Chapitre XIII
En plein mois de novembre, le recensement fut enfin clos.
Le capitaine, monsieur de Saint-Alban avait terminé la partie militaire. Il avait refusé qu'un civil s'en charge, mais les semaines avaient passé...
Javert avait rongé son frein. Comme toujours.
Ce fut avec plaisir que l'inspecteur se rendit à l'usine sur le point de fermer pour la nuit et déposa l'énorme dossier concernant le recensement sur le bureau de monsieur le maire.
" Mon Dieu Javert !, fit M. Madeleine. Mais il y a combien de pages ?
- Votre commune compte actuellement 4 144 habitants, monsieur. La majorité travaille ici, dans votre usine, sinon ce sont des agriculteurs. Voulez-vous un résumé ?"
Javert se moquait du maire.
Il y avait 526 pages dans le dossier.
*********************
Novembre se finit.
Javert avait de nouveau froid.
Le poêle était entretenu par un Moreau attentionné.
L'inspecteur visitait tous les jours Gymont, vérifiant son stock d'avoine, son eau et le faisant sortir.
L'animal devenait mélancolique s'il restait enfermé trop longtemps.
Un peu comme son maître.
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Jean Valjean avait entendu parler de l'influenza ; il avait même vu des hommes en mourir.
Sa concierge, d'ailleurs, se faisait soigner à l'infirmerie depuis la veille.
Mais, étant de nature robuste, il n'avait jamais connu les ravages de la maladie de première main.
Ni de celle-là, ni d'aucune autre, car les blessures reçues au bagne ne comptaient pas vraiment.
Ce matin de fin décembre, il comprit enfin ce qu'était la fièvre lorsque, en se levant du lit la chemise trempée, il sentit ses jambes se dérober sous son poids.
Il se laissa échouer et finit assis par terre, tout étonné de ne pas retrouver ses forces.
A un autre moment, il se serait levé.
Il aurait aimé le faire à présent.
Mais il ne pouvait penser qu'à dormir... Et les lattes du plancher étaient en quelque sorte aussi confortables que le tôlard où il avait dormi pendant dix-neuf ans.
Elles étaient sèches et fraîches.
Les rêves qu'il fit étaient évasifs au point de devenir déroutants...
Les sensations de froid et de chaleur se succédaient sans lien apparent, le tirant hors de son sommeil trop souvent.
La toux l'épuisa alors. Il avait soif, mais s'aperçut que le pichet d'eau était hors de sa portée.
Il se rendormit.
Dehors, les gens se souhaitaient un joyeux Noël avant de rentrer chez eux.
Madeleine, lui, aurait aimé atteindre sa couverture.
*******************
Ce ne fut que l'après-midi de ce triste jour de décembre, gris et glacé, que Moreau osa parler à l'inspecteur de monsieur Madeleine.
Le secrétaire aurait dû être parti pour la mairie, mais il restait dans le commissariat.
Il faisait semblant de ranger des dossiers, classant sans cesse les mêmes rapports.
Son manège ne passa pas longtemps inaperçu de Javert.
L'inspecteur s'en amusa quelques minutes. Il avait l'impression de trouver en face de lui un jeune sergent.
Patiemment, il attendit que le jeune homme prenne son courage à deux mains et vienne lui parler.
Enfin, après avoir rangé trois fois de suite le même dossier classé depuis des mois, Moreau regarda Javert.
L'inspecteur fit mine de ne rien remarquer, les yeux glissant sur la plume et la feuille vierge posées devant lui.
Lui non plus ne travaillait pas, perturbé par la nervosité du secrétaire.
" Inspecteur, commença la voix incertaine de Moreau.
- Mhmmm ?
- Vous avez vu M. Madeleine ce matin ?"
Javert cessa de jouer les indifférents et regarda Moreau avec attention.
" Non. Je n'ai pas pu accéder au bureau de monsieur le maire. Il était absent."
Javert posa lentement ses mains devant lui et les croisa.
" C'est qu'il ne répond pas. Il doit être malade. Mais personne n'ose le déranger.
- Comment cela ? Personne n'ose le déranger ?
- Le Père Madeleine est encore chez lui. Mais il refuse de laisser entrer quiconque.
- Même en étant malade ?, s'étonna le policier.
- Je n'ai jamais vu le Père Madeleine malade."
Et Moreau eut un sourire légèrement ironique.
Le policier était comme le maire, il ne laissait personne l'approcher quand il était malade.
Javert n'hésita pas. Il se leva et revêtit son manteau.
Il allait en profiter pour pénétrer dans l'intimité de M. Madeleine.
C'était du pain béni.
" Préparez un panier, Moreau. Du bouillon, du pain...et cette potion des soeurs. Je
ne sais plus ce que c'est mais cela fait des merveilles.
- Vous allez le voir ?
- Ce n'est pas pour cela que vous m'avez parlé ?
- Si, si, se troubla le jeune homme. Mais s'il vous refuse aussi ?
- Je sais forcer une porte ! Allez et amenez-moi un panier pour le maire !"
Quelques pas dans le froid et l'humidité et Javert se retrouva devant l'usine de M. Madeleine.
M. Duhamel le regarda de haut mais il accepta de le laisser frapper à la porte du directeur.
Javert eut envie de le frapper aussi.
Personne ne répondit.
Duhamel voulait jeter Javert dehors.
Mais une voix, petite et incertaine, résonna de l'intérieur de l'appartement de M. Madeleine :
" Que me voulez-vous ?
- C'est l'inspecteur, il veut...
- Je vais entrer, monsieur le maire !, le coupa sans vergogne Javert. Un dossier urgent à examiner.
- Je ne... Très bien," abdiqua le maire.
Javert regarda Duhamel disparaître avant de forcer la porte de M. Madeleine. Pour cela, il saisit ses passes et cela ne prit que quelques secondes.
Et il se jeta à l'intérieur lorsqu'il vit ce qui se passait.
Monsieur Madeleine était agenouillé sur le sol, essayant en vain de se relever.
Soudain, il y eut deux mains fortes sous les aisselles de monsieur le maire et une voix dure dans ses oreilles.
" Mais depuis quand vous êtes à terre ? Vous êtes brûlant !
- Ah ! Je... je ne sais plus.
- Vous pouvez marcher jusqu'à votre lit ?"
Sans attendre de réponse, Javert porta le maire jusqu'à son lit et le déposa comme il put.
" Dieu ! Vous êtes lourd ! Il faut vous déloquer [déshabiller] !"
Madeleine, dans le brouillard, sourit.
Il était en quelque sorte retourné au bagne pour payer pour ses crimes et avoir la paix après. Ou pas ? Le déshabiller ? Bonne chance !
" Non, non, Javert, s'opposa le maire.
- Pas de pudeur déplacée ! Vous êtes fiévreux ! La fièvre ne diminuera pas si vous restez vêtu !"
Javert grognait mais il obéit au maire.
Il ne tenta pas de le dévêtir, seulement il lui asséna durement :
" Vous êtes trempé, il vous faut une autre chemise ! Où les cachez-vous ? Je ne vais pas vous déshabiller, très bien, mais il faut vous changer ou vous attraperez la mort !"
Javert chercha dans la vieille armoire normande de monsieur Madeleine et en sortit une chemise propre.
Il s'approcha, fâché.
" Depuis quand vous êtes malade ?," claqua la voix dure.
Mais Madeleine, assoupi, ne répondit pas.
On frappa à la porte et Javert cria d'entrer.
Moreau apparut, portant un panier rempli de victuailles et le regard furieusement inquiet.
" Comment va-t-il ?
- Comme un homme pris de fièvre, répondit sèchement Javert, et vu sa température, gageons que monsieur le maire est malade depuis des jours !"
Javert et Moreau eurent le même regard fâché.
Cela aurait amusé le maire s'il avait été conscient.
" Il faut le changer, asséna Javert. Vous le tenez et je lui glisse une chemise sèche. Ensuite, nous le ferons manger et il faudra de l'eau fraîche et des compresses pour faire baisser la fièvre.
- Comment savez-vous cela, monsieur ?, interrogea Moreau.
- J'ai déjà soigné des hommes pris de fièvre."
Au bagne, mais Javert ne le dit pas.
Si l'inspecteur espérait une nouvelle information sur le maire, il en fut pour ses frais.
Seul, il aurait pu examiner le corps de M. Madeleine à loisir, mais avec Moreau présent, il ne vit rien.
Contrairement à ce qu'avait voulu le policier, ce fut lui qui maintint Madeleine et Moreau se chargea de lui retirer sa chemise trempée et de le rhabiller.
Javert soutint le corps massif de M. Madeleine, le pauvre homme posa sa tête sur l'épaule du policier. Puis on fit glisser la chemise trempée.
Prestement, Moreau aida la poupée molle qu'était monsieur Madeleine à enfiler une nouvelle chemise.
Javert ne vit rien.
Il soutint juste les épaules et sentit le souffle chaud de monsieur le maire dans sa gorge. L'homme se mit à trembler sous la fièvre.
" Froid...," murmura le maire en se serrant contre Javert.
Le nez glacé du maire se glissa contre sa mâchoire.
Javert déglutit et resserra sa prise.
" Tout va bien, tout va bien. Vous allez bientôt vous recoucher, monsieur le maire," souffla le policier, le plus doucement possible.
Moreau voyait le dos de monsieur Madeleine.
Javert ne voyait rien.
Il aurait reconnu les cicatrices du fouet, les blessures dues au chantier... Les traces du bagne, indélébiles et dont aucun forçat ne pouvait se débarrasser.
Il en fut frustré.
Et la proximité de monsieur Madeleine le gênait.
Javert ne pouvait pas non plus enserrer l'homme dans ses bras pour chercher à atteindre la peau nue du dos.
Enfin Moreau aida Javert à recoucher le maire.
Le jeune homme souriait, mais pour une fois, Javert le trouva illisible.
" Voilà une bonne chose de faite ! Je vais chercher de l'eau propre et une éponge. Nous allons le veiller !
- Oui, Moreau."
Interroger Moreau sur l'état du dos de M. Madeleine était utopique.
Javert admit sa défaite.
M. Duhamel fut mis au fait de l'état de son patron et on fit venir les religieuses.
Ainsi, monsieur le maire était entre de bonnes mains.
Et chacun put retourner à son poste.
Javert fut encore plus frustré, il aurait pu passer la nuit à veiller M. Madeleine et...qui sait ?
Peut-être interroger l'homme sous l'emprise de la fièvre ? Ou entendre quelques confessions ?
Peine perdue !
*************************
Noël !
Cette année, le maire était absent.
Décidément, M. Madeleine manquait à tous les rendez-vous officiels.
On le critiqua pour cela, mais le maire était malade.
Il avait une excuse.
L'inspecteur Javert ne resta que quelques minutes au garde-à-vous. Il quitta très vite la fête de Noël organisée par la paroisse et retourna à son commissariat.
Ce fut là que Moreau vint le débusquer, sachant très bien que l'inspecteur jouait les ermites.
Comme à son habitude.
Le jeune homme, bravement, se posa devant Javert et lui souffla :
" Vous venez boire un verre au café, monsieur ?
- Pardon ?," demanda Javert, craignant d'avoir mal entendu.
Moreau souriait tristement et expliqua :
" Cela fait un an que vous êtes là, monsieur. Vous ne prenez presque jamais de verre au café ! Allez ! Pour une fois.
- J'ai pris des verres au café !, se défendit Javert.
- Pas souvent et pas en compagnie."
Moreau leva les mains en riant devant le regard suspicieux de l'inspecteur.
" Ce n'est pas un piège. Mais c'est Noël !"
Javert hésita puis se leva, se surprenant lui-même.
" Très bien, un verre alors.
- Vous ne serez pas déçu, monsieur."
Au café de la place du marché, il faisait chaud, il faisait bon. Javert se sentit détendu. Il déposa son chapeau sur la table et écoutait Moreau lui parler des festivités et des espoirs pour la nouvelle année.
Moreau parla aussi de M. Madeleine qui n'était pas raisonnable.
" Figurez-vous qu'il a demandé à venir à son bureau de la mairie ce matin ! C'est le docteur en personne qui le lui a interdit ! Sacré Père Madeleine !"
Moreau souriait, attendri. Il aimait tellement le Père Madeleine.
Une serveuse se chargea d'eux avec un sourire réjoui. Une belle femme, plantureuse.
Elle salua le jeune homme en le moquant sur sa présence au café.
Moreau en riant, désigna le cou audacieusement découvert de la serveuse.
" Tu as un nouveau bijou Mouchette ?
- Le mois de décembre est le mois des cadeaux ! Ce sont mes Étrennes. Tu voulais m'offrir une chaîne ?
- Non, non, se défendit Moreau en riant. J'ai déjà ma Louise à gâter.
- Elle a reçu un cadeau j'espère ?!, lança la femme en souriant.
- De la dentelle d'Arras !"
La serveuse siffla d'admiration et déposa les deux verres de bière. Elle servit aussi un plateau de charcuterie.
Elle jeta un regard incertain sur le policier mais Javert hocha simplement la tête.
" J'ai reçu aussi de la dentelle !," reprit la bavarde en regardant Moreau.
Et la femme se pencha, fière et heureuse de faire admirer les détails de ses manches.
" De la belle ouvrage !, reconnut le jeune homme.
- Pour sûr ! Gontran ne se moque pas de moi !"
La serveuse abandonna les deux hommes pour s'occuper d'un client qui arrivait.
" De la dentelle d'Arras ?, s'intéressa Javert en buvant sa bière.
- C'est la meilleure !, affirma Moreau. Mouchette a raison d'être fière, c'est une belle pièce.
- Arras est connue pour quelles spécialités ?
- La dentelle aux fuseaux et il y a aussi de la porcelaine ! Du bleu d'Arras ! Si vous avez un présent à offrir, il n'y a pas mieux.
- Comment les produits viennent-ils à Montreuil ? Je n'ai jamais vu cela sur les étals du marché.
- On a toujours pu acheter ces produits aux colporteurs mais c'est cher. Aujourd'hui, c'est monsieur Madeleine qui organise le commerce avec Arras. Il envoie ses verreries et en échange, il accepte de transporter les produits d'Arras par ses livreurs. Moyennant un bénéfice sur le transport, bien entendu. Monsieur Madeleine est un commerçant et un industriel avisé. Puis les produits se retrouvent aux devantures de certains magasins ou directement chez l'acquéreur.
- Je comprends."
Une nouvelle gorgée, Javert croqua une tranche de saucisson avant de demander, posément :
" Qui réceptionne la marchandise ?
- Tout arrive à l'usine. Le contremaître, je suppose. Mais c'est pratique, inspecteur ! Si vous voulez commander quelque chose ailleurs en France, il suffit d'en informer monsieur Madeleine et l'affaire est faite.
- Pas de contrebande ?"
Moreau, troublé par l'alcool, se mit à rire aux éclats, attirant sur eux les regards des autres consommateurs et les sourires des deux serveuses.
" Inspecteur ! Je vous jure que parfois vous êtes tellement...tellement...méfiant ! M. Madeleine faire de la contrebande ?!
- Oubliez ce que j'ai dit, Moreau, fit Javert, vexé.
- Tout est comptabilisé, vérifié. M. Magnier est là quand on ouvre les coffres et quand on fait l'inventaire. Sinon le contremaître de M. Madeleine est toujours présent.
- Et au départ de l'usine ?
- Pour vérifier les chapelets de M. Madeleine ? A quoi bon ? Vous êtes amusant aujourd'hui inspecteur.
- Peut-être est-ce l'alcool...ou le froid ? J'ai perdu l'habitude des deux durant l'été, admit Javert.
- Les départs ont lieu de nuit la plupart du temps. En fonction des commandes. M. Madeleine en a obtenu l'autorisation de la part de la mairie. M. Madeleine ne veut pas déranger la ville avec des transports de jour. Tout est organisé dans l'usine, ensuite on remplit les barques avec les coffres pleins de marchandises et tout disparaît dans la nuit.
- De nuit ?
- La plupart du temps, lorsque le chargement est trop important ou trop urgent. Il faut croire qu'il y a une forte demande pour les chapelets de M. Madeleine."
Moreau se mit encore à rire.
" Ne vous inquiétez pas, inspecteur ! M. Madeleine est toujours là pour vérifier le départ des marchandises.
- Je ne m'inquiète pas Moreau. De quoi m'inquiéterai-je ? Il fait chaud, c'est Noël ce soir. Paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté.
- Voilà qui est parlé, monsieur !"
Les deux verres furent entrechoqués.
Javert regardait Moreau, son secrétaire, parler du temps qui se refroidissait et des jolies filles. Mais il ne l'écoutait plus.
Un hiver, il était tombé sur un chargement au bord de la Canche, on lui avait dit que tout était légal...et maintenant...
Un an s'était passé, il semblerait qu'on l'avait trompé assez longtemps.
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" Mon Dieu ! Encore vous ?"
La jeune femme avait perdu de sa beauté en travaillant autant. Elle s'amincissait, ne devant pas manger à sa faim et ses mains étaient abîmées.
Javert n'eut aucun mal à forcer sa porte.
Il se tint au-milieu de sa seule pièce à vivre et croisa ses bras, laissant ostentatoirement dépasser le pommeau de sa canne du creux de son coude.
" Les temps sont difficiles ?, s'enquit le policier, sans bienveillance.
- Allez vous-en, monsieur ! Je n'ai rien à faire avec vous !
- Ho si ! Tu vas m'écouter cette fois et faire ce que je te demande !"
Le tutoiement fut perçu comme une gifle par Fantine. Elle se redressa et, les yeux brillants de colère, repoussa une fois encore le policier.
" Mais que me voulez-vous à la fin ? Vous voulez me faire une mauvaise réputation ?
- La mauvaise réputation, tu es en train de te la faire toi-même ! Alors tu caches un marmot ?! Combien de temps avant que M. Madeleine le découvre et te chasse de l'usine ?"
Fantine blanchit et regarda le policier avec horreur.
" Ma...Ma fille est... Je n'ai rien fait, monsieur.
- Rien encore, mais cela va changer, crois-moi ! J'ai besoin d'informations !
- Je ne sais rien, monsieur. Rien ! Oh, pitié ! Ne dites rien à M. Madeleine ! On me chasserait !
- Il me faut savoir quand aura lieu le prochain départ des marchandises !
- Quand aura lieu le départ...? Mais pourquoi ?
- Ce ne sont pas tes affaires ! Trouve-moi l'information et je protège ton secret !
- Comment le saurai-je ? On me dit rien, monsieur, je ne suis qu'une ouvrière."
Javert, froidement, jeta à la malheureuse femme :
" Débrouille-toi ! Puis viens me voir chez moi ! Pas le poste de police ! Ma demeure !
- Mais on va croire que...
- N'est-ce pas déjà le cas ?
- Mon Dieu, ayez pitié !"
Javert glissa sa main dans sa poche et en sortit une grosse pièce d'argent, il la jeta en direction de la femme.
En tombant sur le sol, on entendit le bruit caractéristique d'une pièce de monnaie roulant avant de percuter le plancher.
" Je paye bien mais j'exige le silence. Tu n'as rien de plus à faire."
Le policier salua et disparut.
Fantine tomba sur ses genoux et se mit à pleurer.
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Madeleine n'était pas à son meilleur, loin de là.
Une douleur sourde battait dans sa tempe au rythme de son pouls. C'était un désagrément fâcheux qui s'ajoutait à la fatigue que la grippe avait laissé dans son sillage et, surtout, à l'irritation.
S'il avait été aussi vigilant qu'à son habitude, il n'aurait pas perdu son temps à regarder la cour par la fenêtre ; il n'aurait pas vu le comportement singulier de son contremaître, qui surveillait l'accès à l'atelier des femmes en jetant des petits coup d'œil par-dessus son épaule. Il n'aurait pas vu la jeune femme blonde portant le tablier de la maison qui, serrant autour de sa gorge le châle qu'elle portait croisé sur la poitrine, s'avançait vers l'homme à petits pas craintifs. Comme un agneau qui se rend à l'abattoir.
Dans des conditions normales, l'industriel aurait ignoré le manège des deux ouvriers qui étaient sortis à l'encontre de Mme Victurnien alors qu'elle s'apprêtait à talonner la jeune femme blonde, puis qui parvinrent à la détourner de son but.
Si la sérénité ne lui avait pas fait défaut depuis déjà aussi longtemps, Madeleine n'aurait jamais risqué de compromettre son allure distante d'homme occupé pour régler un éventuel litige entre ses employés.
Ces facteurs expliquaient peut-être pourquoi, déterminé à trouver quelqu'un en mesure d'éclairer ses lumières, il s'était dirigé vers la cour avec plus de célérité que de prudence et, alors qu'il marchait entre la remise et l'atelier des hommes, avait renversé la jeune femme aux cheveux blonds.
Peut-être la rudesse de l'impact expliquait-elle que, effrayée, la jeune femme ait eu un formidable mouvement de recul lorsqu'il s'était penché pour l'aider à se relever, puis l'ait refusé ?
Elle se tenait maintenant à genoux, petite et faible à ses pieds ; désemparée sous son regard effaré, puis tentait de sauver du désastre les grains noirs éjectés hors de la boîte qu'elle portait naguère entre ses mains. À son grand désespoir, les petites billes avaient roulé en tous sens sur la terre battue.
La fille pleurait doucement, livide alors qu'elle présentait ses excuses à son employeur.
" Monsieur Madeleine ! Il ne faut pas croire que je suis aussi maladroite d'habitude ! Seulement, je regardais ailleurs et...
- Non, non, mademoiselle... C'était ma faute. C'est ce qui arrive quand on se presse. Laissez-moi vous aider."
Madeleine se pencha pour ramasser les grains qui, à de rares exceptions près, étaient devenus inutilisables.
La fille hésitait entre montrer sa gratitude ou laisser transparaître le plus absolu des effrois.
Certes, la situation qu'il avait provoquée n'était-elle pas ridicule ?
On le croyait un homme posé... Il savait l'être !
Mais que pouvait-il faire ? Il sentait le regard de madame Victurnien, la responsable de l'atelier des femmes, s'enfoncer dans son dos et sûrement aussi dans le visage de la jeune femme. Sans doute un regard dur et réprobateur.
" Je ramasserai, monsieur... Je ne veux pas vous causer plus de soucis...
- Vous devriez vous faire soigner au dispensaire. Le coup a dû vous faire mal et vous avez l'air si... frêle..."
Madeleine se mordit la langue.
Une seconde trop tard, à en juger par les deux plaques roses qui étaient apparues sur les joues de la jeune femme.
" Où vous ai-je frappé ?"
La teinte cramoisie sur le visage de la femme avait presque viré au pourpre. Et Madeleine se sentit aussi rougir.
" Ah ! Veuillez croire que je suis désolé, mademoiselle.
- Il n'y a pas de mal, monsieur Madeleine. J'ai juste... j'ai un peu perdu l'équilibre."
La jeune femme accompagnait à présent ses paroles rassurantes d'un magnifique sourire que l'industriel ne put s'empêcher de lui rendre avec politesse.
Ce fut un rictus mince et mal assurée, il était vrai. Il ne restait pas moins inapproprié pour autant.
Madeleine supposait que, à sa façon, la femme était belle ; malgré les cernes sous les yeux et ses joues un peu creuses qui témoignaient d'une vie dure, elle gardait encore l'éclat de la jeunesse.
Elle venait de le surprendre à la regarder.
Peut-être avait-elle baissé les yeux pour cette raison ? C'est pour cela qu'elle se pinçait la lèvre afin de masquer un sourire ?
La jeune fille ramassa quelques mèches de cheveux blonds qui avaient glissé de sa coiffure puis les plaça sous son bonnet.
" Fantine, dépêchez-vous ! Vous devez remplir votre assignation ou vous serez mise à l'amende."
La voix aigre de madame Victurnien, toujours tapie de l'autre côté de la cour, fit sortir Madeleine de son introspection.
Donc, Fantine.
Madeleine se redressa puis regarda autour de lui. Les fenêtres des ateliers étaient truffées de visages qui les regardaient.
" Donnez-moi cette boîte de graines, mademoiselle. Ne laissons pas madame Victurnien la déduire de votre salaire. Et venez à mon bureau dès que votre quart de travail est terminé."
Une ronde d'exclamations et quelques applaudissements avaient salué l'entrée de Fantine dans l'atelier des femmes.
En les entendant, Madeleine avait tourné la tête. Il le fit juste à temps pour voir madame Victurnien saisir la jeune femme par le bras et la secouer de façon brutale.
Il devrait en toucher deux mots à la femme.
Le reste de la journée fut difficile.
Mécontent et toujours trop fatigué pour se concentrer convenablement sur ses tâches habituelles, Madeleine consacra une large partie de l'après-midi à rassembler des graines au gré de sa fantaisie.
Après tout, aider à créer de nouveaux produits faisait aussi partie de son rôle.
Le silence était retombé sur les ateliers et Duhamel était sur le point de quitter son poste lorsque Fantine pénétra dans son bureau. La suivait de près une très indignée madame Victurnien.
Duhamel chercha à glisser sa tête de fouine dans le bureau, puis Madeleine se vit contraint de secouer la tête pour éviter qu'il s'invite à entrer.
" Je vous l'amène, monsieur Madeleine ! Je suis fatiguée de lui dire que son attitude est intolérable, mais elle...
- Merci, madame Victurnien. Et maintenant, soyez assez aimable de patienter dehors."
Madeleine observa la jeune femme un instant. Elle se tenait debout, les mains jointes derrière le dos.
Était-ce l'imagination de Madeleine, ou alors était-ce vrai qu'elle se balançait un peu, la mine boudeuse ? Peut-être avait-elle la tête qui tournait ?
" Asseyez-vous, mademoiselle. Je ne vais pas vous retarder.
- Oui, monsieur.
- Sachez que je regrette l'incident de ce matin et tout le tort qu'il ait pu vous causer..."
Un sourire, quelques mots qui commençaient à prendre forme sur les lèvres de la femme.
Madeleine décida de couper court.
" Cela dit, j'aimerais que vous m'expliquiez pourquoi vous sortiez de l'atelier des hommes."
Fantine ne tenta plus de parler. Deux grosses larmes lui vinrent aux yeux.
" Parlez, mademoiselle. Je vous garantis qu'aucune mesure ne sera prise à votre encontre.
- Oh ! Monsieur... Je... Le contremaître m'a demandé ce matin de lui apporter la toile cirée qu'il avait oubliée dans l'atelier des femmes. Pour protéger les coffres qui sont déjà prêts, vous savez ?
- Alors...
- Il m'a demandé aussi, à mon retour dans l'atelier des femmes, d'emporter une boîte de graines prêtes à être enfilées. Mais je ne faisais rien de mal... Je le jure, monsieur !"
Madeleine dévisagea longuement la fille. Il y avait à présent quelque chose de troublant chez elle : une sorte de peur qui la faisait frétiller et qu'elle essayait de contenir en serrant les lèvres.
Du désespoir ?
" Nous avons un employé qui exerce ces fonctions. La prochaine fois que le contremaître vous demandera de lui rendre service, vous pouvez simplement refuser.
- Sauf votre respect, monsieur, le Père Genlain est à nouveau malade."
Madeleine prit une grande respiration. Oui, Genlain était retourné à ses habitudes d'ivresse et aussi à l'infirmerie.
" Il y a deux ateliers séparés et ce n'est pas pour rien, mademoiselle. Les occasions de danger pour une jeune femme... comme vous... ne manquent pas dans une ville de garnison. Je m'efforce de faire en sorte que les employées se sentent en sécurité à leur poste. En retour, j'exige que les règles soient respectées. La prochaine fois, consultez Mme Victurnien : elle saura quoi faire.
- Oui, monsieur.
- Bien, maintenant, allez vous reposer. On dirait que vous en avez besoin."
Le regard que madame Victurnien lança à la jeune femme lorsqu'elles se croisèrent à la porte aurait suffi à faire geler les fours de l'usine.
Très digne et très grave, la dame Victurnien se tint devant le bureau de Madeleine.
" J'espère que cela lui aura servi de leçon. Cette Fantine se fait une réputation épouvantable : d'abord cet horrible inspecteur, puis le contremaître, et maintenant...
- En ce qui me concerne, n'ayez crainte: je n'ai aucun intérêt à abuser les demoiselles.
- Certainement, monsieur."
Madeleine ouvrit le livre de comptes et parcourut du doigt la dernière colonne.
" Et vous dites que son comportement est scandaleux ? Avec le nouveau chef de la police ?
- On l'a vu entrer chez elle à des heures impossibles.
- Que dit le père de la fille ?
- Son père ? Ha ! Je suis sûr qu'elle ne l'a même pas connu."
L'industriel claqua son livre.
" Assez, madame ! Voulez-vous dire qu'il a été établi que Mlle...
- Fantine.
- Et l'inspecteur ont... une conduite immorale ?
- Non, monsieur. Je dis simplement qu'elle ne manque pas d'occasions.
- Bien. Si j'ai bien compris, tous deux sont célibataires et libres de se marier s'ils le souhaitent. Si leur conduite n'est pas scandaleuse, il n'y a aucune raison que vous leur portiez atteinte.
- Oui, monsieur. Mais si jamais elle cesse de l'être, j'en ferai mon affaire."
Madeleine considéra la femme. Petite et sèche, elle passait dans la paroisse pour être irréprochable. Quelque chose qui lui traversa l'esprit comme un éclair fit soupçonner Madeleine qu'elle pouvait aussi devenir cruelle et y prendre plaisir.
" Madame Victurnien, je désapprouve toute forme de violence envers les employés. Cela inclut le fait de se saisir d'eux et de les secouer. Je ne voudrais pas vous voir enfreindre à nouveau le règlement. Me suis-je bien fait comprendre ?
- Certainement, monsieur Madeleine."
L'industriel en avait eu assez de cette journée insensée. Lorsqu'il put s'asseoir devant sa soupe et ouvrir son livre, il le fit avec un grand soupir de soulagement.
Il cherchait le calme. Mais le cœur n'y était pas.
Saturé d'impressions qui lui semblaient contradictoires, son esprit errait pour une raison quelconque qu'il n'arrivait pas à cerner.
Peut-être se sentait-il simplement dérouté.
L'attitude que la jeune femme blonde avait eue à son égard l'avait troublé. Elle lui avait fait penser qu'elle avait réussi à voir au-delà de ce qu'il permettait de voir à autrui ; pourtant ce qu'elle avait vu ne l'avait pas dégoûtée.
D'autre part, les intentions de madame Victurnien avaient accru son irritation.
Javert et cette jeune femme ? Cela semblait impensable !
Ou bien y avait-il autre chose ? Une entente que Javert aurait forcé et visant à obtenir, ne s'arrêtant point à examiner l'immoralité de ses manœuvres, les secrets d'un galérien ? Jean-le-Cric avait vu cela se faire au bagne, et ce n'était pas exceptionnel !
Madeleine n'arrivait pas à décider laquelle de ces possibilités le dérangeait davantage.
Peut-être que ce n'était pas nécessaire, car son dilemme donnait l'impression d'être basé, d'une part, sur des calomnies et, d'autre part, sur sa propre inclination à voir le danger partout.
Cependant, le sentiment intense d'avoir vu une âme dans la détresse persistait. Il ne ferait pas de mal en s'intéressant à la fille auprès de Duhamel.
Comment se nommait-elle déjà ?
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