Chapitre XII
L'été passa, la chaleur aussi et l'automne revint.
Le froid, l'humidité.
L'inspecteur Javert était là depuis un an.
Il se permit un verre d'alcool fort ce soir-là.
Pour fêter dignement son arrivée à Montreuil-sur-Mer.
Jamais, il ne retournerait à Paris.
Il avait bien mérité de s'apitoyer un peu sur son sort.
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Après le problème d'assainissement, un autre souci réclama l'attention du maire et l'obligea à travailler avec le chef de la police.
Cela se passa simplement.
Ce fut en octobre qu'une femme coinça le Père Madeleine.
Une matrone du village qui lui demanda, sans aménité :
" Et le lavoir ?"
M. Madeleine acquiesça.
Décidément ! Il devait être partout !
Pourtant, ce n'était pas suffisant. Réunion après réunion du conseil municipal, les fonds pour les interventions urgentes restaient bloqués et Madeleine ne parvenait pas à convaincre ses conseillers que les situations auxquelles ils étaient confrontés n'admettaient plus de retard.
Il consulta les rapports de Javert qui dataient du printemps, puis le fit venir. L'inspecteur, comme à son habitude, se tenait au garde-à-vous devant son bureau.
" Y a-t-il eu des détériorations dans l'ancien lavoir depuis que vous avez fait votre rapport ? Je suppose que le nouveau lavoir ne pose pas de problème... Sauf qu'un jour ou l'autre, l'une de nos voisines va tomber dans la rivière par manque de place ; ou alors elle sera amputé de son chignon à mains de ses concitoyennes par manquement à l'ordre de lavage établi Dieu seul sait par qui."
Ces propos venant de monsieur le maire, habituellement si posé, surprirent et amusèrent le policier.
" Je ne signale aucune agression contre un chignon pour les mois passés, mais je peux vérifier les archives, monsieur."
Javert souriait.
Plus sérieusement, il ajouta :
" Le lavoir est dangereux. Le nouveau lavoir est trop petit, monsieur le maire. La faute vous en incombe !
- Et comment se fait-il ? J'ai été accusé de manque de bon sens par le passé, mais personne n'avait encore porté de charges aussi accablantes contre moi !"
Les yeux étincelant de plaisir, le policier asséna :
" Votre usine s'agrandit, elle attire de nouveaux habitants...et habitantes... Il faut agrandir le lavoir.
- Ah ! Je plaide coupable, inspecteur Javert."
Le maire sortit de derrière son bureau et se mit à arpenter la pièce, les bras croisés sur la poitrine.
" Étant donné que je suis responsable de la situation, il est tout à fait naturel que je fasse des réparations. Mais, encore une fois, j'aurai besoin de votre assistance."
Javert était sans cesse déconcerté par ce maire qui ne savait pas agir sans lui. Il ne connaissait pas cela.
La confiance !
Perdant son air amusé, Javert se mit à serrer les bords de son chapeau, incertain.
" Qu'attendez-vous de moi, monsieur ? Un rapport ? Je n'ai pas les capacités nécessaires pour décider des travaux. Je ne suis pas assez...intelligent pour cela, mais je peux vous amener un ingénieur."
Madeleine étudia son inspecteur avec quelque appréhension. Sa candeur, une fois de plus, le désarmait. Mais le lui faire savoir reviendrait à exposer sa jugulaire devant un tigre.
" Connaissez-vous un ingénieur fiable ? Cela m'épargnera beaucoup de temps et d'efforts, bien entendu ! Mais ce que j'attends de vous est toute autre chose, inspecteur : je veux que vous vérifiiez chaque poutre, chaque clou et chaque pelletée de sable utilisés dans l'extension du lavoir. Parce que j'ai l'intention de réclamer au conseil municipal jusqu'au dernier sou que je sortirai de mes propres deniers et que j'ai besoin d'un témoin fiable. Cette situation doit prendre fin."
Javert fut soulagé d'apprendre cela.
Il s'inclina et asséna :
" Je peux même demander à Moreau d'établir des factures, monsieur le maire. Il sera plus facile d'obtenir gain de cause. Quant à l'ingénieur, je vais en faire venir un de Paris. Vous ne serez pas déçu."
Javert connaissait des gens à Paris.
Des mouchards, des témoins et des victimes...
On lui devait des faveurs, il suffisait de le rappeler.
" Il pourra même jeter un coup d'œil sur le quartier des Moulins et la Cavée Saint-Firmin, si vous le souhaitez, monsieur."
Madeleine était resté interdit devant Javert. Il penchait la tête, comme il le faisait parfois pour le regarder directement dans les yeux.
" Seriez-vous prêt à faire venir un architecte de Paris pour s'occuper des problèmes de la ville ? Sans savoir si je serais capable de forcer la main du conseil municipal ?
- Avec le rapport d'un architecte venu de Paris, vous pensez que vous ne pourrez pas forcer la main de votre conseil municipal ?"
Javert resta bouche bée...puis il comprit...
Il se rappelait ce que Moreau lui avait dit de la trop grande bienveillance de M. Madeleine.
" Vous êtes le maire, monsieur, fit Javert, la voix dure. Vous avez été nommé par le roi en personne ! Vous avez la main mise sur votre conseil."
Souriant, cruel, vicieux, l'inspecteur conclut en assénant froidement :
" S'ils osent vous refuser...qu'attendez-vous pour les chasser de votre conseil ? A vous de nommer des personnes qui vous agréent. On vous oblige depuis des mois à travailler avec les conseillers de M. Delapasture de Verchocq."
Javert fixa intensément M. Madeleine, ses yeux clairs étaient glacés.
" Où est le conseil de M. Madeleine ?"
C'était au tour du maire de rester bouche bée. Ce tigre, si humble, avait le genre d'intelligence juridique qui faisait défaut encore à Madeleine, et à la fois l'expérience et la main ferme pour s'en servir.
" Vous avez absolument raison, inspecteur. Mon seul regret est que vous ne puissiez pas faire partie de ce conseil... Accepteriez-vous de me guider sur de telles questions ? J'ai bien peur que ce soit officieux... et difficilement rémunérable."
Pour la première fois, Madeleine eut une vision du sourire complice de l'inspecteur. Javert lui souffla :
" Vous n'avez jamais vu de mouchard à l'œuvre ? Laissez-moi quelques jours, monsieur, et je vous apporterai la liste des hommes sûrs de cette ville. Pas des pantins du député, mais des hommes à vous. Quant à l'architecte, il me faut juste envoyer un courrier à Paris et vous allez devoir vous entendre avec lui. Je ne connais pas ses prix, mais je sais sa valeur."
Oui, Javert la savait.
L'architecte était un pauvre diable, trompé par son associé, il avait échappé de peu à une condamnation....grâce à Javert.
Il serait trop heureux de se débarrasser de sa dette envers l'inspecteur !
Pour toute réponse, le maire offrit un sourire et sa paume ouverte à son chef de police, s'exposant, il le savait bien, au rejet...
Javert sourit et sans hésiter saisit la main de M. Madeleine, il la serra un tout petit peu trop fort, histoire de sentir à nouveau les doigts de monsieur le maire le forcer à se soumettre.
" Je vous fais confiance, inspecteur.
- Vous ne le regretterez pas, monsieur le maire."
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L'inspecteur tint ses promesses.
Il reprit ses patrouilles et ses surveillances dans la ville. Discrètement, il écoutait les conversations dans le café, sur la place du marché...
Il interrogeait Moreau et le jeune secrétaire parlait sans détour de ceux qui se moquaient de monsieur le maire.
Moreau en était tellement atterré.
Javert notait les noms et préparait le prochain conseil municipal.
Quelques jours plus tard, après avoir fait son rapport quotidien, rempli de vide et de problèmes de voisinage, Javert déposa une simple liste devant M. Madeleine.
Le maire leva les yeux sans comprendre.
" Qu'est-ce que c'est, inspecteur ?
- Ces hommes vous sont dévoués et feront d'excellents conseillers municipaux. Le pharmacien ne tarit pas d'éloges sur vous et M. Magnier mérite d'entrer à votre service. Il est neutre. Quant à monsieur de Saint-Alban..."
Javert pouffa de rire, malgré lui.
" S'il le pouvait, il vous demanderait en mariage, tellement il vous encense, monsieur."
Madeleine rougit avant de lancer un petit rire. Un gloussement mal assuré qui éveilla l'attention de Javert.
" Je suis célibataire par vocation, inspecteur. Vous n'essayez pas de me forcer la main dans tout ceci, n'est-ce pas ?
- Moi ? Vous forcer la main ?, fit Javert, faussement étonné. Non. Mais si vous vous méfiez, je peux faire témoigner Moreau."
Javert sourit.
Ainsi, M. Madeleine était célibataire par vocation ?
Avait-il perdu une femme ? Ou voulait-il éviter les relations pour d'autres raisons ? Plus...intéressantes...
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Dans le même temps, l'inspecteur contacta son mouchard parisien...et il ne fallut qu'une semaine de patience avant de voir débarquer par la diligence de Paris, un homme d'une trentaine d'années, inquiet de revoir le policier.
Javert l'accueillit poliment et l'emmena aussitôt dans le bureau de monsieur le maire.
Il le présenta à M. Madeleine avec un discours réaliste mais élogieux. L'architecte en fut surpris.
" Vous avez des soucis de lavoir, m'a dit monsieur l'inspecteur, souffla l'homme.
- Pas seulement cela, monsieur. Il est vrai qu'il y a un ancien lavoir que j'aimerais remettre en état, si possible ; et aussi que nous devons agrandir le nouveau lavoir. Mais le plus inquiétant reste l'état d'une des rues de la ville... J'aimerais même entreprendre la rénovation d'un quartier délabré... Le travail ne manque pas, comme vous pouvez le constater."
L'architecte perdit son air inquiet et accepta de se charger de constater ce qu'il fallait faire comme travaux.
Il rédigerait un rapport circonstancié.
Avec des mentions du coût envisagé.
Madeleine en fut ravi : il aurait, enfin, quelque chose sur quoi appuyer ses demandes au nouveau conseil.
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L'inspecteur était irascible. Il tambourinait de ses doigts nerveux son bureau.
Il devait être prudent et devant lui se tenait un homme d'une imprudence folle.
Le Père Fauchelevent était venu le débusquer jusque dans son commissariat et Dieu merci !, Moreau était absent.
" Vous le saviez alors ?, demanda le Père Fauchelevent, tout déconfit.
- Evidemment ! Et que voulez-vous que je fasse de cette information ?
- Mais...mais il doit être possible pour un policier...
- Sous quel motif ? Je pourrai engager une enquête si j'avais un motif valable.
- Merde !, grogna le Père Fauchelevent. Il nous a tous bien entortillé."
L'inspecteur tira fort sur ses favoris.
Le vieillard avait découvert le nom du banquier de M. Madeleine, il s'agissait de M. Laffitte à Paris. Javert le savait depuis longtemps, Moreau le lui avait dit.
Bien entendu, dans une véritable enquête judiciaire, l'inspecteur Javert aurait pu interroger le banquier du prévenu : de quelle origine sont les fonds ?, à quels usages les emploie-t-on ?, et toutes ces sortes de choses... Mais là...
Ou alors, il fallait demander une faveur à Paris, peut-être Vidocq, mais le chef de la Sûreté n'allait pas risquer sa place pour les beaux yeux de Javert.
Une piste à examiner plus tard...si plus tard existe...
Le policier décida de demander un service au vieux fouineur.
" Pourriez-vous me trouver une information sur Madeleine ?
- Dites-moi ! Je ne vis que pour le voir tomber dans la boue !
- Quel est son prénom ?"
Cette question surprit le vieux tabellion.
" Sûrement, vous pouvez le savoir, non ?
- Comment ? En lisant les papiers d'identité de monsieur le maire ?, répondit Javert en souriant amèrement.
- En demandant un recensement !"
Javert regarda le tabellion avec un air ahuri qui le rendait sot.
Le Père Fauchelevent se mit à rire, amicalement.
" Vous voyez que vous avez encore des balles dans votre fusil !
- Mais c'est le maire qui doit le mettre en place...
- Oui. Mais l'ancien maire n'ayant jamais pris la peine d'en organiser un malgré la loi de l'an VIII, il suffirait d'en agiter la circulaire devant le nez de Madeleine et vous le verrez se plier à la règle.
- Fauchelevent ! Je vous offre un verre !
- Pas de refus, inspecteur ! Je suis content de voir que vous n'abandonnez pas ! J'ai eu peur à un moment donné, vous savez. Vous semblez tolérer Madeleine maintenant."
Javert ne répondit pas et souriait toujours.
Même si ses mains brûlaient de coller une gifle sur le menton ridé de ce vieux mouchard.
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Retrouver ses vieilles attitudes d'espion fit du bien à Javert.
Il demanda une audience auprès de monsieur de Saint-Alban et lui parla de la conscription et de l'obligation de préparer les listes pour le tirage au sort.
Bien entendu, le capitaine, en bon soldat, fut enchanté de cette idée.
Et ainsi...
Ce ne fut pas l'inspecteur qui en parla au maire...
Mais Javert sut que la demande officielle d'un recensement avait été déposée auprès de la mairie lors de sa prochaine entrevue avec monsieur Madeleine.
Le maire avait l'air préoccupé.
Et ce n'était pas l'usine qui le préoccupait autant, ou même les soucis de la commune.
Javert jubilait.
" Des nouvelles du lavoir ?, demanda vicieusement l'inspecteur.
- Pas encore. Mais c'est prévu. Il faudra en parler au prochain vote du budget municipal. Je ne m'attends pas à avoir de réponse avant le début de l'année. Par contre...
- Oui, monsieur le maire ?
- Apparemment, nous n'avons pas le recensement à jour. La conscription est imminente et cela nous oblige à ouvrir une procédure extraordinaire : nous ne pouvons pas attendre le mois de novembre."
Javert regarda le maire avec des yeux espiègles.
Comme s'il marquait un point.
" Un recensement, monsieur le maire ? Cela permettra de faire le point sur la population. C'est une excellente nouvelle !
- Je vous charge de la mise en place de l'ensemble du dispositif.
- Je suis prêt à me charger de cela, monsieur le maire ! D'ailleurs..."
D'un geste un peu grandiloquent, l'inspecteur sortit de la poche intérieure de son uniforme ses propres papiers d'identité.
Il les déposa sur le bureau du maire et annonça :
" Nous serons les premiers à être recensés, monsieur."
Les papiers de l'inspecteur annonçaient son nom, sa date ainsi que son lieu de naissance... Il n'y avait aucun prénom. L'inspecteur n'en avait pas.
Javert ne leur jeta qu'un regard indifférent mais il attendit avec impatience ceux de monsieur le maire.
Madeleine ne sembla pas gêné outre mesure ; seul son sourire peu expressif resta figé pendant un court instant alors qu'il réfléchissait.
" Cela tombe bien, Javert... car je ne vais pas tarder à partir en voyage."
Le chef de la police fut surpris d'apprendre cela mais pas tant que cela. Monsieur le maire était souvent en voyage, que ce soit pour l'usine ou pour le bien de la communauté.
Il demanda poliment :
" Pour longtemps, monsieur ?"
Madeleine tâta les poches de sa veste, grimaça puis finit par fouiller son gousset. Au bout d'un moment, il brandit la petite clé qui ouvrait l'un des tiroirs de son bureau.
" Non, ce ne sera pas un long voyage, marmonna le maire en fouillant quelques instants dans le tiroir. Quelques semaines tout au plus. "
Enfin, M. Madeleine sortit ses documents et les regarda, sans montrer aucune expression que l'indifférence.
" Tenez... Voici mes documents. Ils sont récents... Un double de ceux que j'ai perdus dans l'incendie."
Javert eut son sourire de loup et oublia la mention du voyage soudain.
" Oui... L'incendie... Voulez-vous me permettre ?"
Il laissa flotter ses doigts au-dessus des documents, attendant l'autorisation. Les yeux bleus de monsieur Madeleine ne reflétaient rien.
" Faites vite, inspecteur. Je dois partir et je vais avoir besoin d'eux."
Javert acquiesça et examina les papiers d'identité de monsieur Madeleine...
Et tout à coup, la voix de policier, abrupte et sèche de l'inspecteur retentit :
" Vous vous appelez Jean Madeleine, né à Lisieux dans le Calvados le 25 septembre 1775.
- En effet," sourit M. Madeleine.
Madeleine observait l'inspecteur aussi calmement qu'il le pouvait ; il ne se souciait point de ses papiers, qui portaient les signatures de Magnier et de Delapasture de Verchocq... Ils n'étaient même pas faux.
Cependant, l'hostilité manifeste dans les propos de Javert, dans ses gestes, dans ses yeux gris effrayaient Madeleine.
Quand se terminerait-il cette chasse ? N'y avait-il donc aucun espoir que Javert relâche sa proie ? Aucun avenir ? Pas même quelque peu de présent pour sauver Madeleine du désespoir ?
Il sentait le danger mais n'était plus capable de réagir par la colère.
Le soupir qu'il émit ne fut pas volontaire.
" Le Calvados...," répéta Javert en rendant les documents.
Il était dérouté.
Jamais il n'était allé dans le Calvados.
" Vous avez fait votre conscription sous la Convention. 1795..."
Javert réfléchit et se sentit honteux.
" Merde ! Je m'excuse, monsieur. Vous avez dû faire la bataille de Carnac, contre les Chouans.
- Pas tout à fait, inspecteur. Je me suis retrouvé du mauvais côté.
- Vous êtes un Blanc ?"
Sensiblement, l'attitude de Javert changea. Il n'avait jamais choisi de camp, étant dans la garde. Il avait obéi à des supérieurs, quelques soient leurs couleurs.
Monsieur Madeleine avait choisi un camp et s'y était tenu.
Cela expliquait la jambe blessée.
Peut-être même l'homme avait-il perdu une famille dans les massacres des Colonnes Infernales ?
La répression avait été terrible dans l'Ouest...
Un Chouan ? Un royaliste durant la République ?
Aujourd'hui, ces hommes étaient encensés, alors que par le passé, ils étaient honnis. Javert en avait croisé au bagne.
Merde !
Javert eut honte de son comportement tout à coup.
Monsieur Madeleine était certainement un ancien prisonnier. Peut-être même un ancien bagnard.
Mais il était surtout un prisonnier condamné pour des raisons politiques.
Et cela changeait toute la donne.
Javert s'inclina respectueusement.
" Monsieur le maire. Vous devez partir en voyage avez-vous dit ? Avez-vous besoin d'une escorte ?"
Le revirement du policier déboussola Madeleine. Une trêve ? Trop beau pour être vrai... C'était plutôt le prélude au prochain piège.
" Ah! Une escorte ? Je ne pense pas que ce sera nécessaire, inspecteur. Cependant, j'ai besoin d'une homme de confiance pour s'occuper du recensement et de l'ordre dans la ville pendant mon absence."
Javert acquiesça et assura le maire de son entière collaboration.
Il avait fait fausse route.
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Le lendemain, M. Madeleine avait espéré quitter Montreuil discrètement pour son voyage en direction de Dunkerque.
Peine perdue.
Comme il s'y attendait, Javert était sur la place au moment du départ de la diligence. C'était la raison, avec les mauvaises langues de la ville, qui l'avait conduit à partir pour Dunkerque.
Il était vrai qu'il avait des affaires à régler là-bas : il voulait, entre autres, parler au propriétaire de la nouvelle manufacture de sucre pour s'assurer que l'achat de la récolte de Declercq était toujours prévue.
Il aurait pu le faire par l'intermédiaire de son agent à Arras. Ou peut-être par la poste.
Mais la mise en œuvre du nouveau recensement l'avait mis dans l'embarras et définitivement poussé à partir en voyage car le passeport de Madeleine présentait un énorme défaut : bien qu'il soit authentique, Jean Valjean n'avait jamais mis les pieds dans le Calvados.
Le soir de son arrivée à Montreuil, il était vrai que Madeleine avait enroulé sa veste autour de son bras pour se protéger du feu ; il était vrai que la veste avait pris feu et qu'il avait dû l'abandonner avant de sortir de la maison commune.
Mais il était faux que ses papiers étaient restés dans une poche de la veste.
Lorsque, le lendemain, il se rendit au poste de gendarmerie, Magnier était plus que disposé à croire toutes les histoires que Madeleine aurait pu lui raconter.
Toute la ville connaissait déjà son nom de famille... Il fallait inventer le reste.
" Alors Jean Madeleine, fils de Jean et Jeanne, et vous ne vous souvenez pas du nom de jeune fille de votre mère, lui dit un Magnier épuisé.
- Non. Mes parents sont morts quand j'étais très jeune et j'ai perdu le contact avec la famille.
- Lieu de naissance ?
- Attendez, attendez, capitaine," était intervenu un vieux brigadier, décédé depuis, qui se vantait d'avoir parcouru la moitié de la France sous les drapeaux.
" Vous êtes originaire du Calvados. J'y ai rencontré des gens qui portaient ce nom là-bas. Non pas que ce soit un nom courant, mais..."
Madeleine lui avait alors adressé le sourire flambant neuf qui allait devenir un signe distinctif.
Il pensait à Chenildieu, un camarade de chaîne à Toulon. L'homme était bavard au point de parler en rêve. Il parlait sans cesse de ses " boulots ", de ses femmes... et de sa région : le Calvados.
- En effet, Brigadier. Je suis né à Lisieux le 25 septembre 1775."
La date, bien sûr, était une invention. Il aurait le temps de la mémoriser quand il l'aurait entre ses mains, écrite sur son passeport...
Pour le moment, Magnier signait le document et le brigadier acceptait les félicitations de ses collègues...
Personne ne pensa à mettre sa parole en doute.
Mais la situation avait changé depuis : avec Javert à ses trousses, il ne pouvait pas se permettre la moindre erreur.
Oui, il savait qu'il y avait des maisons à colombages à Lisieux, et qu'elles n'étaient pas loin d'une place de marché ; il savait qu'il y avait une rivière dont il ne se souvenait pas du nom, et aussi une grande église au nom ridicule... comme partout ailleurs, en raison de ce que Chenildieu avait raconté mille fois.
Il devait maintenant les voir et les apprendre.
A Dunkerque, il embarqua pour Le Havre.
Après avoir passé la moitié de sa vie à regarder des bateaux, ou à monter à bord pour les réparer et les charger, Jean Valjean naviguait enfin !
Il n'avait pas beaucoup aimé.
L'automne était aux orages cette année. Mais la solitude et le calme relatif lui avaient permis de lire deux des livres sur la région qu'il avait achetés à Dunkerque.
Au Havre, il chercha des livres sur la Chouannerie... Le soir, il les apprenait par cœur.
Il ne lui restait plus qu'à trouver un village près de Lisieux... un village où la Révolution aurait mis fin aux fermes seigneuriales...
Ce voyage, Madeleine le fit quasiment à pied.
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L'inspecteur ne chercha plus à coincer M. Madeleine.
Bien sûr, il y avait cette sensation de déjà-vu, mais le policier commençait à comprendre que derrière cela se cachait un terrible secret.
Il n'était jamais allé dans le Calvados, non.
Mais il avait rencontré d'anciens Chouans. Il avait côtoyé ces hommes avant et après l'Empire.
Il avait entendu le récit des horreurs des Guerres de Vendée.
N'était-ce pas de là que venaient les premiers Chauffeurs, héritiers des Écorcheurs médiévaux ?
Même au bagne de Toulon, il en avait croisé.
Le bagne avait servi aussi bien à enfermer des criminels de droit commun que des prisonniers politiques.
Normalement, ce n'était pas ainsi.
Mais il suffisait de tomber sur un juge, partial. Un homme échappé de la Terreur qui foudroyait les anciens Chouans pour en voir sous les chaînes.
Cela ne réglait pas la question.
Javert était sûr d'avoir rencontré Madeleine par le passé.
Seulement, il n'était plus si sûr qu'il s'agissait d'un ancien criminel. Ou du moins d'un criminel au regard de la loi actuelle.
Un prisonnier politique.
Javert aurait eu besoin des conseils avisés de M. Chabouillet dans le cas présent, ou du capitaine Thierry, son supérieur au bagne de Toulon.
1795.
Javert était à Toulon.
Oui, il avait rencontré d'anciens Chouans et son fouet s'était abattu sur tout le monde, sans distinction.
Jusqu'à ce que le directeur du bagne lui explique...les changements de régime et les atermoiements.
Javert refusait de comprendre.
Mais on lui avait enfoncé cette leçon dans la gorge.
La France n'avait qu'un maître et qu'un drapeau.
Et les Chouans étaient devenus des héros tandis que les soldats de la Grande Armée étaient honnis...
Javert se persuada que M. Madeleine ne devait pas être un forçat.
Il l'avait vu avec un fusil !
Cela lui aurait voulu la guillotine s'il avait osé menacer un argousin au bagne.
Non !
Mais alors ?...
Javert se prit la tête et tira sur ses favoris.
Le mouchard réfléchissait trop.
Avec un sérieux qui lui faisait honneur, Javert se chargea du recensement.
Moreau se montra d'une aide précieuse.
On organisa des listes alphabétiques et des jours de visite.
Chaque père de famille, quelque soit son âge ou sa fortune, devait passer au commissariat pour rendre compte de son identité et de la situation de sa famille.
Puis, Javert dressait les listes, tandis que le capitaine du régiment de Montreuil songeait aux prochaines conscriptions...
De la belle ouvrage !
Le chef de la police attendit avec impatience le retour de son supérieur afin de lui montrer les premières listes et également tout son dévouement.
Le recensement exigé par l'Etat de la part des maires était un acte administratif important, les maires devaient fournir tous les cinq ans un état de la population de leur commune, réparti entre hommes mariés, veufs, femmes mariées, veuves, garçons, filles. Cela permettait de dresser les listes de défenseurs de la patrie et des futurs conscrits. Normalement, on devait pouvoir s'appuyer sur les registres d'État-civil, mais beaucoup de communes n'en disposaient pas. Ensuite, la loi Gouvion-Saint-Cyr, mise en place en 1818 par le roi Louis XVIII avait établi le recrutement pour l'armée par engagement et tirage au sort.
Le recensement permettait de mettre en place le tirage au sort et les appelés partaient pour 6 ans de conscription.
Sauf ceux disposant d'une famille riche qui pouvait remplacer un mauvais tirage au sort... Négocier un tirage au sort contre une compensation financière.
Javert se montrait d'une efficacité redoutable. Comme toujours.
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Madeleine rentra par la diligence de Calais. Si quelqu'un lui avait demandé, il lui aurait parlé du nouveau transporteur qui prendrait en charge les marchandises adressées à l'Angleterre.
Ce n'était pas un mensonge. Mais personne ne lui posa la question.
Il était parti depuis trois semaines maintenant, mais personne ne semblait s'intéresser à ce qu'il avait bien pu faire.
Tant mieux : cela voulait dire que Javert avait trouvé de quoi occuper son temps.
Après tous ces paysages vus, après avoir joui de sa liberté comme jamais auparavant il n'avait osé le faire, Madeleine n'était pas pressé de retourner à sa routine.
Le premier jour fut consacré à se cacher de son inspecteur et à lire le courrier arrivé pendant son absence. Puis il alla se coucher.
Le voyage avait eu cela de bon qui lui avait permis de retrouver un semblant de calme. Il arrivait à dormir, à présent.
Les comptes et la réunion avec son chef de police furent reportés au lendemain.
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Ce fut un sacré revirement pour le chef de la police.
Il se tenait deux pas derrière monsieur le maire et le soutenait dans tous ses projets.
Tout en discutant tout de même lorsqu'il les trouvait trop...ridicules.
" Monsieur le maire ? Une horloge sur la halle aux grains ? Mais à quoi bon ?
- Vous savez quoi, Javert ? Je crois que vous avez raison : si les gros commerçants de la halle veulent une horloge, ils n'ont qu'à la payer. Ce ne sont pas les moyens qui leur manquent."
Javert approuvait et son sourire se faisait amical.
Ce n'était plus exceptionnel, c'était un fait établi et accepté.
Debout, derrière le maire, se tenait le chef de la police, dans sa tenue d'inspecteur et il restait au garde-à-vous, à écouter les débats...tout en donnant son avis quand le maire le lui demandait.
" Que pensez-vous de la proposition de M. Martin, inspecteur ?
- Racheter les terres de M. Bamatabois situées au pied du rempart nord ? Quelle en serait l'utilité pour la commune ?"
M. Madeleine approuvait le soutien et souriait.
Tandis que les conseillers municipaux qui espéraient manipuler si facilement le trop bienveillant industriel se retrouvaient le bec dans l'eau.
" Un lavoir en pierre de taille... Voyons monsieur le maire...
- Les murs, en particulier celui qui donne sur la rivière, doivent être solides. Mais là, c'est aller trop loin. Des gros galets peuvent très bien faire l'affaire.
- Parfois, monsieur Madeleine, je me dis que vous avez la folie des grandeurs ! Va pour un lavoir en pierre de taille ! Vous me montrerez juste les croquis des gargouilles que vous allez vouloir faire sculpter sur le pourtour ! Là, j'opposerai mon véto."
Javert se moquait tout en secouant la tête après avoir lu les projets de monsieur le maire.
Il se glissait dans le dos du maire et regardait par-dessus son épaule les documents éparpillés sur le bureau.
" Une école pour les filles ? A quoi bon ? Vous feriez mieux de créer un nouvel atelier et d'embaucher les enfants. Je ne comprends pas cette propension à ne pas embaucher les enfants dans votre usine. Plus vite ils auront acquis un métier, mieux cela ira pour leur famille !
- N'êtes-vous pas heureux de savoir lire et écrire ? N'êtes-vous pas plus utile à la Force grâce à cela ? Pourquoi ne pas donner la même chance aux garçons et aux filles qui dépendent de nous ? C'est à eux d'en profiter... ou pas. Ils auront le temps de travailler dès leurs douze ans, qui est l'âge légal de commencer les apprentissages. Ne croyez-vous pas ?
- Monsieur Madeleine et ses idées saint-simoniennes... Qu'ils apprennent à lire. Il est vrai que cela sert à s'élever dans la société ! Je ne le nie pas ! Mais les filles...? Bah !"
C'était au tour de monsieur Madeleine de secouer la tête en voyant l'inspecteur si inconscient des réalités de la vie familiale...
Le maire pouvait maintenant compter sur le soutien sans faille de son chef de la police.
" Sérieusement, monsieur Madeleine, que pensez-vous faire d'une halle aux grains aussi gigantesque ? Le bâtiment est d'un ridicule !
- Pfff ! Elle est franchement... laide! Mais ne vous avisez pas de me blâmer, Javert : elle était déjà conçue et financée lorsque j'ai assumé la mairie. Ou alors vous ne vous en souvenez pas ?
- Vous auriez pu en changer les plans ! Allez ! Une simple signature et le tour était joué !"
L'inspecteur déambulait dans la vaste halle, presque terminée, et regardait la hauteur et l'importance des murs. Il secouait la tête, désabusé et amusé.
Ses yeux se posèrent sur le maire, brillants d'espièglerie.
" On pourrait y loger de nombreuses familles. Est-ce le but caché de tout ceci, monsieur ? Ou alors en faire une annexe de l'hôpital ?"
Le policier venait tourner autour du maire, retrouvant son attitude de fauve, mais dont on avait rogné les griffes.
" Avouez, monsieur ! Vous allez l'offrir à l'hôpital !
- Je vais faire un pavillon pour girafes, Javert. Je suis sûr que là, ils me laisseraient faire. Pour le reste... Essayer serait peine perdue."
Le rire de l'inspecteur se perdait dans un souffle tandis que les deux hommes se rapprochaient l'un de l'autre, presque à se toucher.
On discutait et on se rencontrait plus souvent en dehors de la mairie.
Car travailler ensemble les dossiers était plus facile.
Non pas que Javert ait beaucoup d'expérience en gestion de ville mais il connaissait les chantiers et leur coût. N'avait-ce pas été l'essentiel de son travail à Toulon ? Plus que de fouetter les forçats récalcitrants.
Il avait connu Paris et l'administration n'était pas un domaine qui le rebutait.
Antoine Moreau était maintenant heureux de servir ses deux maîtres réunis dans la même pièce.
" Ce recensement avance bien, Javert ?, demanda Madeleine en souriant.
- Figurez-vous qu'il y a un nombre incroyable de D dans cette ville ! Dubois, Duhamel, Dumars...
- Pauvre Javert !
- J'ai peur du moment où j'en serai au M.
- Pourquoi donc ?
- Car je vais perdre des heures avec Mme Monge."
On riait.
Javert buvait son café en compagnie de monsieur le maire.
Et il appréciait cela.
Voir le maire patrouiller en compagnie du chef de la police était un événement régulier.
Quelque part...Javert se disait qu'il était enfin devenu la dupe de M. Madeleine.
Et le Père Fauchelevent le lui faisait bien comprendre.
Pourtant, le policier cherchait toujours...avec moins de hargne, c'était vrai, mais il ne lâchait pas l'affaire.
Des Jean Madeleine nés à Lisieux, il y en avait.
Une Jeanne-Marie Madeleine avait accouché d'un petit Jean en 1775...
Mais il y avait des manques. Des destructions des registres avaient eu lieu lors de la Révolution. D'autres Jean Madeleine étaient répertoriés.
La police de Cholêt que Javert avait contactée avait obligeamment fourni ce qu'elle avait pu.
Pour les armées de Chouans...
Il ne fallait même pas espérer des informations.
De toute façon, est-ce que Madeleine était le vrai nom de monsieur le maire ?
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