprendre la main de Madeleine. Ses doigts, dégantés et chauds, étaient doux au toucher.
De nouveau, des mouvements dans le ciel et Javert expliqua la position des constellations.
" Partons de Cassiopée, sur son trône. Voici Andromède. Une femme enchaînée.
- Enchaînée ?
- Pour le sacrifice, monsieur le maire ! Je vous montre."
Et lentement, Javert fit voyager la main et s'arrêta pour indiquer les chaînes qui se trouvaient aux poignets de la malheureuse femme, éternellement enchaînée dans le ciel.
" Seigneur !, fit Madeleine. Que s'est-il passé ?"
Javert baissa sa main mais il ne libéra pas les doigts de M. Madeleine. Il se mit à rire, doucement, sans volonté d'être cruel. Ou moqueur.
" Vous ne connaissez pas la mythologie grecque, monsieur ?
- C'est une affaire en cours, inspecteur. Encore un livre que j'aimerais lire mais qui ramasse la poussière sur mon étagère. Pour ma défense, je ne me doutais pas que la mythologie puisse être aussi intéressante."
Javert approuva et reprit son cours sur les étoiles.
" Tout est lisible dans les étoiles. Je ne sais malheureusement pas tout. Mais il y a quelques histoires que je sais.
- Vous êtes étonnant, inspecteur.
- Pour répondre à votre question, il y eut un guerrier pour sauver la belle princesse enchaînée."
Et les deux mains reprirent leur voyage céleste.
" Persée était un beau jeune homme, le fils de Zeus. Il est venu sur son blanc destrier et a sauvé Andromède. Son destrier était un cheval ailé. Pégase."
De nouveau, les mains, doucement entremêlées s'arrêtèrent sur des étoiles.
" Un grand carré d'ombre, et plus loin voici un cheval. Le voyez-vous, monsieur ?"
Il fallait répondre et monsieur Madeleine répondit, essoufflé :
" Oui.
- Bien. Alors vous avez Pégase d'un côté d'Andromède et de l'autre côté son sauveur Persée. Un homme debout, la main levée et tenant dans son autre main..."
Javert se pencha plus près et à nouveau son souffle chaud glissa sur la joue de monsieur le maire :
" La tête de Méduse. Une créature horrible. Une femme à chevelure de serpent dont le pouvoir est de changer les êtres en pierre. Mais dans le ciel, elle est représentée par une étoile."
Le rire de Javert fut ressenti par un souffle. Et provoqua un frisson.
" L'étoile du Diable. Algol."
Javert ressentit le tremblement de M. Madeleine dans leurs mains mêlées et, bizarrement, il en conçut un réel plaisir.
" Qu'a-t-elle d'étrange ?, demanda Madeleine.
- Elle clignote ! Elle change de couleur : rouge, vert, jaune et d'intensité.
- Dieu ! Pourquoi ?"
Là, Javert se recula et lâcha enfin la main de M. Madeleine.
" Je ne sais pas, monsieur le maire. Je ne suis pas assez savant pour savoir cela."
Madeleine était désolé de cette réponse et de ce recul.
" Vous en savez déjà beaucoup, inspecteur.
- Non, mais vous êtes bienveillant, monsieur. Je ne connais pas Britannicus ni Néron."
Javert baissa la tête, tout à coup intimidé. Il était loin de son territoire habituel et ce fut comme s'il s'en rendait compte tout à coup. Il n'avait pas l'air de savoir comment agir.
" Avez-vous vu la comète l'année dernière, monsieur ?, demanda le policier, maladroitement.
- La comète ? Non. Il y a eu une comète ?
- J'en ai vu parfois... Mais on ne fait pas attention aux choses du ciel."
Javert se mit à sourire. Il se pencha en avant et ses mains se retrouvèrent prudemment serrées l'une contre l'autre, loin devant lui.
" Cette comète, l'année dernière, m'a tenu compagnie durant mes patrouilles. Elle était dans la Constellation de Pégase."
Audacieusement, M. Madeleine s'empara de la main du policier et désigna un coin du ciel.
" Donc là ? Près de ce carré noir ?"
Javert haleta et murmura :
" Oui."
La voix, rauque tout à coup, poussa le maire à se tourner vers le policier. Il fixa les yeux clairs de Javert un peu plus longtemps que convenable. Ils brillaient de mille feux.
C'était un spectacle aussi fascinant que le ciel lui-même.
" Il se fait tard, inspecteur. Peut-être devrions-nous...
- Rentrer, oui, monsieur le maire. La pièce doit être terminée.
- C'était... Ah ! Extraordinaire !"
L'inspecteur Javert, homme chevronné qui avait livré mille batailles sans gloire, dut faire un effort pour ne pas répondre au sourire candide de Madeleine.
Il aurait davantage de chances de se mettre à l'épreuve tout au long du chemin du retour. Puis d'échouer à plusieurs reprises.
" Voudrez-vous me montrer le ciel d'août ? Je ferai de mon mieux pour achever ce livre entre-temps, dit Madeleine à l'approche de l'usine.
- Août ? Avec plaisir, monsieur le maire, répondit Javert, intimidé. Je pourrais vous montrer les Perséides. Et les pluies d'étoiles filantes !
- Des pluies d'étoiles filantes ?
- Nous utiliserons votre carte du Ciel, monsieur, et je vous raconterai l'histoire d'Orion, du Serpentaire et du Scorpion...
- C'est dit, inspecteur.
- C'est donc un nouveau rendez-vous avec les étoiles."
Oui, monsieur Madeleine aurait pu le jurer, les yeux de l'inspecteur étincelaient...aussi beaux et lumineux que les étoiles.
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Le lendemain, après la remise de son rapport quotidien et les ordres de M. Madeleine, l'inspecteur ne put s'empêcher de poser une petite question, sur un ton amusé :
" Alors cette pièce de théâtre ? Ce fut un succès ?"
Madeleine hésita.
Puis, il décida de répondre sur le même ton :
" Incomparable, inspecteur. On en redemande !"
L'expression de Javert fut si drôle que le maire se mit à rire, bientôt imité par le policier.
Dans le couloir, le secrétaire de mairie, Antoine Moreau fut tellement estomaqué qu'il resta devant la porte du bureau de monsieur le maire.
Il n'espionnait pas !
Mais il n'en revenait pas.
Il entendait les deux hommes rire de concert.
C'était la première fois.
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Le nouveau conseil municipal se réunit avant la fin du mois de février.
Madeleine avait de grandes expectatives à présent puisque, suivant les recommandations de Javert, il avait remplacé les membres les plus récalcitrants de l'assemblée.
Il comptait sur eux pour sortir son administration de la paralysie dont elle souffrait depuis de nombreux mois, et de fait, quelques voix s'étaient élevées pour appuyer ses projets.
Mais les nouveaux conseillers, inexpérimentés et timorés, ne faisaient pas le poids et leur soutien fut loin d'être décisif.
Comme cela devenait traditionnel à la fin des réunions, Madeleine quitta la salle renfrogné et pressant le pas.
Il ne remarqua pas la haute figure qui se leva lorsqu'il sortit puis le suivit calmement.
" Monsieur le maire ?
- Ah ! Javert !
- La réunion est-elle terminée ?"
Le maire tint la porte pour laisser entrer l'inspecteur dans son bureau puis la referma immédiatement.
Il avait convoqué Javert pour que le policier explique au Conseil le problème de la sécurité à la Cavée-Saint-Firmin. En détail et avec précision. A en juger par la taille du dossier que l'inspecteur portait sous le bras, Javert avait bien préparé son intervention devant les notables.
Madeleine pouvait imaginer sans peine que tous les incidents des dernières années étaient là, répertoriés et détaillés. Prêts à servir sa cause et à le faire bien.
Puis encore, et pas sans importance...
Il y avait eu cette sensation alors que Madeleine s'apprêtait à entrer dans la salle du Conseil : en voyant patienter Javert dans le couloir, il s'était senti plus calme. Étonnant !
" Asseyez-vous, Javert."
Ce simple fait dérouta une fois de plus Javert mais le policier voulait montrer qu'il acceptait de se montrer conciliant. Il s'assit et posa son dossier sur les genoux.
Il avait confiance.
Et la nuit des étoiles était passée par là. Elle avait marqué le policier.
" Le conseil m'a fait une fleur à l'initiative du député local : il a été approuvé que le conseil me rembourse l'argent que j'ai avancé pour la construction des lavoirs. Maintenant que les travaux sont sur le point de se terminer !"
Madeleine appuya son nez sur un poing serré avec colère. Après une forte inspiration, il continua :
" Le plus ennuyeux est que cela n'aurait pas dû être mentionné, car je ne le considère pas comme une des priorités du moment et que nous avons mieux à faire. C'était une perte de temps."
Le policier ne saisissait pas ce que voulait de lui le maire en lui expliquant cela. Revenant à ce qui lui tenait à cœur, l'inspecteur désigna son dossier.
" Et leurs conclusions concernant la Cavée-Saint-Firmin ?, aventura Javert.
- Je n'ai pas été en mesure de parler du sujet, alors qu'il était prévu à l'ordre du jour. Mais qu'à cela ne tienne ! Je convoquerai une nouvelle réunion la semaine prochaine."
Le visage de l'inspecteur se durcit.
Javert avait beau se vouloir impassible, il était souvent très lisible.
En l'occurrence, il se dit qu'en face de lui se trouvait un beau manipulateur.
Et qu'il l'avait oublié.
Le temps d'une promenade sous les étoiles et d'une promesse de travail en commun pour l'intérêt général.
L'inspecteur regretta de s'être assis finalement.
" La semaine prochaine, monsieur le maire ?," demanda le policier, sèchement.
Mais le scepticisme se sentait dans ses propos.
" Pas de ça, Javert ! Pas maintenant," souffla Madeleine.
Là, Javert fut surpris et accepta de se départir de sa mauvaise humeur. Il regarda Madeleine, dans les yeux, et vit...le mécontentement conforme au sien, l'amertume dans le pli de la bouche...et comprit.
Ce n'était pas lui ! C'était eux !
" Ils refusent d'agir ?, interrogea Javert, plus doucement.
- Je n'ai pas été... assez habile, voilà tout. La Cavée n'est pas rentable, voilà tout !"
Cela fit sourire le policier. Monsieur Madeleine, pas assez habile ? Et cela lui fit saisir ce qui se passait dans cette salle communale.
" Monsieur Delapasture et ses projets aberrants ? Après la halle aux grains, il veut une galerie marchande. Moreau m'a parlé de la lutte entre l'ancien maire et certains habitants, plus réalistes. Je l'ai déjà dit ! Si l'enfant blessé avait été un enfant des beaux quartiers...les travaux auraient été votés depuis longtemps."
Madeleine passa une main dans ses cheveux. Elle tremblait. Il se rendit au guéridon et rapporta deux verres d'eau. Il vida le sien aussitôt et fit parvenir l'autre à Javert.
" Je ne sais pas, inspecteur. J'ai du mal à croire que la réalité puisse être aussi... sordide."
L'inspecteur réfléchit puis un sourire moqueur apparut sur ses lèvres tandis qu'il se penchait en avant, conspirateur.
" Mais il suffit de prouver que ces travaux sont indispensables, monsieur. Vous êtes le maire ! Vous avez un conseil municipal qui vous suit ! Voulez-vous un rapport sur les transporteurs passant dans la rue ? Sur les accidents qui s'y déroulent et gênent la circulation des marchandises ? Je peux vous fournir tous les témoignages que vous voulez."
Javert songeait au Père Fauchelevent qui pestait contre la Cavée, à Mme Serrier et son fils, à tous les résidents de cette rue qui se plaignaient sans cesse dans ses locaux...
" Nous pouvons nous entendre avec des témoins et les faire parler au prochain conseil. Imaginez monsieur Madeleine ! Des gens venus demander de l'aide, quelques commerçants et mon dossier pour clore le tout."
Javert déposa brutalement le rapport si douloureusement complété et cela produisit un son mat dans le silence du bureau.
Un fin sourire.
Et l'inspecteur pencha la tête sur le côté en attendant la réaction de monsieur le maire.
" Vous avez raison : c'est ce que nous allons faire. Occupez-vous de trouver les témoins ; nous présenterons aussi l'expertise technique de l'architecte que vous avez fait venir de Paris."
Puis, Javert regarda le maire en souriant, taquin :
" Combien de temps me laissez-vous pour remplir cette tâche, monsieur le maire ?
- Nous avons une semaine, inspecteur. Pas plus."
Mais, plus détendu, Madeleine souriait aussi.
" Ce sera prêt dans quatre jours, monsieur, annonça fermement l'inspecteur. Et au prochain conseil municipal, vous obtiendrez gain de cause. Car, monsieur le maire, si j'ai appris quelque chose en vous côtoyant...c'est que je n'ai pas l'impression que quelque chose puisse vous résister longtemps."
Oui, monsieur Madeleine était un beau manipulateur.
Mais il manquait de confiance face à tous ces bourgeois nantis.
Javert se promit de l'appuyer.
Souriant toujours, l'inspecteur ajouta, la voix douce :
" Même pas moi."
Les yeux gris cherchèrent les yeux d'azur et Javert fut heureux de voir le sourire de M. Madeleine s'épanouir.
Le maire avait de très beaux yeux, se disait le policier. Plus beaux quand ils étaient sans colère.
Pouvaient-ils être encore plus beaux ?
Javert se promit de le découvrir.
" Je vous l'ai dit, monsieur. Je veux voir jusqu'où vous pouvez aller !"
Et le sourire changea d'aspect, perdant de sa douceur...tandis que les yeux de M. Madeleine devenaient plus durs.
Javert regretta d'avoir ouvert la bouche pour une fois.
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