Chapitre XI
Le lendemain de cette journée chaotique, les nouveaux horaires de l'inspecteur lui furent transmis par Moreau.
Le jeune secrétaire avait un simple feuillet couvert de l'écriture élégante de monsieur le maire.
Juste quelques informations. Sans fioritures. Claires, nettes et précises.
Javert en prit connaissance et laissa ses yeux errer sur la belle calligraphie.
" Monsieur le maire n'a pas été clair ?, s'inquiéta Moreau.
- Au contraire. Il a été très rigoureux."
Moreau acquiesça, soulagé.
Il savait à quel point le chef de la police était procédurier. Il aimait les faits précis, circonstanciés...
" Monsieur Madeleine est un homme bien organisé, asséna Moreau, content. Je vous l'ai dit. Un excellent maire."
Javert fredonna en acquiesçant.
" C'est un homme qui vous plaira, monsieur. Il est sérieux. S'il n'est pas à son poste, il est toujours accessible. Pour tout le monde. La porte de la mairie est toujours ouverte."
Javert écoutait d'une oreille distraite.
Malgré lui, il songeait à la visite de la Tour Blanche et au rendez-vous raté avec les étoiles.
" D'ailleurs, s'amusa Moreau, cela va se retourner contre le maire, un jour.
- Pourquoi cela ?, demanda Javert.
- Monsieur Madeleine vit l'état de grâce, on n'ose pas le déranger. Mais attendez que les habitants apprennent cela...et monsieur Madeleine va se retrouver avec des visiteurs à n'en plus finir."
L'inspecteur regarda Moreau tandis que ce dernier secouait la tête, désabusé.
" Il faudrait organiser des listes de rendez-vous mais monsieur Madeleine n'a pas voulu en entendre parler."
Moreau riait, affectueusement.
" Monsieur Madeleine est un homme bienveillant. Je me souviens des jouets qu'il nous fabriquait..."
Le policier se réveilla enfin, le chien flairant la piste.
Javert eut son sourire laid.
" Il fabriquait des jouets ?
- Oui, oui, en fibre de coco.
- De la fibre de coco."
Javert s'assit en face de Moreau et l'écoutait parler du Père Madeleine.
Et des souvenirs terribles venaient chasser le sourire de M. Madeleine et la douceur des doigts qu'il avait serrés un court instant durant la visite de la Citadelle...
Des souvenirs de doigts carrés, calleux, abîmés par le travail de charpente marine ou de la taille de pierre...
Et cependant habiles à fabriquer des jouets en fibre de coco.
Des souvenirs de mains venus du bagne de Toulon.
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Le premier conseil municipal eut lieu une semaine plus tard que ne l'avait prévu Madeleine.
Une lettre du député local expliquant son intérêt à participer et précisant qu'il n'arriverait pas à temps depuis Arras avait justifié son ajournement.
Le député avait une annonce importante à faire.
Ils en étaient donc là, Madeleine présidant le conseil et le député, Monsieur Callard, captant l'attention qui gênait le maire en titre.
" Messieurs ! C'est une grande réussite de l'administration précédente. Cependant, je ne doute pas que la présence de notre bon monsieur Madeleine à la tête de notre mairie n'ait contribué à donner un élan final au projet... Son nom est une garantie qui est estimée à Arrás. Messieurs : Montreuil-sur-Mer aura sa Halle aux Blés !"
Un hochement de tête enthousiaste fit le tour de la table truffée de notables. Tous étaient fort contents d'eux et cela se voyait.
" Une question," interrompit Madeleine.
À son regret, il se vit contraint de marquer une pause pour attendre que le député ait fini de saluer son auditoire et prenne sa place.
" Je me demande, répéta le maire, s'il est vraiment aussi nécessaire de construire ce bâtiment en ce moment. Après tout, l'entrepôt dont nous disposons actuellement peut accomplir son rôle pendant une année supplémentaire.
- Monsieur le Maire, s'exclama le vieux Bamatabois, j'espère que vous n'oubliez pas l'importance du commerce pour notre communauté !
- Le commerce est important, et la modernisation aussi, contra Madeleine. Mais il y a des questions qui devraient attirer notre attention autant, voire plus, que cette Halle. Je parle de la Cavée-Saint-Firmin. Je parle de l'insuffisance de lavoirs et de l'éclairage presque inexistant. Je parle d'agrandir l'hôpital et d'équiper les écoles. Je parle de la fosse d'aisance que la Ville-Basse attend depuis dix ans ; de l'entretien des puits et des secours contre les incendies. Le budget de la Halle aux Blés me semble... excessif pour répondre à un seul besoin.
- Monsieur le Maire, nous aurons le temps. Vous venez de commencer votre mandat... vous n'aurez pas la prétention de tout faire en un jour," se réjouit le député.
Encore un acquiescement général fit le tour de la table ; puis Madeleine sut bien où retrouver ses appuis : il ne les avait tout simplement pas.
" Monsieur le Maire, vous devez convenir avec moi qu'aucun de vos projets ne sera rentable. Le commerce et l'agriculture sont les moteurs de notre économie et doivent donc être notre priorité. En outre, Arras a déjà approuvé le budget. Je suis sûr que vous comprenez le concept," ajouta le député Callard.
Madeleine se leva. Son visage avait presque complètement perdu toute trace de bienveillance.
" Messieurs les conseillers, je comprends bien que les fonds sont destinés à un but précis dont ils ne peuvent être détournés. Je comprends également que le délai d'exécution qui nous est accordé est court, et que les retards coûteront cher à cette ville. Bien que je ne puisse rien faire pour reporter le projet, je suis tenu d'éviter que ces dépenses ne tombent sur le budget de la municipalité. Je vous propose de choisir parmi vous une personne responsable de l'exécution des travaux et qui me rendra compte. Si le choix vous est difficile, j'en nommerai un moi-même. Je reporte la réunion."
Madeleine quitta la salle au pas de charge et sans se retourner.
Il venait de comprendre à quel point il était seul et à quel point les intérêts des citoyens ordinaires étaient en contradiction avec ceux de cette poignée de nantis qui pensaient plus à leurs propres bourses qu'à la misère qu'ils étaient en mesure de soulager.
Le nouveau maire avait entrepris une tâche dangereuse, oui, et son sacrifice avait été d'apprendre à vivre dans la terreur.
Il pouvait concevoir cela.
Ce qu'il ne pouvait pas souffrir, c'est d'avoir été voué à l'échec dès le départ sans en avoir eu la moindre idée.
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Jean Valjean n'avait résolu que très peu de problèmes dans sa vie en recourant à des moyens subtils.
Madeleine n'avait pas pu en apprendre assez pour changer ce fait, mais il gardait un vif souvenir de la colère de Jean le Cric et aussi de sa frustration.
Il était difficile de vivre en les sentant grandir dans son cœur, tout en montrant à chacun l'éternel sourire de l'homme doux et bon qu'il cherchait encore à devenir... Cette illusion qui semblait, maintenant plus que jamais, hors de sa portée.
Si le nouveau maire était auparavant passablement maussade, il devint, au cours des semaines qui suivirent la première réunion du conseil, résolument insociable.
Il n'était plus aussi facile à approcher dans la rue.
Lorsqu'il se laissait atteindre, il était plus difficile de se faire entendre de lui.
Il semblait absent. Madeleine avait fait le vide autour de lui, consciemment ou pas, pour cacher sa colère qui menaçait de dégénérer en haine.
Il protégeait de sa fureur ces mêmes individus qui imposaient l'injustice en lui refusant toute possibilité de défendre ceux qui avaient fait confiance au Père Madeleine pour améliorer leur vie.
Les semaines devinrent des mois sans que Madeleine ne parvienne à trouver le calme.
Il apprenait doucement son nouveau métier.
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Les jours passaient et Javert continuait à ronger son frein.
Impitoyable, le temps passait et les souvenirs de Paris s'estompaient. Tout comme l'espoir d'y retourner...
Le maire semblait pris dans une humeur noire.
Il ne riait pas beaucoup, au moins autant que l'inspecteur, mais là, il semblait...fâché.
Curieux, Javert décida de tâter le terrain :
" Des nouvelles de la Cavée Saint-Firmin, monsieur ?"
Et le maire lui répondit durement :
" Avez-vous fini de vérifier que les bords de la Canche ont été bien curetés ? Le printemps a été très humide et les pluies ont provoqué des inondations. Il faut nettoyer !"
Javert soupira théâtralement et rétorqua sèchement :
" Non, monsieur le maire. Je n'ai pas cureté la Canche, mais je vais m'y mettre dès aujourd'hui !"
Au temps pour lui.
Le maire n'était pas d'humeur facile.
L'inspecteur prit quelques hommes de bonne volonté et on cureta. Mais c'était un travail de longue haleine et il était certain qu'il allait falloir le répéter plusieurs fois.
Et à différents moments de l'année.
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Les premiers jours de chaleur arrivèrent, et avec eux la fête patronale.
Mais le maire de Montreuil n'était pas en ville pour la présider : il était parti pour Paris sans donner d'explication.
Le député local évoqua une réunion de politiciens proches du "Parti Prêtre" à laquelle Madeleine aurait été invité...
La fête patronale avait lieu : la Saint Wulphy était fêtée à Montreuil le 7 juin. Il faisait beau et déjà chaud.
Javert détestait déjà ce jour.
Des 4 000 habitants que comptait Montreuil, il n'y avait que les enfants que Javert ne connaissait pas ou peu.
Des nuisances !
Ce jour-là encore plus que d'habitude.
L'inspecteur était là depuis plusieurs mois mais il n'avait encore pas assisté à l'effervescence de la fête patronale. Les rues pavoisées et décorées, les tables aménagées sur la place principale face à l'imposante abbatiale Saint-Saulve, les habitants vêtus de leurs plus beaux costumes.
La musique, la danse, un bal populaire.
Les gendarmes avaient revêtu leurs tenues rutilantes et exposaient leurs décorations, les soldats jouaient les séducteurs..., lui-même se tenait dans son uniforme complet d'inspecteur de police, bicorne à cocarde blanche et épée d'officier au côté.
Ses mains gantées de blanc jouaient maladroitement avec le pommeau de sa canne plombé.
Il se sentait aussi ridicule que possible, déplacé au-milieu de la fête.
La procession était attendue avec impatience. On chantait, on riait, on dansait.
Les enfants couraient partout et bousculaient sans s'excuser. Même Javert en avait fait les frais.
Des nuisances !
Monsieur le maire était absent, convoqué à Paris. C'était son adjoint, M. Vanderkoeven qui le remplaçait.
Il présidait les fêtes et Javert s'éclipsa lorsqu'il fut question de porter des libations à la santé du roi.
Il rejoignit son commissariat. Il retira les différents éléments de son uniforme ridicule.
Il s'assit à son bureau. Il avait du travail.
Et aucune envie de voir les notables de la ville s'effondrer sous le nombre de verres bus.
L'absence de Madeleine pesait sur son humeur.
Plus tard, alors que les bruits de la fête s'estompaient et que le calme revenait dans la cité, Moreau frappa à la porte du commissariat.
Attentionné, il apportait un plateau venu de l'auberge.
Une assiette de cochonnailles, un verre de bière et des regrets quant à l'absence du policier à la fête patronale.
Javert remercia, surpris qu'on ait pensé à lui.
Moreau répondit, en souriant gentiment :
" C'est ma Louise qui a pensé à vous."
Javert eut un charmant sourire et rétorqua :
" Mes pensées vont vers votre fiancée, elle est bien gentille.
- Oui, inspecteur."
Puis on se salua et Javert prit un repas de fête.
Songeant que l'année prochaine, il ferait peut-être l'effort de se montrer dans les rues...
Il le regrettait maintenant...
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Monsieur Madeleine revint de son voyage, inutile et ennuyeux. Désabusé.
Et ce fut l'été.
Un été long et chaud.
Javert essayait de sortir le plus possible Gymont de sa stalle et ce fut régulier de voir les deux mâles parcourir la campagne et vérifier que les champs de blé allaient bien.
Après les pluies diluviennes du printemps, on craignait la sécheresse estivale.
On craignait aussi les meules prenant feu et les granges dévastées par l'incendie.
Le chef de la police fut donc mis à contribution.
Après tout, il avait un cheval.
Autant l'utiliser.
Mais les nouvelles n'étaient pas bonnes.
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Un matin, ce qui devait arriver arriva : ce fut pendant les premiers jours du mois d'août, qu'un groupe d'hommes et de femmes se rassembla devant la mairie et les gens en colère huèrent Madeleine.
" Nos enfants tombent malades, cria une femme.
- L'eau des puits est trop sale, notre bétail meurt de soif, lança un homme.
- L'eau de la Canche traîne trop de boue, et vous ne faites rien."
Madeleine leur fit face la tête basse.
" C'est vrai," répondit-il.
Les cris de la foule attirèrent Javert, il regarda par la fenêtre du commissariat et voyant ce qui se tramait, il sortit en trombe en jetant :
" Putain !"
Moreau le suivit, inquiet.
Le policier se fraya un chemin parmi les quelques habitants en colère à coups de coude et de pieds écrasés par ses bottes.
Il vint se placer juste au côté de monsieur le maire.
Une figure imposante, en uniforme de police et les mains croisées devant lui, tenant son gourdin avec ostentation.
" Que se passe-t-il ici ?, claqua sa voix profonde.
- L'eau est mauvaise, osa jeter une femme, malgré sa peur de l'uniforme.
- Et la mairie ne fait rien !," ajouta une autre femme.
Sèchement, le policier jeta :
" Et je fais quoi tous les jours avec ma patache [mon cheval] ? Je vérifie les puits et les sources.
- L'eau n'est pas bonne !, répéta la femme, en colère.
- Quel puits ? Quel quartier ? On ne m'en a pas fait part !, jeta Javert. Comment voulez-vous que le maire agisse si vous n'en dites rien ?"
Un silence suivit cette admonestation.
La foule se calmait.
" Dans le quartier des Moulins... L'eau n'est pas bonne, expliqua calmement un homme. Elle est sale. Les bêtes en crèvent et les enfants tombent malades.
- Sale ? Il doit y avoir des puits effondrés !, fit posément Javert. Qu'en dites-vous monsieur le maire ?
- Les boues, inspecteur. Le débit d'eau n'est plus suffisant pour les emporter."
Javert eut tout à coup un sourire, dépité.
" Non ? Vous allez m'envoyer cureter à nouveau ? Allons examiner ce foutu terrain, monsieur le maire. J'ai besoin d'une équipe ! J'ai fait ce que j'ai pu au printemps mais je pense qu'il faut un travail de grande envergure."
Javert regarda le maire et tendit la main, comme pour lui montrer le chemin :
" La Canche a cela de bon qu'il y fait plus frais. Vous avez le temps pour une patrouille ?
La foule attendait. De colérique qu'elle était, elle était pleine d'espoir maintenant.
Javert ne se faisait plus de soucis. Il connaissait les mouvements de foule, n'avait-il pas connu Toulon ?
Et là-bas, les mouvements de foule étaient autrement plus redoutables !
Il fallait juste que monsieur Madeleine comprenne que ces gens avaient besoin de soutien, même sans réelle volonté d'agir ensuite. Juste un geste !
Javert fixa intensément les yeux si bleus de monsieur Madeleine et espéra que le maire comprenne.
Madeleine n'avait plus la conviction qui l'avait poussé des mois auparavant : les difficultés absurdes qu'il rencontrait à chaque pas avaient fini par ébranler sa foi et sa confiance.
Il ne comprit pas ce que Javert attendait de lui, mais il comprit que se rendre sans se battre serait un crime envers ses pauvres gens et que son chef de la police lui prêtait main forte.
"Allons-y, inspecteur. Oh, et Moreau, alertez la garnison : je veux que les hommes en service soient disponibles si le besoin s'en fait sentir."
Cette idée fit tellement plaisir à l'inspecteur qu'il se mit à rire :
" Magnier sera là ? Il va cureter aussi ? Mais c'est une belle journée !"
Puis le policier jeta à la foule ses ordres d'une voix de stentor :
" Amenez-nous jusqu'au lieu du préjudice !"
L'eau coulait toujours dans la Canche, mais le débit d'eau s'était tellement affaibli qu'il ne suffisait plus à faire tourner les roues des moulins ; le sol près des rives était crevassé et, même à plusieurs centaines de mètres de l'abattoir, on apercevait des restes d'origine animale.
Tout comme les déchets de la seule tannerie qui restait dans la ville coulaient, sombres et puants dans l'eau fangeuse.
L'air, qui grouillait de mouches, était irrespirable.
Javert regarda la triste réalité en secouant la tête.
" La Canche s'ensable, elle s'ensable depuis des siècles. On aura beau la cureter, encore et encore, elle s'ensablera toujours. Et avec la sécheresse... Il faudrait... Bah ! Je ne sais pas, je ne suis pas savant !
- Oui, mais l'abattoir n'était pas là avant," s'écria le secrétaire, Antoine Moreau.
Le maire s'était accroupi près de la rivière et tournait maintenant la tête vers un petit bâtiment en brique à moitié caché au milieu d'une poignée d'arbres.
Il fit demi-tour et suivit la rigole qui partait de la façade latérale.
" Personne n'a demandé la permission d'établir un abattoir ici ?, indiqua Madeleine.
- Ce n'est pas un nouvel abattoir, mais une extension de l'ancien situé au-dessus," rétorqua Moreau.
Madeleine regarda fixement le ruisseau rougeâtre et puant qui coulait dans la rigole, à ciel ouvert, puis pâlit.
" Inspecteur Javert, je vais visiter cette manufacture immédiatement. Faites le nécessaire pour nous garantir l'accès."
Un large sourire illumina les traits durs du policier et Javert s'inclina :
" Avec grand plaisir, monsieur le maire."
Le policier se dirigea à grands pas vers la manufacture, laissant ses bottes marteler la boue et éclaboussant les alentours.
Le tambourinement contre la porte fut perceptible de partout.
Madeleine ne put que lever les yeux au ciel.
" Monsieur le maire désire visiter vos locaux, monsieur," expliqua sèchement l'inspecteur Javert.
On bredouilla quelque chose d'incompréhensible.
Javert n'en eut cure.
Il se tourna vers M. Madeleine resté près de Moreau et des habitants du quartier.
Et leva la main pour attirer le magistrat à ses côtés.
Le maire remercia ses efforts par un hochement de tête grave. Il était alarmé, et l'inspecteur devait bien le comprendre, car il se tint un pas devant lui, prêt à lui servir de bouclier.
La voix, dure et autoritaire, du chef de la police résonna :
" Monsieur le maire a reçu des plaintes concernant votre établissement. Et il suffit de venir constater les dégâts pour en avoir la preuve."
Le tenant de l'abattoir, un homme large et bien bâti, bégaya sous le coup de la peur.
" Des...des plaintes ? Monsieur le maire ? Mais...mais... "
Monsieur Magnier n'était pas venu en personne, il avait envoyé plusieurs gendarmes pour épauler le maire. Ainsi M. Madeleine n'était pas seul.
Voir des uniformes était toujours une mauvaise surprise.
" Mais que se passe-t-il ?"
Javert allait rétorquer vertement mais le maire le repoussa doucement :
" Les eaux sont devenues imbuvables, expliqua M. Madeleine.
- Laissez-nous entrer !," ordonna Javert.
Un pas en avant, le bout ferré de la canne du policier claqua le sol pavé. L'homme se recula et laissa pénétrer le maire et ses accompagnateurs dans son établissement.
L'odeur âcre de la viande et du sang se mêlait aux odeurs douceâtres de la décomposition et emplissait tous les coins de la seule pièce du bâtiment. Au-dessus des multiples établis, des hommes vêtus de tabliers de cuir se servaient de haches et de grands couteaux pour découper les animaux qui avaient été abattus dans l'usine avoisinante.
Le sang s'écoulait directement des tables dans la rigole ; des déchets y étaient également déversés.
Madeleine, blanc comme un linge, se tourna vers son inspecteur.
" Ordonnez que les déchets soient ramassés et empilés dans des baquets. Mettez un tombereau du service municipal à leur disposition et mobilisez les soldats de la caserne : je veux que tous les hommes disponibles soient armés de pelles et commencent à creuser avec ces messieurs les bouchers."
Javert acquiesça.
Il aurait même été plus qu'heureux de passer les menottes à tous ces empoisonneurs.
Quelques ordres aboyés, un gourdin bien manipulé, et le garde-chiourme réapparut.
Il ne manquait que le fouet.
Cela dit, Javert ne mit pas longtemps à se faire entendre.
On commença à nettoyer la pièce, tandis que l'inspecteur gérait le chantier.
Monsieur le maire discutait avec le patron.
" Cette rigole empoisonne tout un quartier, M. Zanon. Arrêtez toute activité jusqu'à ce qu'elle soit allongée au-delà des habitations. Faites-la fermer par les maçons avant de reprendre votre activité, car elle ne peut continuer à déverser les eaux à ciel ouvert. Et trouvez un endroit pour enterrer les restes. En fin de journée, vous recouvrez les restes de sable et de chaux vive. L'inspecteur Javert veillera à ce que vous le fassiez correctement."
A l'appel de son nom, Javert s'approcha, comme un chien rejoint son maître.
" Je ferai tout ce que la mairie m'ordonnera de faire."
Il jeta un regard froid et intense sur le malheureux M. Zanon.
" Je vais...je vais demander à mes hommes de cesser tout travail," balbutia le patron.
Mais courageusement, M. Zanon pensa à ses ouvriers, il regarda M. Madeleine et murmura :
" Et pour les salaires ?
- Les travaux doivent être réalisés le plus vite possible, claqua Javert. A votre coût.
- S'ils savent manier une hache, ils n'auront aucun problème à se servir d'une pelle. À vous d'en tirer parti," conclut le maire.
M. Zanon acquiesça et se précipita sur ses ouvriers. Il y eut des cris de colère mais on se mit au travail.
Doucement, Javert s'approcha de M. Madeleine et souffla :
" Cela va vous être reproché au conseil municipal, monsieur. Voulez-vous que je sois là pour leur fermer le bec ?"
Madeleine ouvrit de grands yeux incrédules. Et soudain, il partit à rire comme il ne l'avait pas fait depuis des mois.
" Je ne pense pas que ce soit nécessaire, inspecteur. Toutefois, je vous serai reconnaissant de votre soutien lorsque le moment sera venu d'exposer les mesures prises. Car nous n'en avons pas fini : il faut encore que ces pauvres gens du quartier puissent boire !
- Mon soutien vous est acquis, monsieur le maire. Ne l'oubliez pas ! Quant à l'eau..."
Javert eut un sourire, un peu cruel, et asséna :
" M. Magnier a des chevaux. Nous pouvons trouver des récipients assez larges. Le quartier nord a des puits salubres."
Javert plissa les yeux et ricana :
" Je pense que l'après-midi va être réjouissante, monsieur le maire. Vous ne croyez pas ?"
C'était une bonne solution, mais une solution provisoire.
" Fort bien, inspecteur. Veillez à ce que l'approvisionnement en eau soit organisé pendant que je vois si nous pouvons faire quelque chose de plus stable en attendant les pluies.
- A votre service, monsieur le maire."
Et Javert quitta l'abattoir de son pas martial.
Il savait déjà que Magnier allait détester les ordres qu'il allait lui donner.
Le chef de la police s'en réjouit d'avance.
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Dans le quartier des Moulins, les soldats arrivèrent peu après, armés de pelles et n'ayant guère envie de travailler. Les habitants du pauvre quartier les rejoignirent pour creuser un réservoir sur l'autre berge de la rivière, près de leurs maisons.
Ils creusèrent ensuite un autre qu'ils remplirent de sable tamisé, ramassé dans le lit de la rivière avant son passage en ville, et enfin un autre plus petit que Madeleine fit remplir de charbon de bois au frais de la ville.
En quelques heures, les petits canaux reliant les réservoirs entre eux et aussi à la Canche étaient prêts et l'eau de la rivière remplissait le premier réservoir.
Après cela, plus rien.
Javert, pendant ce temps, avait réussi à se faire obéir du capitaine de la gendarmerie.
Il organisa le ravitaillement en eau.
Cela lui rappela les chantiers de Toulon. Lorsque l'eau arrivait aux forçats dispersés dans les alentours, deux gardes armés surveillant la citerne apportée par une charrette.
Souvent, Javert s'était chargé de cela.
L'inspecteur arriva dans le quartier des Moulins, monté sur un Gymont nerveux et caracolant sous la bride.
Derrière lui, d'autres chevaux de la Caserne suivaient, tirant une charrette remplies de jarres et de citernes.
Javert vit les travaux entrepris et ne les comprit pas.
Il descendit devant monsieur Madeleine, mais il n'avait pas pu résister à la tentation.
Le cheval avait salué le maire en se penchant sur une jambe.
Le gitan s'amusait autant que le cheval.
Et Madeleine avait aussi l'air de le faire lorsqu'il flatta l'encolure de l'étalon un sourire aux lèvres.
" Qu'est-ce que tout ceci, monsieur le maire ?, demanda Javert en désignant les alentours.
- Des filtres, inspecteur. Les hommes de Zanon ont nettoyé le lit de la rivière de débris et l'eau est maintenant un peu plus propre. Mais il faudra la filtrer avant de la consommer : le sable et le charbon feront l'affaire, mais cela va prendre du temps."
Là, Javert était impressionné.
Il regarda les travaux puis se tourna vers M. Madeleine.
Alors, il avoua :
" Parfois, monsieur, j'oublie que vous avez obtenu un Brevet d'inventeur. Comment diable avez-vous pensé à cela ?"
Madeleine sourit devant la candeur de son inspecteur, devant cette générosité qui lui permettait de montrer sa fascination sans retenue et que si peu de gens connaissaient.
" Je l'ai lu, inspecteur. Tout simplement."
Javert regarda le maire, suspicieux, puis il secoua la tête et contra :
" Non. Ce n'est pas si simple. Vous avez aussi l'intelligence. Je lis, monsieur, même si on ne le dirait pas, mais je n'aurai jamais pensé à cela.
- Parce que nous lisons sur des sujets différents, voilà tout. Maintenant, reste à accomplir un point très important, et là je dois compter sur vous, Javert.
- Monsieur ?"
Subtilement, le policier se mit au garde-à-vous, en attente des ordres.
" Il faut que la population fasse bouillir l'eau avant de la boire. Ce ne sera pas facile et ce ne sera pas au goût de tout le monde... Et établir un ordre pour se servir de l'eau..
- Qui dit qu'ils vont avoir le choix ? Je me charge de leur expliquer vos ordres, monsieur. Et je vais surveiller les citernes. Si vous me permettez d'utiliser Moreau, nous pourrons établir une liste d'attente. Trois litres par personne ?"
Madeleine réfléchit un instant. Cette mesure lui rappela l'époque où la soif le tourmentait dans les chantiers, sous le soleil brûlant de Toulon. Trois litres ne lui permettaient que de rester en vie... Il s'efforça de sourire.
" Je pense que c'est approprié. Essayez de donner la priorité aux familles avec des enfants et des malades à charge.
- Très bien."
Javert hocha la tête et appela Moreau.
Il fallut expliquer les ordres du maire et le jeune secrétaire, conscient de sa tâche, se mit fébrilement à écrire.
Javert le poussa à visiter chacune des maisons du quartier des Moulins.
Ce serait son rôle de gérer les listes.
Javert se plaça près des citernes et commença à faire remplir des seaux d'eau. Ses deux gendarmes habituels, Hannequin et Joliot, se retrouvèrent promus dans le rôle de porteurs d'eau.
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Et ce fut ainsi pendant quelques jours.
Des travaux assainirent le quartier mais cela restait fragile.
Peu à peu, le sujet du quartier des Moulins devint un sujet régulier entre le maire et son chef de la police.
A croire que les anciens maires ne s'en étaient jamais préoccupés.
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