Chapitre XVI
Arras était une cité à la recherche de son identité. Industrielle et industrieuse, elle pâtissait de la concurrence de Lille et sa prospérité s'en ressentait.
Les coups de la Révolution, et plus encore de la Terreur, avaient marqué la ville.
Une ville en deuil de sa cathédrale, entièrement détruite par la folie d'un homme.
On montrait encore la place où se tenait Notre-Dame en Cité et quelques pierres, abandonnées, en marquaient l'emplacement.
Vendue, démontée pierre par pierre, cela avait duré des mois et la population avait assisté à la lente agonie de la magnifique église vouée à la Vierge Marie.
Des visages, pas si vieux, se tordaient de tristesse au souvenir de ces mois d'Enfer, sous le joug de Joseph Lebon, ami de Robespierre. L'homme, fervent Montagnard, avait brisé les cultes et ordonné plus de quatre-cent exécutions.
De quoi marquer les esprits et briser une ville !
L'abbatiale Saint-Vaast, marquée par les dégradations, avait survécu par miracle aux destructions et servait d'évêché.
Monsieur Madeleine voyait cela avec tristesse.
Les bâtiments mutilés n'offensaient pas sa sensibilité religieuse, car il était aussi noble pour lui de confiner sa dévotion à une cathédrale que de l'emmener dans une hutte. Mais ils étaient un rappel décourageant de la folie qui avait présidé à son siècle.
La Révolution avait contourné l'ignorant Valjean, ne lui laissant guère de traces autres que la peur.
À l'époque, la peur avait été contagieuse comme un fléau insidieux et omniprésent, mais pas pour autant intelligible.
Il lui avait fallu des années de lectures clandestines pour commencer à saisir les bouleversements de son temps. Il réalisait désormais la sauvagerie, le fanatisme, l'ignorance qui s'étaient mêlées aux desseins altruistes qui avaient guidé les hommes se réclamant de la justice.
Il n'y avait plus rien de leur glorieux humanisme, mais tout le reste demeurait sous le regard chagrin de Madeleine.
L'inspecteur Javert était moins touché par le sort des bâtiments. Il avait commencé à travailler pour le Gouvernement durant son adolescence. La politique a plus de mal à franchir les murs épais des bagnes et des prisons.
Toulon avait été un formidable lieu d'apprentissage de la politique et de ses différentes opinions. Javert n'était rien de moins que conservateur. Il croyait en ce que croyaient ses maîtres.
Que lui importait la couleur de la cocarde ? La Loi ne changeait pas en fonction de ceux qui gouvernent...ou si peu...
" La prison des Baudets sera un merveilleux lieu de villégiature," lança M. Magnier, content de voir cette affaire se terminer enfin.
Javert ne dit rien, il caressait l'encolure de son cheval avec douceur et cherchait des yeux monsieur Madeleine.
" Je vais demander audience auprès du juge. Le courrier est parti hier, nous avons rendez-vous sous peu," ajouta Magnier.
Nouveau silence.
Javert avait enfin capté le regard de M. Madeleine mais ce dernier était aussi paisible que d'habitude.
" Il faudrait chercher une place dans une auberge, lança enfin Magnier, la colère perçant dans sa voix. Vous vous chargez de cela, Javert ?"
Il fallut son nom pour le faire revenir au présent.
Javert acquiesça tandis que Magnier lui jetait :
" Dans une heure, vous nous rejoignez au tribunal.
- En effet."
Le policier claqua la langue et fit avancer son cheval. Ce cher Gymont était épuisé par cette route mais cela ne l'empêchait pas de caracoler et de tester l'autorité de son cavalier.
Aussi obstiné que son maître.
L'équipage se composait d'une voiture grillagée et de plusieurs chevaux, venant tous des écuries de la Caserne.
Monsieur Madeleine hésita sur la conduite à tenir, mais voyant Javert s'en aller seul, il le suivit.
Il avait été chargé de cela par le médecin, il ne fallait pas l'oublier.
Même s'il était visible que c'était une aberration.
Cela dit, Madeleine restait un témoin et une victime. Le juge pouvait très bien vouloir lui parler.
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Arras était encore une belle cité. Avec son centre-ville cossu, il conservait quelques restes de son ancienne magnificence. Comme les traces d'une beauté perdue sur une femme marquée par l'âge.
Le centre-ville disposait de remarquables édifices, comme l'hôpital ou le Palais de Justice, quelques jardins demeuraient somptueux et apportaient de la douceur à cette ville de pierre de taille.
Des rues étroites donnaient une physionomie médiévale au cœur de la ville.
" Vous êtes déjà venu à Arras ?, demanda M. Madeleine, curieux.
- Oui, reconnut Javert. Il y a quelques années.
- Pour le travail ?, osa s'enquérir l'industriel.
- J'ai accompagné le chef de la Sûreté. Vidocq."
Le froncement de sourcils poussa Madeleine à se taire.
De toute façon, Madeleine était silencieux. Que ce soit durant le court trajet de Montreuil à Arras, ou que ce soit dans les rues de la ville.
Il n'avait rien à dire et ne disait rien.
Ce ne fut pas long de trouver une auberge sur la Grande Place. On accepta de préparer un déjeuner pour les hommes de Montreuil.
On loucha du côté de l'uniforme plus que du côté du costume de bourgeois. Ici, Javert était plus inquiétant qu'à Montreuil.
Forcément à Montreuil...
L'aubergiste accepta de se charger des chevaux et les deux hommes se retrouvèrent à pied, sur la place principale d'Arras.
C'était le jour du marché et une foule envahissait les étals.
Javert, curieux, chercha de la porcelaine, Moreau l'avait intrigué avec son Bleu d'Arras...
Madeleine suivit ses pas et ne comprit ce qui intéressait le policier que lorsqu'il le vit examiner une assiette, joliment décorée d'un fin liseré bleu.
Des gerbes de blé étaient dessinées sur les bords et au centre de la porcelaine de qualité.
" Je ne vous savais pas amateur de vaisselle, s'amusa M. Madeleine.
- Je ne le suis pas, fit sèchement le policier, en reposant le tout sans douceur au sommet de la pile. Mais j'aime connaître la région dans laquelle je suis amené à vivre."
Madeleine ne demanda pas et Javert lui jeta durement :
" A Toulon, je connaissais aussi les spécialités.
- Et ?
- De la céramique. Sinon la pâtisserie n'était pas mauvaise.
- Si nous avons la possibilité, nous pourrions manger une spécialité d'Arras.
- Qui serait ?
- De l'andouillette," répondit posément monsieur le maire.
Cela étonna Javert qui secoua la tête, amusé et calmé.
Les deux hommes sourirent et continuèrent leur chemin dans le marché en direction du Palais de Justice.
Soit Javert l'avait perçu et voulait le faire remarquer cruellement, soit il était simplement poli et souhaitait décharger M. Madeleine de tous soucis, mais le policier posa sa main sur le bras de l'industriel et lui dit :
" Je sens que vous n'aimez pas beaucoup traîner aux abords du Palais. Vous n'avez pas à y entrer, monsieur le maire. Je vais bien, vous le voyez ! Profitez de votre temps en ville pour faire des achats ou visiter.
- Le médecin a été formel Javert, rétorqua monsieur Madeleine, concerné.
- Oui, oui. Je dois faire attention, je ne dois pas me fatiguer... Je suis prudent et n'ai pas besoin d'une nourrice. Allez !"
Ce fut ressenti comme un ordre.
M. Madeleine ne s'y trompa pas et recula.
Puis, comme s'il y pensait tout à coup, Javert claqua des doigts et lui lança :
" Allez visiter votre transporteur, monsieur, et amenez-le nous à déjeuner. Nous aurons ainsi le temps de faire amplement connaissance avant d'aller fouiner parmi ses dossiers."
Le visage de M. Madeleine restait impassible alors qu'il répondait au policier :
" C'est une bonne idée, inspecteur."
Le sourire de Javert était tout sauf aimable.
Et M. Madeleine ne s'y trompa pas non plus.
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Les rues d'Arras rétrécissaient à mesure qu'elles s'écartaient de la Grand'Place. Madeleine les traversa le nez en l'air, sans presser le pas ; il guettait les façades qui se rapprochaient jusqu'à se toucher presque. Bien que le soleil soit déjà haut, de grandes flaques d'ombre se déversaient sur les pavés, impatientes de l'avaler.
Madeleine marchait, stoïque, tout en se sentant se refermer les filets que Javert avait jetés autour de lui.
Non pas qu'il ait jamais été sa dupe, tout simplement, il n'avait pas vu arriver son dernier mouvement.
Bien que Javert ait soigneusement évité de faire mention de l'affaire, Madeleine savait dès le soir même de l'arrestation de Mollard qu'il lui serait impossible d'éviter une comparution devant le juge d'instruction. Restait maintenant à savoir s'il le ferait en tant que simple témoin ou en accusé.
Car le fait qu'il était libre de circuler à travers les rues industrieuses de la ville ne devait pas l'induire en erreur : si l'inspecteur ne lui avait pas passé les menottes, c'est qu'il craignait que l'influence dont jouissait Madeleine ne se retourne contre lui pour contrecarrer ses efforts.
Javert n'était pas sûr de son coup... pas encore.
Dans ce jeu acharné auquel s'adonnaient tous deux, les mises étaient de taille et son adversaire se montrait particulièrement retors.
Que faire désormais, sinon obéir aux ordres de Javert ?
Madeleine se redressa, demanda son chemin puis allongea le pas en direction de la rue Baudimont, aux abords de la ville.
La maison Six et Fils occupait la quasi-totalité d'une ruelle avoisinante. Les coffres, caisses et barriques en attente d'être chargés étaient adossés aux quelques façades des habitations qui se dressaient encore dans la rue, ou alors simplement empilés dans n'importe quel recoin possible. Un tilbury semblait abandonné en plein milieu de la rue et rendait impossible l'accès à d'autres voitures ; le couple de superbes chevaux attelés au coche s'ébrouaient, impatients.
Sinon, il n'y avait pas âme qui vive dans les environs.
Madeleine pénétra sous la banne en toile goudronnée qui protégeait l'accès à l'établissement.
" Monsieur Six ?," appela le manufacturier.
Il n'y eut pas de réponse ; l'industriel s'avança vers l'intérieur du vaste entrepôt plongé dans la pénombre et de là vers une porte vitrée où à la lumière, plus intense, il aperçut une ombre qui bougeait.
Madeleine n'avait jamais vu Six ; sa société lui avait été recommandée par Mollard et, jusqu'à présent, toutes leurs opérations avaient été effectuées par courrier.
" Monsieur Six ? Je suis Madeleine, de Montreuil.
- Madeleine ? Et que faites-vous ici ?" répondit une voix qui résonnait à sa gauche. Étonnamment proche.
" Votre marchandise ne vous est pas parvenue ?," demanda l'homme, en lui approchant un quinquet au visage.
C'était un grand quidam qui ne pouvait pas être beaucoup plus âgé que Madeleine ; il ne semblait pas avoir, non plus, la moindre intention de se montrer agréable.
Encore un pas et Madeleine dut constater que son souffle sentait les harengs du petit déjeuner.
" Ah ! La livraison... en fait... je suis venu vous parler de cela."
Quelques secondes d'hésitation. Quelques secondes de trop.
Madeleine tentait désespérément de décider si la menace qui pesait sur les employés qu'il avait laissés à Montreuil, sur son entreprise et sur lui-même, méritait qu'il tende un piège à cet homme que seules les recherches de Javert désignaient comme coupable.
Dénaturer le pardon pour abonder dans le châtiment.
Jean Valjean manquait du courage que possédait l'évêque Myriel.
" Oui, les marchandises sont arrivées avant-hier soir, comme prévu. Compte tenu de votre bon travail, je souhaite négocier avec vous une augmentation de..."
Six posa son quinquet sur un coffre puis fixa l'industriel tandis qu'il se reculait vers l'ombre.
" Pourquoi mes rouliers ne sont pas revenus ? Où ils sont ?
- Comment le saurais-je ? Peut-être qu'il leur restait des livraisons à faire ? En tout cas, je ne les ai pas croisés en chemin, dit Madeleine avec un calme parfait.
" Tu mens, mouchard !."
Six Père fonça sur Madeleine puis lui décocha une brutale poussée qui l'expédia, la tête la première, contre le mur le plus proche.
L'homme était aussi fort que son commerce l'exigeait.
La face contre le mur, Madeleine entendit un déclic derrière son dos et, avant de pouvoir sortir de sa stupéfaction, ressentit la pointe d'un énorme couteau pliant qui piquait la peau sous son menton.
" Tu travailles pour la police," lui souffla l'homme entre ses dents serrées.
L'industriel s'abstint de répondre.
Au loin, indifférent au danger, un instinct obscur réchauffait son sang et le rendait muet.
Il aurait été si facile de maîtriser la main armée de Six pendant qu'il lui brisait les dents d'un coup de tête...! Quelques secondes auraient suffi !
Madeleine crispa les poings. Il les fit retomber le long de ses flancs avec une grande délibération.
" Où sont mes hommes ? Réfléchis bien avant de répondre : il me coûterait bien peu de t'égorger et te jeter dans un tonneau.
- Il serait insensé de faire une chose pareille : la police sait que je suis ici."
Il y eut une pause. Pendant un instant, Madeleine entendit s'accélérer la respiration rauque de Six ; il sentit son corps robuste se tendre contre son dos alors qu'un pincement douloureux marquait la pression accrue du métal sur son cou. Quelque chose d'épais lui glissait sur la peau et rendait rêche sa cravate.
Il leva les yeux vers le ciel en prière puis les referma.
" Dis à tes copains qu'ils perdent leur temps. Mon fils a eu tout le temps de mettre la famille à l'abri. Je m'en doutais qu'il était arrivé malheur aux gars lorsque je ne les ai pas vu rentrer ; maintenant que je sais, ça va me prendre dix minutes pour disparaître."
Une grosse main saisit Madeleine par la nuque et lui fracassa le front contre le mur.
Deux, trois fois avant qu'il ne parvienne à reprendre son souffle. Ses genoux plièrent sous son poids alors qu'il se débattait encore pour ne pas se défendre. Il tomba.
La main tira Madeleine par les cheveux et Madeleine ferma les yeux, attendant la douleur qui n'allait pas tarder.
Et qui ne vint pas.
Par contre, une voix qu'il reconnut avec stupeur souffla :
" Tu vas lâcher M. Madeleine, mon salopard, ou je t'oblige à le faire."
La main tira plus violemment les cheveux de Madeleine et Six répondit méprisant :
" Et tu feras quoi le cogne ? Me mettre les poucettes ?"
Javert ne répondit pas mais il s'approcha.
Cela ne dura qu'une seconde.
Madeleine ne vit cela qu'à travers le sang coulant de son front.
L'inspecteur leva sa matraque et d'un coup bien rodé, il l'abaissa sur le bras de Six. Celui-ci cria de douleur et lâcha les cheveux de Madeleine, reculant sous le coup.
Mais Javert ne lui laissa pas le temps de réagir, après le bras, il frappa la tête.
L'homme tomba, assommé sur le sol.
Javert laissa choir la matraque par terre et se jeta à genoux devant Madeleine.
" Monsieur le maire ? Vous m'entendez ? Putain Madeleine !"
Puis, le policier tira son sifflet, il se mit à en sortir des sons stridents.
" Restez conscient, Madeleine ! J'ai besoin de vous ! MADELEINE !"
Tandis que le plafond devenait rouge et gluant, Madeleine entendit des pas qui s'approchaient. On criait et on s'agitait tout autour de lui.
Des mains le touchaient et le soutenaient.
Et surmontant tout ce vacarme qui lui brisait les nerfs, la voix de Javert dominait et donnait des ordres à tout le monde.
Surtout à lui.
" Je t'interdis de crever, Madeleine ! Je n'en ai pas fini avec toi !"
Madeleine ne se souviendrait pas d'avoir fermé les yeux par la suite.
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Dire que le juge fut surpris d'apprendre l'existence d'une bande de faux-monnayeurs dans la région était un euphémisme.
Il reconnut avec étonnement monsieur Six, menotté et silencieux, parmi les prévenus.
Le juge bêla une jolie litanie de "mais" avant de se rendre à l'évidence. Il décida de conserver tous les prévenus dans ses geôles et enfin...il félicita l'inspecteur de Première Classe Javert pour son efficacité.
Javert ne répondit pas mais s'inclina avec un respect marqué.
Madeleine aurait été là, il aurait pensé avec amusement que Javert en faisait trop.
Mais Madeleine n'était pas là !
Il était à l'hôpital, inconscient et les médecins devaient examiner son crâne.
En tout cas, toute l'affaire ne prit qu'une matinée et les officiers des forces de l'ordre furent libres pour le déjeuner.
Seul Javert reçut une assignation officielle pour témoigner au futur procès.
Se souvenant de ce qu'il avait assuré à Madeleine, l'inspecteur affirma devant le juge :
" Ils ont bien collaboré avec les services de police, monsieur. Rien à redire ! Ils n'ont pas résisté lors de l'arrestation et ont avoué tous leurs crimes."
Même Six, entre deux crachats et deux insultes, avait admis le trafic. Cela durait depuis des années et M. Madeleine avait été un beau pigeon.
Le juge approuva, bienveillant.
" Bien. Cela sera mentionné dans leur dossier. Autre chose ?"
Javert sourit et ajouta :
" Le dénommé Mollard a caché la marchandise chez sa mère infirme. Mais il a collaboré malgré tout."
La colère brilla dans les yeux du juge qui n'apprécia pas qu'on abuse ainsi de sa mère.
" Autre chose, inspecteur Javert ?
- Il a voulu porter la faute contre son patron, M. Madeleine mais j'ai pu faire témoigner ce dernier. Ainsi Mollard n'a pas diffamé monsieur le maire."
Nouveau froncement de sourcils de la part du juge qui conclut simplement :
" C'est bien, inspecteur. Vous avez magnifiquement œuvré. Avec rapidité et tact. J'en ferai part à Paris.
- Merci, monsieur le juge. Je ne fais que rapporter les faits."
On acquiesça et on se quitta poliment.
Comme si on ne venait pas de jouer la vie d'un homme.
Bien entendu, suite à cette affaire et à ses tristes conséquences, on exonéra M. Madeleine de toute plainte ou de toute accusation.
" Comment va M. Madeleine ?, s'enquit le juge, inquiet pour le célèbre maire de Montreuil-sur-Mer.
- Je vais le visiter après le rapport, monsieur le juge, répondit Javert. Il a été salement blessé.
- Je suis désolé de la tournure prise par cette affaire, messieurs les policiers, " jeta le juge.
Et son regard acéré et mauvais fit le tour des prévenus.
Pour avoir agressé à ce point un homme, le juge pouvait espérer obtenir la tête de Six.
Il suffisait de bien disposer le jury et le procureur...
" Bien, tenez-moi au fait de la suite."
Et on quitta le Palais de Justice.
Satisfait d'avoir clos le dossier et mécontent de la blessure de M. Madeleine.
S'ensuivit une scène cocasse.
Les deux membres des forces de l'ordre, le gendarme et le policier se dirigèrent vers l'hôpital.
Où ils apprirent que monsieur Madeleine avait refusé qu'on le soigne. C'était à peine si les médecins avaient pu ausculter son crâne. L'homme, têtu, était resté assis, dans ses vêtements, couverts de sang. Alors que visiblement, il souffrait.
La religieuse qui leur raconta ces faits, secoua sa cornette en soufflant :
" Ha ces hommes ! De vrais enfants !"
Les deux hommes allèrent voir le blessé et le trouvèrent, étendu sur un lit, encore vêtu en effet et inconscient.
Il portait un pansement sommaire et semblait abandonné à lui-même dans ce dortoir vide.
Magnier visita l'industriel mais il dut retourner au Palais pour organiser le départ. Signer quelques dossiers et se porter garant.
Javert n'avait aucun pouvoir en ces affaires.
Quelque part, cela arrangeait le policier qui prit ses quartiers au chevet de M. Madeleine.
Et peut-être ne mérita-t-il jamais autant son surnom de chien de garde, tant Javert se montra diligent auprès de Madeleine. Un médecin vint lui faire un rapport à un moment donné, mais manifestement, on avait fort à faire ailleurs.
Soit ! Javert veilla M. Madeleine.
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M. Madeleine se réveilla plus tard. Bien plus tard, au goût âcre de sa bouche. Un vieux goût de métal.
A peine fit-il un geste qu'une main l'aida à se redresser pour boire. Une main forte et indéniablement masculine.
" Merci, réussit-il à murmurer.
- De rien, monsieur," souffla la voix, bien reconnaissable à son baryton profond, de l'inspecteur Javert.
Madeleine ouvrit péniblement les yeux et fut étonné, non pas de voir Javert à son chevet, mais de voir le soulagement intense qui illuminait ses traits.
" Bien ! Vous me voyez donc ! Pas de commotion cérébrale ? Cela m'étonnerait ! Suivez mon doigt !"
Madeleine ne comprit rien mais il vit Javert se pencher au-dessus de lui, tout près, si près qu'il sentit son souffle sur son visage.
Javert avait une haleine de café.
Et l'inspecteur plaça un doigt devant les yeux de Madeleine et, lentement, le fit se déplacer.
Madeleine regardait le doigt et sentait une migraine atroce le prendre. Il dut refermer les yeux sous la douleur.
" Merde ! Ce salopard a réussi à vous blesser durement. Je vais faire préparer la voiture et vous allez voyager en couchette.
- Que..."
Parler était difficile et Madeleine n'y arriva pas.
" Refuser de vous faire soigner..., souffla doucement Javert. Je sais que vous êtes humble, monsieur, mais là... Vous ne croyez pas que vous en faites trop ?
- Je...vais bien... "
Un rire lui répondit.
M. Madeleine sentit tout à coup les doigts froids et durs de Javert saisir les siens et serrer.
" Je vous arrache à cet hôpital d'Arras, monsieur, et je vous ramène à Montreuil.
- Et l'affaire ?"
Même dans la douleur, Madeleine vit le sourire de Javert s'évanouir et être remplacé par autre chose. Du dépit ? De la contrition ?
" Je m'excuse, monsieur le maire. J'aurai dû vous prévenir du danger que vous encouriez. Je vous suivais, certes, mais je n'étais pas assez proche pour intervenir. Et je ne m'attendais pas à ce que ce salopard vous blesse."
Il y avait plus là et Madeleine le sentit.
Ce devait être la migraine qui lui fit dire :
" Vous pensiez que j'étais complice.
- En effet, avoua Javert. Je me demande toujours quelle est la provenance de l'argent qui vous a servi à acheter l'usine de M. Collobert. Je me suis dit que la fausse monnaie...
- Sortez de ma chambre, monsieur !," claqua la voix fatiguée de Madeleine.
Javert s'inclina et disparut.
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Monsieur Magnier fut soulagé d'apprendre le réveil de M. Madeleine et fit préparer la voiture pour lui.
Il était d'accord avec l'inspecteur Javert.
Il fallait ramener l'industriel à Montreuil.
Le médecin, quant à lui, ne fut pas très content de cette idée mais M. Madeleine n'était pas mort. Et de toute façon, le docteur n'avait pas vraiment pu examiner ce malade récalcitrant.
Il suffisait de lui adjoindre une garde, attentionnée et sûre, pour le voyage.
Naturellement, on choisit l'inspecteur Javert.
Il avait sauvé la vie de M. Madeleine après tout et ce dernier avait veillé l'inspecteur malade.
On devait les croire amis.
Cela amusa Javert.
Les deux hommes passèrent le temps du voyage, assis l'un en face de l'autre, silencieux et se regardant comme des chiens de faïence.
La seule chose qui prouvait que les passagers de la voiture étaient bien de chair et de sang était qu'au moindre cahot, M. Madeleine fronçait les sourcils et que Javert perdait son sourire.
Le policier semblait...inquiet...
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L'humeur de Madeleine oscillait, de façon inexplicable d'ailleurs, entre la colère et le dépit au moment où la voiture s'est arrêtée devant son usine.
Il évita la main bienveillante de l'inspecteur lorsqu'il voulut l'aider. Il parvint à conserver ses manières alors qu'il consentait à peine à répondre à la courbette respectueuse que Javert lui adressa lorsqu'ils se séparèrent.
Il ne ressentit aucun remord à ce propos.
D'autant plus qu'il fut distrait par la masse compacte d'employés qui étaient sortis de l'atelier des hommes pour l'entourer.
Madeleine gardait le sourire face au torrent de questions qu'on lui lançait à bout portant, mais se savait trop occupé à garder sous contrôle le frémissement qui parvenait à dresser les poils de sa nuque pour répondre de façon cohérente.
" C'est vrai que l'usine ferme ?, demanda un homme émacié qui tenait sa casquette à la main.
" Est-il vrai que la police dit que nous sommes tous les complices de Mollard ?, dit un autre.
" C'est pour cela qu'ils vous ont arrêté ?;" ajouta un troisième.
Les employées se regroupaient devant leur atelier avec madame Victurnien en tête. Sans oser s'approcher de leur patron, les femmes parlaient entre elles et lui lançaient des regards angoissés.
Les ragots que Duhamel avait rapportés la veille avaient tout à fait changé : il ne s'agissait plus de parler de traîtres, ni de s'étonner des exploits d'un policier singulier.
A présent, chacun craignait pour sa subsistance.
Peut-être que les plus avertis préparaient déjà la succession au poste de contremaître.
Madeleine leva une main pour demander le silence.
" Vous n'avez pas à vous inquiéter. M. Duhamel vous lira une communication plus tard dans l'après-midi."
Cela dit, l'industriel perdit son sourire et reprit son chemin. Sa démarche imposante et lourde ne manqua pas de dégager la voie vers son étude.
Il était temps, car lorsque Madeleine posa les mains sur son bureau, rien de ce qu'il voyait n'était entièrement vertical... ou tout à fait horizontal. Le monde autour du manufacturier se penchait et tressaillait comme s'il possédait une vie distincte et bien à lui.
" Monsieur Madeleine ! Heureusement que vous êtes de retour ! Des affaires urgentes se sont accumulées qui requièrent votre attention immédiate, si je puis me permettre, mons..."
Duhamel.
L'industriel porta une main à sa tempe.
" D'où vient cette histoire de mon arrestation ?
- Il semble qu'on vous ait vu partir à l'aube, entouré de gendarmes et avec ce Javert... Et que le reste des accusés y allait aussi. Il y a eu une rumeur selon laquelle...
- Je vois."
À moins que quelqu'un ait été occupé à ramasser des escargots à cette heure-là, seuls la portière et Duhamel lui-même auraient été en mesure de le voir partir.
Madeleine résista au besoin de retirer son chapeau.
" Qui assume les tâches du contremaître ?
- Aubin, monsieur. Il était le bras droit de Mollard, et ce n'est pas la première fois qu'il le remplace. Il est avec nous depuis trois ans, et avant cela, il travaillait dans l'entreprise familiale au Cucq.
- Est-ce qu'il a de la famille ?
- Femme et quatre jeunes enfants.
- Est-ce qu'il joue ? Il boit ? Je ne veux plus de surprises, Duhamel.
- On le disait coureur dans sa jeunesse, mais il s'est rangé après son mariage. En fait, il est venu à Montreuil pour courtiser celle qui est aujourd'hui sa femme et...
- Bon... Prenez note : je vais vous dicter quelques lignes à lire dans les ateliers et dans l'entrepôt."
Le petit homme s'empressa de sortir du bureau. Il revint portant, encre, plume et un carnet puis s'assit en face de Madeleine. Il fixa un instant les cercles sombres sous les yeux de son patron, qui, plus larges qu'à l'accoutumée, viraient au mauve.
Il le regarda serrer les yeux, comme il le faisait toujours, lorsqu'il se concentrait en quête de mots.
" Voulez-vous que je rédige la note, monsieur le maire ?
- Faites.
- Et que dois-je dire ?
Madeleine tira sur la manche de sa redingote en réfléchissant. Lorsqu'il parla, sa voix sonna étouffée.
" Dites-leur que nous avons collaboré avec la police et qu'aucun autre contretemps n'est attendu. Dites-leur qu'Aubin sera le nouveau contremaître et que Genlain reste désormais responsable de l'entrepôt.
- Mais Genlain est toujours "malade" !
- Alors nous lui donnerons une bonne raison de guérir."
Pendant que Duhamel était occupé à écrire, l'industriel fouilla dans ses tiroirs puis se redressa doucement. Il prit son temps avant de partir avec un petit flacon à la main.
" Monsieur Madeleine, les lettres urgentes... Elles viennent de votre agent commercial à Arras... Un messager les a apportés avec l'ordre de les livrer en main propre, donc, il a refusé de me les remettre.
- Et après ?
- L'homme est toujours dehors à attendre votre arrivée... Dois-je le faire entrer ?" Duhamel montra la porte du pouce sans pour autant lever les yeux de son carnet.
Madeleine hocha la tête. Il regretta son geste dès que les murs et le plafond menacèrent de se précipiter vers lui.
Il se dit qu'un peu de repos l'empêcherait peut-être de voir double.
Sa petite chambre serait chaude et tranquille.
Madeleine adressa une pensée reconnaissante au ciel lorsque le messager lui fit enfin ses adieux.
Néanmoins, aussitôt le commissionnaire parti, M. Madeleine dut se résigner à recevoir la visite du médecin. Mais il le fit à sa façon et dans son bureau. Il n'eut qu'à faire fermer la porte puis abattre les petits rideaux et à se laisser ausculter. Puis soigner.
Le docteur Vernet siffla doucement de consternation en voyant l'étendue des blessures.
" Monsieur... Vous auriez dû rester à Arras. Ils ont un excellent hôpital et des médecins tout à fait capables. Vous auriez été bien soigné. Là, on a paré au plus pressé.
- Je voulais rentrer à Montreuil, avoua Madeleine, la voix rauque.
- J'imagine bien, rétorqua le médecin, en secouant la tête avec dépit. Mais vous êtes bien blessé.
- Je voulais voir mon usine et rassurer les employés.
- Oui, oui. Hé bien c'est fait ! Maintenant, vous vous couchez et vous vous reposez. Je vais charger une religieuse de vous visiter afin de vérifier votre état de santé. Une commotion cérébrale n'est pas à prendre à la légère.
- Je vais bien..."
Un ricanement moqueur répondit à cette assertion du maire.
Le médecin abandonna son irascible malade et prévint Soeur Perpétue.
Celle-ci eut un mot d'esprit qui fut répété par toute la ville :
" Le maire a bien trouvé son chef de la police, ils sont aussi imprudents l'un que l'autre. A croire qu'ils en font un jeu ?"
Et la religieuse prépara un remède à base d'écorce de saule pour diminuer la douleur.
Ensuite, elle se fit chasser de l'appartement de M. Madeleine par ce dernier. Ce qui ne provoqua qu'un rire amusé et un haussement d'épaule dédaigneux.
Oui, le chef de la police et le maire se ressemblaient beaucoup en réalité.
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L'heure du déjeuner surprit monsieur le maire endormi, encore tout habillé, sur sa couverture.
La veille, il avait attendu avec impatience le départ du docteur Vernet pour rentrer dans sa chambrette et trouver un peu de confort.
Il avait refusé que la religieuse Soeur Perpétue le veille.
Il avait tout de même accepté le remède, sachant que l'écorce de saule allait briser la douleur et lui permettre de dormir en paix.
Et puis, le maire devait faire des concessions.
On s'inquiétait tellement pour lui !
Madeleine se leva avec une grimace d'agacement et d'humeur massacrante.
Il supprima une malédiction directement sortie du bagne par crainte d'offenser Dieu, mais en pensée le mal était déjà fait lorsqu'il atteignit le petit miroir suspendu au-dessus de sa bassine et de son broc.
Les points de suture séchaient bien et la tuméfaction commençait à diminuer.
Alors que le maire se badigeonnait de vinaigre médicinal devant le petit miroir, il se félicitait que personne n'ait pensé à lui couper la frange avant que son front ne soit recousu.
Il était possible que, une fois nettoyé de sang desséché, le tas de cheveux indisciplinés parviendrait à cacher le plus gros de sa blessure. Peut-être suffirait-il à lui épargner les questions qui ne tarderaient point à le harceler ? Bien que le bandage demeurerait toujours là...
Madeleine fit la moue. Sa cravate lui serrait la gorge. Il la retira en vitesse, puis les chaussures et la veste subirent le même sort.
Il remarqua alors les lettres urgentes en provenance d'Arras qu'il avait pris avec lui en montant se coucher la veille.
Madeleine s'assit lourdement sur le lit, prêt à mettre à profit le temps qu'il tarderait à rassembler le courage de se recoucher.
Il sauta les préambules de la première lettre puis lut par à-coups jusqu'à ce qu'il retrouve le paragraphe principal :
"...avec fierté et satisfaction que la société que vous dirigez a été invitée, cette année également, à participer à l'exposition qui se tiendra à Paris pendant..."
Le manufacturier laissa tomber la lettre, qui se posa doucement auprès de ses bas.
Le deuxième document était une sorte de formulaire et beaucoup plus long. La calligraphie, serrée et épaisse, lui était inconnue. Madeleine fixa tout de suite les quelques lignes soulignées.
" s'adonner au plus infâme des vices.
La plainte émanait d'une mouche qui aurait été victime d'attouchements coupables. Le témoignage est considéré comme peu fiable en raison du manque de crédibilité du plaignant.
De plus, sa relation avec le dénommé Gilles Maucourt, un ancien inspecteur de seconde classe au Plat-d'Etain, expulsé de la Force à cause de ses mœurs délétères, fait toujours l'objet d'une enquête officieuse..."
Stupéfié, Madeleine ignora le battement douloureux de sa conscience puis se força à lire dès le début.
" RAPPORT PERSONNEL DU DÉNOMMÉ :
Javert.
Né en 1780 à Hyères, Département du Var.
Aucun autre nom ou prénom ne lui est connu. Pas d'alias connus.
PÈRE : Verjat. Prénom inconnu. Alias Lancette. Bohémien. Convaincu de vol aggravé, il meurt au bagne de Toulon alors qu'il purge sa peine en 1785.
MÈRE : Candela, née : Inconnu. Alias Pharaone, alias Suprême. Bohême. Convaincue de fraude et prostitution, meurt dans des circonstances inconnues.
MARIAGE : Est célibataire.
BAPTÊME : Prison de Hyères. Non consigné aux registres paroissiaux.
AUTRES LIENS : Pas de famille connue. Il ne fréquente pas ceux de sa race.
OBSERVATIONS :
Il bénéficie de la protection de M. CHABOUILLET, Secrétaire du Premier Bureau de la Préfecture de Police.
Les circonstances qui lui ont valu cette protection ne sont pas connues.
Le dénommé Javert remplit ses obligations religieuses et assiste régulièrement à la messe et à la confession. Sa rémunération n'a jamais été retenue pour manquement aux devoirs religieux.
On le considère spécialisé dans la traque et la capture de criminels en fuite. Il se distingue par son dévouement. Bon stratège. Enclin à employer la force pour parvenir à ses fins. Excellent espion.
Dossier impeccable jusqu'en avril 1819, où l'on commence à le soupçonner de s'adonner au plus infâme des vices.
La plainte émanait d'une mouche qui aurait été victime d'attouchements coupables. Le témoignage est considéré comme peu fiable en raison du manque de crédibilité du plaignant.
De plus, sa relation avec le dénommé Gilles Maucourt, un ancien inspecteur de seconde classe au Plat-d'Etain, expulsé de la Force à cause de ses mœurs délétères, fait toujours l'objet d'une enquête officieuse.
Contraint de quitter son poste à Paris en raison de son implication dans une affaire de corruption, il dispose d'un bon réseau d'informateurs qu'il n'a pas cédé à son départ..."
La lettre glissa entre les doigts de Madeleine.
Il s'agissait de la seconde partie du rapport qu'il avait commandé à son agent d'Arras il y avait de cela plus d'un an et dont il avait déjà complètement oublié l'existence.
Or, il venait de faire par mégarde ce que ses scrupules lui avaient interdit de faire des mois durant, lorsqu'il avait été informé de l'accusation de corruption qui pesait sur l'inspecteur. Aussi, pourquoi le nier, il se sentit sale et gêné...
Le plus infâme des vices ? Que pouvait signifier l'informateur ? Connaissance charnelle entre hommes ? Quoi d'autre ? C'est le sens que lui aurait donné l'aumônier du bagne.
Madeleine essuya la sueur qui dégoulinait dans sa blessure. Demain, il irait la faire examiner par Sœur Simplice, car il faudrait arranger le pansement.
Connaissance charnelle entre hommes ?
Il ferma les yeux pour échapper à l'assaut des images qu'il avait ramenées avec lui du bagne... Il ne réussit qu'à les rendre plus intenses.
Les premiers jours où son camarade de chaîne avait vendu au plus offrant le plaisir de le déflorer.
Les os qu'il avait brisés en se défendant, les nombreuses astuces qu'il avait apprises, les alliances qu'il avait formées puis brisées. Les semaines au cachot...
Les argousins qui détournaient le regard tandis que d'autres moins robustes que lui succombaient à la barbarie.
Et la terreur que 24601 avait fini par inspirer en quelques mois ; cela lui avait valu le respect des autres, mais l'avait aussi plongé dans la solitude la plus absolue.
Oui, il y eut bien des tentatives de séduction pendant ces années où il était craint. Des jeunes qui se sont offerts à lui en tremblant et qui, pour leur peine, avaient reçu un crachat en plein visage.
Car Jean le Cric ne voulait plus rien de son prochain. Pas sa société, pas son soutien, pas son affection... Pas de plaisir.
Puis à la fin... alors qu'il comptait les jours qui lui restaient pour laisser l'enfer derrière lui, le souvenir du formidable impact d'avoir senti ses jambes fléchir en surprenant deux galériens qui s'embrassaient en cachette ; qui se caressaient tandis qu'ils semblaient... s'adorer ! Deux hommes qui se racontaient des histoires de liberté et d'avenir pendant qu'ils s'abandonnaient dans les bras l'un de l'autre.
Et qui, il en était sûr, se croyaient.
Cela avait laissé un arrière-goût amer dans la bouche du Cric ; ça lui avait rempli le ventre d'incertitude. Ce désir, qui était éphémère et l'avait pris au dépourvu, il l'avait tué avant sa naissance.
Madeleine l'avait soigneusement enterré.
Il regarda la lettre à ses pieds avec la conscience bien lourde.
La doctrine qu'il était si désireux d'apprendre proclamait que Javert et d'autres comme lui étaient une aberration et une insulte au Christ.
Pourtant, Jean le Cric avait fini par comprendre que parfois, les affections, aussi bien que les rivières empruntent la seule voie qui demeure libre.
Que, d'autres fois, on naît en étant ce que d'autres n'aiment pas et que cela, l'on ne peut l'arranger guère. Surtout quand il ne reste plus la force de se battre contre soi-même.
Mais... qui parlait de combat ? Qui pourrait croire que Javert, ce loup qui dans ses meilleurs jours parvenait à montrer une face humaine, était capable d'héberger une seule once de tendresse enfouie parmi ses six pieds de muscles maigres et de tendons ?
Non...
À en croire le rapport, Javert avait le bagne dans le sang. Il portait en lui la luxure sauvage et cruelle dans laquelle il avait grandi... La véritable aberration courait dans ses veines.
Madeleine réussit à s'allonger sur le lit et soupira, soulagé.
Même si les moyens qu'il avait employés pour obtenir cette information étaient répréhensibles, même s'il ne se serait probablement jamais autorisé à lire cette lettre dans des circonstances normales, ce qu'il avait appris était une arme redoutable dont il pourrait se servir.
D'autant plus qu'il sentait qu'il y avait une base de vérité dans les accusations.
Car, sous certaines conditions, il était sûr que sa main ne tremblerait pas en combattant un monstre de l'espèce de Javert.
Madeleine sourit. Il ne tarda pas à s'endormir.
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