Chapitre XIV
L'inspecteur Javert retrouvait l'excitation de ses jours parisiens.
Ses jours d'enquête au service de la Sûreté ou dans les rangs des mouchards de la Préfecture.
Il avait un but à atteindre et une affaire à conclure !
Fantine avait réussi !
Elle était venue le voir dans sa demeure, frappant timidement à sa porte et il fut surpris de la faire entrer chez lui. Il était très tôt le matin et les rues étaient vides mais allez savoir ? Avec les voisins toujours aux aguets derrière leurs vitres.
Une femme chez le chef de la police ?
On allait en faire des gorges chaudes dans toute la ville mais Javert n'en eut cure. Il laissa la femme déambuler dans son modeste salon, voir ses livres posés en tas sur la table et la pauvreté dans laquelle vivait le policier.
Quelque part cela effaçait les accusations de corruption !
" Alors ?, aboya Javert.
- Demain, des marchandises partent de l'usine et un chargement est attendu d'Arras.
- Quelle heure ?
- Dix heures du soir, monsieur.
- Où sont les marchandises ?
- Pour l'instant, dans l'entrepôt de M. Madeleine, à côté du quartier des hommes. Il y a six coffres.
- Des gardes ?"
Fantine ne saisit pas ce que voulait dire l'inspecteur et secoua la tête, révélant quelques mèches de ses cheveux magnifiques, cachés sous son voile.
" Je ne...comprends pas...
- Y a-t-il quelqu'un pour surveiller les coffres ?, expliqua lentement Javert.
- N...Non, je ne crois pas. M. Madeleine dort à l'usine, il doit faire attention. Je ne sais pas, monsieur..."
Elle serra ses mains, les tordant avec une terreur nerveuse.
Javert eut pitié de la malheureuse et assura :
" Bien, bien, bien. Merci Fantine, vous avez été utile."
Le vouvoiement fit lever les yeux à l'ouvrière. Fantine regarda Javert et fut surprise de le voir lui sourire avec bienveillance.
Cela la mit aussitôt sur ses gardes.
" Et l'enfant ? Pourquoi vous ne l'avez pas gardé avec vous ?, demanda le policier.
- Une femme sans mari..., avoua-t-elle en serrant ses mains l'une contre l'autre. Qui m'aurait embauchée ?
- Alors il faut vous marier !"
Elle se mit à rire, laissant les larmes embuer ses yeux.
" Oui, monsieur."
Il secoua la tête, sans comprendre mais elle ne dit rien de plus.
Comme convenu, Javert lui donna une nouvelle pièce d'argent avant de la pousser vers la porte.
" Au fait, qui vous a donné ces informations ?"
Nouveau regard effrayé.
Elle avoua, le rouge au front :
" Le contremaître est gentil avec moi. Il a été content de me parler.
- Je vois."
Elle s'en alla.
Javert voyait bien. Il était même capable de prédire l'avenir ! Le contremaître devait être un salopard, il devait profiter des ouvrières dans l'impunité générale.
Javert venait simplement de pousser Fantine dans son lit.
Quelque part, l'inspecteur avait obtenu ce qu'il voulait cet hiver...même s'il aurait préféré que ce soit le lit de Madeleine au lieu de celui de son contremaître.
Haussant les épaules avec une belle indifférence, le policier s'octroya une prise de tabac.
Demain, il aurait du travail à accomplir et, peut-être, une arrestation à faire !
*********************
Le soir était enfin arrivé.
Javert avait passé une journée en Enfer, dans une attente fébrile mais il n'en montra rien. Il avait enfin appris à rester impassible. Seuls son uniforme ou ses mains pouvaient indiquer à quel point il était nerveux.
Il devait absolument réussir cette affaire. Même si pour cela, Javert devait se tenir à la limite de la légalité. Ce n'était pas la première fois. Il était un mouchard !
Si c'était un échec, Madeleine aurait beau jeu de réclamer son renvoi.
Javert serrait les poings et comptait les heures.
Moreau lui cassait la tête avec des histoires de mairie et de dossiers.
De rapports et de déboires.
Le maire était désolé de ce qu'il découvrait dans la ville.
Javert acquiesçait en silence.
Il savait déjà que ce que Madeleine allait découvrir dans sa propre usine allait faire plus que le désoler.
La nuit tomba enfin.
Moreau était parti en début d'après-midi, il avait des horaires à respecter mais en réalité il choisissait en fonction des besoins. Si le maire le réclamait, il restait à la mairie, si le chef de la police avait besoin de ses services, il oubliait d'aller à la mairie l'après-midi.
Même si Javert ne le lui aurait jamais demandé...
La nuit tomba enfin et Javert se glissa dans l'ombre des rues. Il savait maintenant qu'on l'observait.
Il fit attention aux fenêtres, il vérifia qu'on ne le filait pas et il avança dans la ville plongée dans l'obscurité.
Il n'y avait pas d'éclairage public. C'était une chance pour le policier.
L'usine apparut.
Javert resserra son poing sur sa canne et examina les lieux. Tout était sombre aux alentours.
Il attendit encore de longues, si longues minutes mais il lui fallait la patience du chasseur espérant sa proie.
Lorsque les cloches de Saint-Saulve sonnèrent la minuit, il se rencogna dans l'ombre et se fit encore plus attentif.
Encore quelques heures à patienter...l'aube se leva enfin.
La ville se réveillait et il était trop tard pour le crime. L'inspecteur se décida à retourner dans sa maison. Dormir quelques heures.
Il n'y avait eu aucun mouvement suspect de la nuit.
Rien d'illégal ne devait quitter l'usine manifestement.
Mais alors c'était dans les coffres venus d'Arras ?
Javert se rappela ce qu'avait dit Fantine !
Le soir à dix heures avait lieu l'échange ! M. Magnier vérifiait les chargements.
Javert se promit d'être présent lors de cette sauterie et de coller des menottes à tous ces escrocs.
Et surtout, surtout !
A M. Madeleine !
Il jouait les hommes bons et bienveillants, même Javert commençait à s'y laisser prendre et voilà qu'il faisait dans la contrebande.
Javert ne comprit pas d'où venait cette froide colère qui le prenait et encore moins cette impression de déception.
************************
Durant la journée, Moreau ne décela rien. L'inspecteur Javert fit sa ronde, comme toujours, il régla les soucis habituels, si ridicules, liés à son poste, il rendit son rapport à monsieur le maire avec déférence et efficacité.
Le maire semblait content maintenant de son chef de la police. Monsieur Madeleine félicita Javert de sa célérité, de son sérieux et...de son implication dans la vie de la commune.
Les deux hommes commençaient à faire du bon travail ensemble...même s'il avait fallu pour cela quasiment une année pour s'apprivoiser !
Javert avait un sourire énigmatique. Si le maire avait su...
Peu d'hommes avaient la confiance du chef de la police. Deux gendarmes reçurent une visite impromptue de Javert. Hannequin et Joliot.
Deux hommes sûrs et qui appréciaient l'efficacité de l'inspecteur venu d'ailleurs.
" Pourquoi ne pas en parler à Magnier ?, demanda l'un d'eux.
- Je veux réussir cette affaire seul, expliqua Javert. Je dois faire mes preuves pour foutre le camp d'ici.
- On la fermera, inspecteur," assura l'autre.
Javert hocha la tête.
Et donna le lieu et l'heure du rendez-vous aux deux gendarmes. Cette fois, ils parurent surpris.
Leur capitaine serait présent lui aussi.
Il fallut un regard dur et appuyé de l'inspecteur Javert pour les pousser à accepter l'affaire.
Dix heures du soir. Une belle nuit. Des étoiles.
L'inspecteur Javert était fébrile. Il jouait son poste, sa carrière, sa réputation ce soir. Il devait avoir raison !
Ou il se jetterait dans la Canche comme la fille du pêcheur, avec son môme dans les bras.
Dix heures !
" Et maintenant inspecteur ?"
La voix du gendarme agaça Javert qui écoutait la nuit.
Enfin, enfin ! Il entendit les voix des transporteurs et la douceur de celle de Madeleine fut reconnaissable.
" Patience, souffla Javert. Je veux être sûr que l'échange a eu lieu !"
Des mouvements, des rires et des discussions impossibles à suivre.
" Bien, messieurs, tout est parfait !, lança Madeleine. Vous allez pouvoir reprendre la route !
- Bien, monsieur."
Là, là ! Javert sortit de l'ombre, ses deux gendarmes sur ses côtés et jeta férocement :
" Pas de ça ! On reste en place !"
Il y eut un instant de flottement et M. Magnier réagit violemment :
" Javert ?! Mais qu'est-ce que c'est que cette lubie encore ?"
L'inspecteur se tut et avança, négligeant le regard brûlant de M. Madeleine, il s'approcha seulement du chef des livreurs.
Celui-là n'avait pas l'air aussi fâché que les autres, mais plutôt livide de peur.
" Bonsoir, monsieur Martineau. Il m'a fallu du temps pour vous rencontrer, non ?
- Je... Bonsoir, inspecteur, fit l'homme penaud.
- JAVERT ! Tout est en ordre !, claqua Magnier. Laissez ces gens faire leur travail !"
Puis avisant ses propres hommes, le chef de la gendarmerie vit rouge et se mit à hurler :
" Hannequin ? Joliot ? Quelle est cette plaisanterie ?"
Javert regardait Martineau et tranquillement demanda :
" Laquelle ? Ou faut-il toutes les démonter ?"
Monsieur Madeleine ne réagissait pas. Il regardait avec stupeur son chef des livreurs perdre son maintien et prendre une attitude de vaincu.
Il reconnaissait ce comportement pour l'avoir vu des centaines de fois. C'était une attitude de coupable.
" Alors ?!, claqua Javert. LAQUELLE ?"
Sans répondre, Martineau entraîna Javert jusqu'aux caisses posées sur le sol. Il en désigna une.
Javert jubila et appela ses gendarmes. Ils le rejoignirent et l'un d'eux apporta sa lampe-sourde pour éclairer l'inspecteur.
Javert vérifiait la caisse, il caressait la fermeture, tout était normal et bien clos.
Prestement, le policier réussit à la forcer. Avec soin. Il avait appris l'art de voler et de forcer les portes à Hyères.
Un enseignement distillé par son oncle.
Le gitan força et ouvrit la caisse. Doucement, prenant garde au bruit, il déposa le couvercle de bois sur le sol et se pencha pour examiner son contenu.
Magnier éructait de rage et attendait que Madeleine crie au scandale. Surpris que le maire n'en fasse rien.
Avec autant d'excitation et d'énervement qu'un égyptologue forçant le sarcophage d'un roi oublié, Javert se mit à fouiller dans les dentelles d'Arras.
Des tissus bien emballés, des petits paquets correctement rangés. Javert en prit un, le défit et son cri de victoire résonna comme un rugissement de fauve.
" Vingt ans de travaux forcés, mes mignons. Au poste !"
La colère de Magnier avait fondu comme neige au soleil, il s'approcha de Javert et demanda :
" Que se passe-t-il ?"
Pour toute réponse, Javert lui plaça une petite bourse dans les mains. L'inspecteur se chargea ensuite de menotter toute la bande avec l'aide des deux gendarmes.
Magnier examinait sans comprendre puis il saisit enfin.
" Merde !"
Monsieur Madeleine vint examiner les pièces de monnaie qui étaient sorties de la bourse.
" De la fausse monnaie ?!," fit Madeleine, estomaqué.
On regardait Javert, infatigable.
Les quatre hommes qui se chargeaient de ce trafic étaient à genoux, menottés et silencieux.
L'inspecteur tournoyait parmi les caisses et les faisait ouvrir.
Javert avait sorti sa propre lampe-sourde et éclairait la scène, il fouillait les lieux du regard.
Il cherchait quelque chose et enfin, il poussa un autre cri de joie.
Les coffres de monsieur Madeleine étaient là. Six en effet !
Javert referma sa lampe et s'approcha.
Il en força un, avec un soin tout particulier.
Des chapelets de jais, des bijoux de qualité, des bracelets, des bagues...
Rien d'illicite.
Le policier replaça le tout et fouilla un autre coffre, puis un autre...avec des gestes nerveux.
Enfin, il referma le tout soigneusement et se releva, vaincu.
Madeleine était-il vraiment innocent ?
Une sueur froide coulait dans le dos du policier.
S'était-il trompé ?
Il leva les yeux vers Madeleine, sûr qu'il trouverait de la satisfaction ou du dédain écrits sur son visage.
Il n'en fut rien.
L'homme leur avait tourné le dos et, la tête basse, semblait plongé dans quelque contemplation de lui seul connue.
Il tourna la tête comme s'il avait pu sentir que Javert le regardait, et leur yeux se rencontrèrent.
Rien ! Javert ne vit rien !
Madeleine ne laissait paraître que sa tristesse. Il le faisait sans pudeur et aussi sans peur.
Lorsqu'il fut certain d'avoir capté l'attention de Javert, il hocha la tête avec résignation puis s'éloigna de quelques pas.
Puis l'inspecteur resta à regarder les coffres à ses pieds.
Il fallut plusieurs appels de son nom pour que l'inspecteur réagisse ; il était encore sonné par son échec.
" Javert !, appela le chef de la gendarmerie. Vous savez que nous... Nous ne sommes pas complices ! Nous..."
Magnier se tut, horrifié par le sourire cruel que Javert lui fit voir.
Un échec et une victoire malgré tout.
Les mains dans le dos, le policier se rapprocha du gendarme et souffla :
" Vous n'êtes pas complices. Non, je ne pense pas.
- Merci Javert, vous savez bien que nous...
- Pour la simple et bonne raison, que ce n'est pas vous qui vérifiez ces chargements. N'est-ce-pas ? Je n'en dirai pas autant de votre contremaître, monsieur Madeleine."
Javert se tourna vers M. Madeleine.
Et il sut que l'homme était réellement innocent, il le vit dans ses yeux clairs, tristes, et cependant résignés.
Javert repoussa au fond de sa poche les menottes qu'il s'apprêtait à sortir. Il était fâché de devoir admettre que l'homme n'y était pour rien.
Il était fâché et en même temps, immensément soulagé.
Être candide n'était pas un crime ! Sinon, lui-même aurait dû être chassé de la Force.
" Je comprends, acquiesça Madeleine. Je viendrai faire ma déposition demain, inspecteur.
- Je préférerai ce soir et je préférerai avec votre contremaître, monsieur le maire. Il doit attendre les caisses en ce moment dans votre entrepôt."
Dire que Magnier était outré par ce manque de respect venant du policier était un euphémisme mais il devait reconnaître que Javert se montrait magnanime.
Même si monsieur Madeleine était le maire, être complice d'un trafic de fausse monnaie était un crime grave.
Le policier aurait pu tous les arrêter sous l'accusation de complicité.
" Alors en route pour votre usine, monsieur, ordonna Javert.
- Je vous en prie," fit poliment M. Madeleine.
Pour la première fois depuis qu'il avait été nommé à Montreuil-sur-Mer, nommé dans cette jolie petite ville de province, dans laquelle il n'avait quasiment aucun pouvoir et dans laquelle on le moquait pour ses origines, l'inspecteur Javert se sentit le chef de la police.
Rien que par ses mots :
" Suivez-moi !"
Et tous le suivirent d'un même pas.
Javert jubilait.
Après quelques toises, Madeleine força le pas pour le rattraper et, lorsqu'ils s'éloignèrent un peu, demanda avec détachement:
" Dois-je me considérer suspect d'un crime ?"
Javert se tourna vers M. Madeleine et lança posément :
" Non, monsieur le maire. Mais je voudrais votre déposition et celle de votre contremaître. Je la voudrais ce soir car demain, tout se saura dans la ville et le coquin aura fui !
- Je vois ! Vous n'avez pas tort... Mais il y a bien peu que je puisse vous dire."
Cela suffit à faire s'arrêter Javert. Il se porta vers M. Madeleine et sa voix baissa d'un ton :
" Bien peu ? Je n'en suis pas sûr, monsieur. On sait beaucoup de choses, sans vraiment le savoir. Faites-moi confiance et répondez à mes questions ! Vous verrez !"
Puis, le sourire s'estompa dans la nuit alors que Javert ajouta :
" Vous allez assister à un interrogatoire ! Gageons que ce sera le premier de votre vie."
Il aurait fallu ajouter : "et le seul" mais Javert ne dit rien.
Il reprit sa marche nerveuse en direction de l'usine de M. Madeleine.
M. Magnier s'était repris, le temps de la promenade nocturne. Il ordonna à ses hommes d'emmener les prévenus à la caserne et de bien les enfermer.
Puis, il se rapprocha de l'inspecteur de police, marchant à grands pas nerveux devant tout le monde, et lui lança :
" A demain, inspecteur. Nous verrons comment traiter ceux-là."
Javert ne s'ennuya même pas à répondre une phrase polie.
Ils étaient devenus collègues, tout à coup.
Un simple hochement de tête suffit pour sceller l'accord. La police et la gendarmerie étaient du même bord. Et Magnier allait bien être obligé de l'accepter.
M. Madeleine et l'inspecteur se retrouvèrent seuls et l'usine se profilait dans le lointain.
Une masse sur le fond noir, dans laquelle brillaient quelques lumières. Le contremaître devait attendre l'arrivée des caisses venues d'Arras.
M. Madeleine restait serein et patient, un contraste avec la nervosité de Javert.
" Où se trouve votre contremaître ?, demanda Javert pour être sûr.
- Il devrait attendre à la remise."
Puis, après quelques minutes de silence, l'air dépassé, il ajouta:
" Je ne comprends toujours pas.
- Monsieur Madeleine, je vais être franc avec vous, souffla Javert. Je pourrais vous arrêter, vous et votre contremaître, et vous accuser de complicité. Mais je ne le fais pas. Savez-vous pourquoi ?
- Je sais que vous auriez tort de le faire... Car je suis innocent. Mais cela, parfois, ne change pas les choses.
- Vous comprenez admirablement bien les choses ! On peut être innocent et cependant cacher la vérité ! Votre contremaître ! Voulez-vous que je vous prédise ce qui va se passer ?
- Est-ce que ce sera plus facile ainsi ?
- Oui, cela sera plus facile, monsieur le maire. Votre contremaître va vous accuser !"
Javert lâcha cela d'une voix indifférente.
" Donc, j'ai besoin de vous pour le contrer et ainsi la vérité éclatera. Sinon, je vais être obligé d'avoir recours à des méthodes...qui ne plairont pas...surtout dans cette petite ville !"
Javert eut un éclat de rire, mais cela n'avait rien d'un rire.
Tout à coup, Javert arrêta sa marche nocturne et son sourire devint doux. Cela étonna monsieur Madeleine lorsque le policier se tourna vers lui.
Puis, le policier ferma sa lampe-sourde et les deux hommes se retrouvèrent dans la nuit complète :
" Avez-vous regardé la lune en ce moment, monsieur le maire ?"
La voix de l'inspecteur avait perdu son bord dur, l'homme était troublé.
" La lune ?, demanda M. Madeleine, décontenancé.
- Là ! Là ! Il est assez tard pour l'apercevoir enfin. Regardez. "
Monsieur Madeleine leva les yeux et, en effet, il aperçut une lune, pleine et brillante. Magnifique.
Et surtout d'une incroyable grosseur.
" Alors ça..., fit-il impressionné.
- Vous ne l'aviez pas encore regardée ? Nous sommes à la fin de son cycle !, s'amusa Javert.
- J'ai déjà vu la lu
ne, se défendit maladroitement le maire. Elle est particulièrement belle ce soir..."
C'était maladroit en effet et cela fit rire doucement Javert.
" Nous sommes dans une période de pleine lune. Ce qui est exceptionnel et n'arrive pas tous les ans, c'est sa grosseur.
- Comment le savez-vous ?, demanda doucement Madeleine, à mille lieues de l'enquête maintenant.
- Ce soir, je vais me transformer en loup-garou !"
Madeleine resta estomaqué, puis il se mit à rire.
" Javert, Javert, Javert.
- J'ai les éphémérides nautiques chez moi et je les consulte régulièrement.
- Ho !"
Madeleine était déçu. Comme un enfant découvrant que le magicien qui l'enchantait utilisait des cartes truquées.
" Mais cela n'empêche pas de pouvoir admirer sa beauté, rectifia le policier. Une telle lune, c'est rare."
Le maire ne dit rien et acquiesça.
Et tout à coup, il frissonna.
Plus proche de lui, comme si le policier tournait autour d'un suspect, l'inspecteur souffla :
" Pourtant vous utilisiez les phases de la lune, vous autres Chouans. On vous appelait les Coureurs des Bois. Capables de se volatiliser dans la nuit."
Un nouveau tour et la voix avait changé d'emplacement.
Javert était encore plus près pour murmurer :
" Et vous deviez vous repérer aux astres dans les campagnes vendéennes. Une guerre faite en grande partie de nuit. Je suis certain que vous avez vu plus de lunes bleues que moi-même. Des lunes sanglantes et des lunes d'argent. Je me trompe ?
- J'en ai bien peur, inspecteur. Je pense que vous surestimez mon rôle dans le... conflit : je n'ai jamais été que de la chair à canon. De jour comme de nuit, je me contentais de suivre ceux qui nous menaient... S'il fallait se battre, je ne pouvais que regarder l'ennemi ; le reste du temps, je cherchais des vivres ou alors je dormais... Non, je n'ai jamais eu le loisir de contempler la lune."
Le ricanement du policier se ressentit comme un souffle chaud sur une joue.
Javert était revenu devant Madeleine.
" La Guerre de Vendée. Je ne suis malheureusement pas au fait de ses différentes batailles. Mais je pense que vous devez avoir des souvenirs passionnants à raconter, monsieur. Qu'en dites-vous ?
- Je dis, Javert, vous n'avez jamais vu une guerre. Ou si vous l'avez fait, que vous vous êtes laissé gagner par la folie qui entraîne les hommes dans de telles circonstances. Gloire ? Honneur ? Des beaux souvenirs ? Le prix à payer pour ce genre de vanité est terrible et aucun homme ne devrait vouloir se souvenir de la misère qu'il a semée à son pas. En tout cas, je l'évite autant que possible.
- J'ai pourtant fait quelques recherches, monsieur. L'Armée royale de Normandie était une armée de Chouans commandée par Louis de Frotté. Sa devise était la suivante : "La religion, le roi ou la mort." Cette armée fut en partie décimée, elle comptait plusieurs divisions, dont la division de Lisieux. Cent hommes, monsieur, d'un courage admirable, dont le colonel s'appelait Charles-César Le Gris de Neuville. Mort au combat. Comme la plupart de ses hommes. "
Javert cessa son jeu et lança durement :
" Votre chef, sans nul doute, monsieur ? Vous ne remarquiez peut-être pas la lune mais vous avez dû le connaître, lui."
Monsieur Madeleine baissa la tête mais resta obstinément silencieux ; et la lumière réapparut.
Javert le regardait, souriant et amusé, sa lampe-sourde à la main.
" Allons !," claqua le patron de l'usine.
*************************
Le contremaître était en effet dans la remise. Les pieds posés sur un coffre renversé, il mangeait une saucisse sèche sur le pouce. En voyant arriver les deux hommes, il faillit s'étouffer.
" Inspecteur... Monsieur Madeleine ! Que se passe-t-il ? Encore des problèmes avec les rouliers ?
- Les rouliers sont désolés de vous avoir fait faux-bond, monsieur, fit poliment Javert.
- Comment ça faux-bond ? Sont-ils arrivés ? Est-ce que quelqu'un va me dire ce qui se passe une bonne fois pour toutes ?"
Javert, lentement, s'approcha de la porte et la ferma au loquet.
Le contremaître ne jouait plus les imbéciles.
" Que se passe-t-il ?
- Juste une question ! Qui est derrière tout cela ?, demanda Javert et sa voix se fit glaciale.
- Qui ? Mais monsieur Madeleine !"
Javert sourit et se pencha vers le contremaître.
Sa canne apparut, menaçante dans la main de l'inspecteur et son bout ferré claqua sur le sol.
" Dois-je vraiment reposer la question ?, rétorqua Javert.
- Mais ? Monsieur Madeleine ? Que se passe-t-il ?"
La voix du contremaître était vibrante de peur.
Madeleine regarda l'homme avec compassion. Il était encore jeune, mais pas assez pour songer à survivre à vingt ans de bagne.
" Je vous conseille de collaborer, Mollard. Le temps de jouer les innocents est révolu."
C'était juste ce qu'espérait Javert.
Et cela paya.
Mollard se mit à blanchir encore plus, puis les larmes s'échappèrent et il hoqueta :
" Un homme est venu me voir..."
Il avoua tout ce qu'on voulait et plus.
L'interrogatoire eut bel et bien lieu. Le contremaître était jeune et stupide. Il avait été approché par un homme, venu d'Arras, qui lui proposa une part dans le trafic.
Manifestement, le contremaître ignorait qu'il s'agissait de fausse monnaie.
Là, Javert était sceptique mais la présence de Monsieur Madeleine, l'observant, l'empêchait d'agir comme il le souhaitait.
Menacer était une chose, frapper en était une autre.
Javert se promit de reprendre cette partie de l'interrogatoire, tranquillement, sans témoin dérangeant.
" Et ces caisses ?, demanda abruptement le policier.
- Je dois les réceptionner et les entreposer, inspecteur."
Les marchandises étaient ensuite distribuées comme prévu. Quant aux bourses, un homme venait les chercher.
Javert fut toute ouïe.
L'homme l'intéressait. Mais, là encore, Mollard se montra incohérent et maladroit, il ne savait rien de lui.
Lui ne faisait qu'entreposer les bourses dans une glacière, chez sa mère. Un endroit que la pauvre femme, trop âgée pour se déplacer, ne visitait jamais.
Mollard n'avait rien de plus à voir avec ce trafic, selon lui.
Malgré les questions, multiples et prononcées avec une hargne de plus en plus visible, le policier n'apprit rien de plus.
Un homme venait et prenait les bourses.
Javert bouillait de colère tandis que Mollard lui faisait la description d'un inconnu.
L'homme venait rarement en ville, pour ne pas alerter la population...ou le chef de la police...
Car Javert apprit avec stupeur, et plaisir, que son nom était connu de cette bande de criminels.
Il n'était plus question de corruption ! On se méfiait de l'inspecteur de Montreuil.
Le contremaître ne savait rien de la destination de la fausse monnaie mais Javert avait compris.
Ce devait être Paris, bien évidemment. Montreuil était une simple étape dans le voyage de la fausse monnaie.
L'inspecteur n'avait fait que sauter un maillon dans une chaîne.
Il fallait poursuivre le travail et démonter chaque perle de ce magnifique collier.
Ce fut impressionnant d'entendre toute cette histoire et monsieur Madeleine était atterré de découvrir que cela durait depuis des années.
A son nez et à sa barbe.
Seul l'inspecteur de police avait trouvé cela étrange...
Monsieur Madeleine fut parfois interrogé à son tour et répondait simplement. A une demande du policier, il alla chercher le dernier livre d'inventaire.
Tout était bien marqué et stipulé.
De la belle ouvrage !
Rien d'illicite, rien d'illégal, tout était paraphé, vérifié et annoté.
Mollard raconta tout ce qu'il put et bien plus.
Franchement, Javert s'attendait à ce que le nom de Fantine soit même prononcé. Mais le contremaître n'en parla pas. Il n'y pensa pas, certainement.
Ceci terminé, il fut temps de partir.
Javert voulait poser quelques petites questions encore, mais sans le regard clair et attentif de monsieur Madeleine posé sur lui.
" Allez, tu vas à la caserne !"
L'inspecteur s'approcha de Mollard.
Mais le bruit des menottes sur ses poignets produisit une nouvelle vague de larmes chez le prévenu et Javert en fut agacé.
" Ta gueule Mollard ! Je t'emmène rejoindre tes poteaux et tu raconteras ton histoire à M. Magnier. On prendra ta déposition et le tour sera joué.
- Ma mère... ma mère saura ?"
Madeleine fit deux pas vers l'homme, le visage grave.
" Votre mère le saura, oui, car il n'y a aucun moyen de cacher ce que vous avez fait. Mais je vous donne ma parole qu'elle ne manquera pas de mon soutien si elle en a besoin. Écoutez-moi Mollard... ce que vous venez de perdre, rien ne pourra jamais vous le rendre. Mais je ferai de mon mieux pour que votre famille ne subisse pas les conséquences de votre erreur..."
Javert ne dit rien mais il eut un ricanement, assez cruel.
" Allez Mollard, tu t'es assez effondré ! Un peu de courage ! Et dis au revoir à M. Madeleine, je dois m'excuser auprès de lui ! Si j'avais su que tu serais si arrangeant, je ne lui aurai pas demandé d'être présent ce soir."
Javert se dressa et doucement, il glissa son bras contre celui du contremaître.
Ainsi, il le tenait bien.
Ensuite, le policier leva la main vers son chapeau et salua M. Madeleine :
" Merci pour votre aide, monsieur le maire, mais vous voyez, vous étiez de trop."
Le policier quitta l'usine après avoir ouvert la porte.
Laissant derrière lui un goût amer et une infinie tristesse.
Un chagrin écrasant.
Madeleine regarda s'éloigner les deux hommes, la grosse lune qui semblait sur le point de leur tomber sur la tête.
Elle était énorme, bleue et magnifique.
En ce moment, elle lui parut aussi immensément froide.
Javert marcha la tête haute dans les rues, il tirait plus qu'autre chose le contremaître et l'entraîna jusqu'à la gendarmerie.
Là, il prit son rôle au sérieux et commença à remplir les rapports et les dépositions.
L'aube était proche.
Mais il n'en avait cure. Les gendarmes de garde n'avaient jamais connu cela.
Ils regardèrent avec stupeur le policier venu d'ailleurs s'asseoir à un bureau et, tranquillement, demander à interroger une fois encore les prévenus.
Il suffit d'un témoin et tout pouvait être réalisé à l'instant.
Monsieur Magnier, appelé par ses hommes, arriva et fut fâché de reprendre l'affaire dès le soir-même.
Monsieur Madeleine ne fut pas convié, étant concerné personnellement par l'affaire. Ce fut son adjoint le plus proche, M. Vanderkoeven, qui se retrouva appelé dans la caserne, prévenu par un messager de M. Magnier.
Il s'agissait de représenter l'autorité communale dans cette affaire judiciaire.
Javert n'avait aucune confiance dans tous ces notables.
Il ne voulait pas que l'affaire soit étouffée.
De toute façon, la seule chose qui l'intéressait était d'avoir des informations sur cet homme qui voyageait jusqu'à Montreuil afin de récupérer la fausse monnaie.
Il n'apprit qu'une seule chose, malgré les menaces et les coups.
L'homme venait de Montfermeil...
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