Chapitre X
A sa décharge, monsieur Madeleine ne mentait pas. Il tenait ses engagements.
A dix heures, alors que Javert était dans son commissariat à interroger une femme qui se disait victime de harcèlement de la part de sa voisine, un soldat vint lui apporter un message de la part du capitaine.
C'était une autorisation officielle de visiter la Citadelle.
Elle était paraphée par le capitaine et le maire de la ville.
Après cela, ce fut plus difficile de suivre le discours alambiqué de la femme, énervée et instable.
" Vous dites qu'elle vous insulte à chaque fois que vous allez au lavoir ?, demanda Javert.
- NON !, claqua la femme. Quand j'en reviens ! C'est-y possible que c'te glène [poule pour dire femme] soit margnouffée [frapper] ? C't'une pourrisse [salope] !"
Javert se pinça l'arête du nez avant de reprendre calmement :
" Parlez français, s'il vous plaît. Je ne saisis pas tout !
- Ben quoi ? Ch'est in brin d'quien ! J'babelle pas ben chti ?[C'est un monde ! Mais en plus vulgaire, c'est une merde de chien ! Je ne parle pas bien le français] "
Javert soupira et ne prit pas la peine de répondre :
" Donc, vous dites que madame Isabelle Vercruysse vous insulte quand vous revenez du lavoir, tous les jours et que vous..."
Et cela lui prit une heure de son temps.
************************
La Citadelle était un bel endroit.
Une forteresse royale, un domaine encore fortifié, avec des remparts et des tours. Les aménagements de Vauban en avaient fait une place militaire stratégique dans le jeu des alliances européennes au temps de Louis XIV.
Deux tours subsistaient de l'ancien réseau des remparts : la tour-porte de la reine Berthe et la tour Blanche.
Le capitaine, Monsieur de Saint-Alban, imbu de sa personne et conscient de sa position, désignait les lieux et entraînait ses visiteurs indésirables sur le glacis de la Citadelle.
" Tout a commencé avec le roi Philippe-Auguste. Un château assez imposant a été construit vers 1200. Huit tours, certainement. Il n'en reste que deux."
Et de marcher sur le glacis, au-milieu des soldats en formation, pour impressionner monsieur le maire.
" Regardez, messieurs !, désigna le capitaine. On peut voir des archères sur cette tour. La tour de la Reine Berthe !"
Monsieur Madeleine était impressionné et Javert songeait au bagne de Toulon..., à la forteresse de Vincennes ou au bâtiment imposant de la Force à Paris...
" Édifiée au XIVe siècle, elle atteint 15 mètres de diamètre. Qu'en dites-vous ?"
Nouveaux regards admiratifs.
Il était évident que le capitaine ne parlait que pour monsieur le maire et monsieur le maire lui répondait avec chaleur.
" Magnifique !," approuva M. Madeleine.
Puis l'inspecteur regarda avec soin monsieur Madeleine et se demanda si...ce n'était pas du chiqué.
Il en fut surpris et décida de tester le maire en s'extasiant à son tour sur les ruines, encore belles et bien nettoyées de l'enceinte médiévale.
" Je n'ai jamais vu cela, lança Javert avec juste ce qu'il fallait d'admiration dans la voix. Sauf peut-être à Carcassonne..."
Et le regard du capitaine se posa, estomaqué, sur le chef de la police.
Jusque-là, le capitaine prenait l'inspecteur comme un parti négligeable, mais l'entendre annoncer cela, provoqua sa sympathie.
Javert répondit au sourire du capitaine.
Facilement manipulable !
" C'est exactement ce que vous me disiez l'autre jour, si je me souviens bien. Vous aviez raison... Vos souvenirs de Carcassonne doivent être plus récents que les miens," lança le maire à son chef de la police.
Madeleine adressa son sourire imperturbable à Javert ; ses paupières mi-closes dissimulaient bien le sarcasme. Javert apprécia de voir le maire entrer dans son jeu.
Cela lui fit pencher la tête sur le côté et sourire, approbateur.
" Vous avez été à Carcassonne, inspecteur ?, demanda le capitaine, aveugle à tout l'échange qui se passait entre le maire et son chef de la police.
- Oui, mentit Javert. Une belle ville et de jolis remparts."
Non, il n'était jamais allé à Carcassonne, mais il savait lire !
" Oui, Carcassonne a de jolis remparts mais les nôtres ont été remaniés par Vauban en personne ! Sur les ordres de Louis XIV lui-même !," asséna monsieur de Saint-Alban.
Une main se posa sur son épaule et Javert accepta de suivre le capitaine jusqu'au chemin de ronde.
Monsieur Madeleine suivit et, par Dieu, il cachait avec soin un sourire amusé.
" Le chemin de ronde date du XVIe siècle, expliqua encore l'infatigable guide. Les arches datent du XVIIe siècle. C'est magnifique, non ?"
La main poussa Javert jusqu'à l'extrême bord du chemin de ronde.
" Penchez-vous, inspecteur ! Vous verrez la Canche, la chartreuse de Neuville et plus loin les villes côtières. Par beau temps, on peut voir le Touquet ! Vous aussi, monsieur le maire, regardez !"
Javert se pencha et examina les lieux.
Bien défendus, mais tellement dérisoires face à une guerre se modernisant.
Par contre, la vue était belle, c'était vrai. La campagne encerclait la ville et les remparts protégeaient Montreuil des ennemis invisibles.
Un bateau au-milieu des champs.
" Une vue magnifique," s'extasia Javert.
M. Madeleine vint s'accouder à ses côtés sur le mur du chemin de ronde. Les deux hommes se regardèrent et M. Madeleine renchérit, les yeux dans ceux de Javert.
" En effet ! Magnifique !"
Cela accentua le sourire de l'inspecteur.
Un sourire rare, qui ne dévoilait que les dents et ne montrait que de la joie. Un sourire qui se reflétait dans les yeux.
Javert surenchérit :
" Vous avez vraiment un domaine magnifique, capitaine, et merveilleusement entretenu."
Le capitaine se rengorgea, comme un paon, et s'écria :
" Oui, nous travaillons avec soin pour l'entretenir. Comme vous le voyez, tout est sous contrôle ! Les risques d'incendie, les dangers de se blesser, les accidents... Tout est prévu et nous sommes parés à tout !"
C'était faux ! Mais Javert et Madeleine n'avaient pas fini de jouer.
Car ils jouaient, n'est-ce-pas ?
" Et les tours ?, demanda M. Madeleine.
- Sans intérêt, se défendit monsieur de Saint-Alban. Elles sont vides.
- Pourtant, cela doit être passionnant de visiter de tels joyaux de l'architecture militaire, asséna Javert.
- Oui, oui, en effet..."
Et le cours reprit.
Les deux hommes se regardaient et le même amusement se reflétait dans leurs yeux.
Deux tours restant du château royal et forteresse de guerre de Philippe-Auguste...des murs d'une épaisseur de plusieurs mètres...des archères et des meurtrières.
Le capitaine prit enfin sa décision et emmena les deux hommes pour la suite de la visite. Entrer là où c'était interdit.
Et cette fois, il avait posé une main sur l'épaule de chaque homme.
Mais le capitaine avait raison.
Les tours étaient vides et à moitié effondrées.
Elles n'étaient debout que retenues par des étais et le reste des remparts. Ce fut assez triste à visiter.
" Elles nous servent de magasin, aujourd'hui. On y entrepose ce qui ne risque rien à rester dans l'humidité."
Javert laissa glisser un de ses doigts sur la pierre et recueillit le salpêtre qui maculait les murs. Les tours étaient vides, vétustes, délabrées...
Il était déçu.
" Et la Dame Blanche ?," souffla le policier.
Le capitaine fut surpris de cette question et se mit à rire, amusé et moqueur.
" Il n'y a pas de Dame Blanche, inspecteur, ni de fantôme !"
Javert se promit d'aller rendre visite à cette vieille femme du marché qui lui avait raconté cette histoire.
Mais Monsieur Madeleine ne s'avoua pas vaincu.
" Il n'y a pas eu une reine de France morte dans la tour ?
- Si fait, monsieur le maire. La reine Berthe de Hollande. Morte de chagrin après que son mari, le roi Philippe Ier, l'ait répudiée et enfermée ici. Ou alors morte empoisonnée. On ne sait pas."
Javert leva la tête et croisa le regard de monsieur le maire.
Donc, tout n'était pas faux...
" Elle a été enfermée dans la tour de la Reine Berthe ?, demanda le maire.
- Oui, monsieur.
- Il n'y a pas de gravures ou de dessins sur les murs ?, ajouta monsieur Madeleine.
- Dans la tour de la Reine ? Non. "
Javert était déçu. Ses doigts continuaient à caresser les murs.
Les murs humides et délabrés d'une prison qui avait contenu une reine de France.
En écho à une autre reine enfermée dans une prison, morte sous la lame de la guillotine, une reine tuée par la folie des hommes.
Javert avait aimé cette légende de la reine dessinant et gravant sur les murs les souvenirs de sa vie perdue.
" Mais on raconte en effet que dans la tour de la Reine, parfois, on entend des sanglots. Je ne les ai jamais entendus, remarquez, ricana le capitaine. Mais mes hommes..."
Monsieur de Saint-Alban secoua la tête et ce fut la fin de la visite.
*********************************
Devant l'imposante porte fortifiée que formait la tour de la Reine Berthe, monsieur Madeleine et Javert s'arrêtèrent un instant pour regarder en arrière.
La magnifique Citadelle et ses magnifiques fortifications.
Puis la voix amusée de monsieur le maire retentit toute proche de l'oreille du policier :
" " Un domaine magnifique et merveilleusement entretenu." Vraiment, inspecteur ?"
Cela fit sourire Javert qui rétorqua :
" " Une vue magnifique !" N'est-ce-pas, monsieur le maire ?"
Monsieur Madeleine sourit à son tour et se défendit :
" Il faut admettre que la vue est jolie.
- Parfois, monsieur, il est bon de jouer les ingénus pour faire parler les fats.
- Javert !, souffla monsieur le maire. Vous parlez du capitaine !
- Hé bien ? J'aurai parlé des équipements de secours qu'il nous aurait simplement emmenés dans la cour et sur le glacis, nous aurions eu un résumé de la situation. Suivi sans nul doute d'un rapport en trois exemplaires, signé de la main du capitaine.
- Javert !, se mit à rire doucement le maire. Pas forcément."
L'inspecteur ne prit pas la peine de parler, il s'arrêta et attendit patiemment que monsieur le maire le regarde.
Et cela ne manqua pas.
Monsieur Madeleine secoua la tête et rit doucement :
" Peut-être n'avez-vous pas tort, en effet, inspecteur. Monsieur de Saint-Alban semble être un homme...avec une haute idée de sa Citadelle.
- Et de lui-même ! Allons, monsieur le maire !"
Monsieur Madeleine secoua encore la tête et ne répondit pas.
Par contre, il gela.
Il sentit le bras de Javert venir chercher le sien et le chef de la police entraîna monsieur le maire dans son sillage.
Marcher vite, faire de grandes enjambées.
Tandis que l'inspecteur se mettait à parler.
Des villes qu'il a connues.
" A Paris, il y a quelques fortifications, mais tout a été plus ou moins démantelé ou en passe de l'être. Je n'ai connu de véritables fortifications qu'à Toulon. Là-bas, oui ! Il y a des forts et des remparts. Le fort Saint-Louis, le fort de l'Eguillette, la Tour Royale..."
Et monsieur Madeleine sentit la main de Javert saisir son poignet avec soin lorsque le policier, ancien garde-chiourme, ajouta pour conclure sa liste :
" Et bien entendu le bagne, situé sur le Quai du Grand Rang."
Madeleine résista au besoin de retirer sa main. Les quelques cicatrices autour de son poignet avaient pris feu sous le contact presque doux. Si rempli de malice.
Il devenait clair que Javert réservait son innocence que pour toucher de vieux murs.
" Ils doivent être impressionnants... si vous les décrivez avec une telle véhémence...," dit Madeleine avec un sourire candide.
Un long, très long silence, puis Javert relâcha le maire.
Il croisa à nouveau ses mains dans son dos et annonça en souriant :
" Ce soir, je vous emmène voir les étoiles, monsieur le maire. Il n'y a peut-être pas de Dame Blanche mais il y a toujours le ciel, la Voie Lactée et les Constellations."
Un sourire éblouissant.
Mais il n'était plus aussi doux que tout à l'heure.
Javert montrait les dents, les gencives et son visage devenait celui d'un fauve.
Un geste de salut vers le chapeau et monsieur l'inspecteur retournait dans son commissariat.
Il pestait contre sa maladresse, il n'avait réussi à rien. Monsieur Madeleine portait une chemise boutonnée jusqu'aux poignets. Il n'avait ressenti ni pouls, ni cicatrices.
Juste du tissu épais.
*******************************
De retour à l'hôtel de ville, le maire fit la moue en voyant les documents empilés sur son bureau. Ils étaient la preuve que son adjoint avait enfin daigné se montrer.
En examinant les dossiers, Madeleine commença à craindre que l'adjoint ne soit venu que dans le but de lui refiler le tas de papiers qu'il se limitait à tamponner. Il regretta de ne pas avoir suivi son premier réflexe de retourner à l'usine pour s'accorder le temps de se vider la tête.
Qu'est-ce qui lui avait pris pour se mettre en si grand danger ? Une promesse qu'il devait tenir, bien entendu... Mais rien ne l'aurait empêché d'en retarder encore sa réalisation.
Madeleine bâilla. La nuit précédente avait été dure.
La rebuffade que Javert lui avait adressé la veille dans son bureau à l'usine avait piqué jusqu'au petit matin.
" Je n'ai pas à demander de délai, monsieur. Si monsieur le maire donne une tâche à accomplir, c'est à lui de décider du délai.", avait dit l'inspecteur.
Javert l'avait remis à sa place de façon peu subtile. Il lui avait enseigné, avec colère à peine masquée, les bases du commandement.
Venant de n'importe quel autre homme, Madeleine aurait accepté les propos et tenté de les rendre utiles. Mais ces quelques phrases dans la bouche de Javert avaient le goût du ressentiment et, de plus, elles étaient dangereuses.
Elles avaient fait de son repos du soir un véritable cauchemar.
Il avait abandonné sa couche pour faire les cent pas à plusieurs reprises... hésitant jusqu'au dernier moment entre honorer sa parole ou envoyer le permis de visite accompagné d'un billet prétextant une quelconque excuse pour ne pas accompagner l'inspecteur.
Et ce soir, il y en aurait davantage... Ils regarderaient ensemble les étoiles et peut-être que Javert lui enseignerait ce qu'il n'était pas parvenu à apprendre par lui-même.
Si seulement Javert pouvait s'en tenir au programme ! S'il ne faisait pas de chaque mot un piège, Madeleine était sûr que cela en vaudrait la peine. N'avait-il pas eu grand plaisir à visiter la Citadelle en sa compagnie ? N'avait-il pas ri lorsqu'ils parlaient au capitaine ?
L'ancien forçat était persuadé que Javert avait un sens de l'humour tordu qu'il pourrait finir par apprécier.
Si chacun de ses gestes n'était pas un piège.
Monsieur le Maire se rendit à son fauteuil avec la ferme intention de se reposer un peu. Puis Moreau, le secrétaire à temps partiel, arriva.
" M. Madeleine... Vous avez besoin de mes services ou vous préférez que je retourne au commissariat ?
- J'ai du travail pour vous, Moreau. A moins que l'inspecteur ne puisse pas se passer de vous.
- Non, monsieur le maire. D'habitude, il me fait étouffer sous la paperasse, mais pas cet après-midi... Hier, il m'a fait travailler comme un forçat jusqu'à dix heures du soir."
Madeleine s'éclaircit la gorge en retournant à son bureau.
" Dois-je comprendre que l'inspecteur vous exploite, Moreau ? Je sais qu'il a la réputation d'être dur et désagréable, mais jusqu'à présent, je n'ai pas reçu de plaintes sur la façon dont il gère son personnel ou celui de la gendarmerie.
- Que non, M. Madeleine ! C'est un homme bien lorsqu'on le connaît... Enfin... probablement."
Monsieur le maire écarquilla les yeux, amusé.
" Probablement ?
- Je veux dire, on finit par oublier que l'inspecteur grogne parfois plus que de raison... Et aussi qu'il est capable de vous faire travailler trop dur, trop longtemps."
Avec toute la candeur dont sa jeunesse lui donnait encore droit, Moreau s'assit en face du maire sans y être invité. Après tout, il ne faisait pas si longtemps que lui aussi avait bénéficié des jouets et des piécettes que le Père Madeleine distribuait parmi les enfants. Quelques sous, de quoi s'offrir une douceur par des temps difficiles, cela avait compté.
" Comment se fait-il que vous oubliez ?, dit le maire.
- Ce n'est pas simple, monsieur. L'on finit par respecter l'inspecteur... même si on ne le veut pas. Lorsque j'arrive le matin, il est déjà au travail depuis des heures. Je peux le dire à la quantité de documents qu'il empile sur mon bureau... Lorsque je pars, il continue à remplir des rapports, c'est à dire s'il n'est pas à s'occuper des chalands, bien entendu ; et si je sors boire un verre avec des amis plus tard, ou faire un tour avec ma fiancée, je le croise tandis qu'il fait sa patrouille. L'on respecte un homme qui ne vit que pour son travail, Père Madeleine.
- Je comprends. En effet, son dévouement est louable.
- Mais il y a plus, Père Madeleine ! Le voir boire un verre avec les bourgeois ou faire un billard ? Jamais ! Même que les filles de l'estaminet à côté de la place ont pris des paris à son arrivée... C'était à qui réussirait à se faire inviter en promenade la première... Elles attendent toujours de voir qui gagnera ! Et... Et...
- Et ?
- Ça n'est pas mieux pour tout le reste. Donc, un jour sur deux, il oublie d'aller manger... Et ça, c'est en supposant qu'il soit de bonne humeur ! Maintenant, il boit du café au gallon. " Moreau, allez chercher du café. " " Moreau, il n'y a plus de café. " " Moreau, où est mon café ? "
Le jeune homme singeait avec talent le baryton profond de l'inspecteur et ses gestes austères. Madeleine serra les lèvres pour ne pas rire.
" Je vous assure, Père Madeleine, que cet homme ressemble parfois à l'une des statues de Saint-Saulve qui se serait sauvée de la façade.
- Un saint ?
- Non ! Un bout de pierre !
- Ah !
- Et l'on finit par vouloir lui ressembler..."
Cette fois, Madeleine rit doucement. Il parvenait à comprendre Moreau : il fut un temps où lui aussi avait été jeune et impressionnable.
" Donc, Moreau... Je vous confie le tas de rapports de l'inspecteur que voici. Triez-les en suivant mes notes... Oui, celles où j'établis l'urgence. Rangez-les et lorsque vous aurez terminé, recopiez ces quelques documents et rentrez chez vous."
Le maire regarda sortir le jeune homme tout enjoué de son bureau.
Avec ses commentaires sans malice, Moreau lui avait fait comprendre ce que toutes ses heures de veille n'avaient pas réussi à lui révéler.
Javert avait quelque chose de très particulier.
Son charisme, qui n'était pas forcément plaisant, le rendait fascinant ; la curiosité qu'il éveillait chez Madeleine, fait presque impensable... c'était cela qui le poussait à s'exposer à la méfiance de l'inspecteur, même s'il était conscient qu'il risquait de ne pas s'en tirer indemne.
Javert était parvenu à transformer l'ensemble de ses défauts en quelque sorte de sortilège. Et Jean Valjean n'était pas le seul en danger de se laisser envoûter.
Madeleine reprit le travail avec un soupir.
Quelques heures plus tard, la nuit tombait et les tas de documents ne semblaient pas avoir diminué, ou si peu.
L'idée de faire une pause pour respirer un peu d'air frais sous les étoiles devint soudain irrésistiblement alléchante.
Laisser l'air frais fouetter son visage alors qu'il regardait le ciel en écoutant une conversation sans conséquence qui lui permettrait de se détendre.
Baisser la garde quelques instants et par la suite pouvoir dormir tranquille l'espace d'une nuit.
Se reposer.
Cela ne risquait pas d'arriver si Javert se trouvait dans les alentours.
Le maire saisit un bout de papier puis écrivit un court billet à l'attention de l'inspecteur prétextant qu'une affaire urgente l'empêcherait de honorer leur rendez-vous.
Puis il tira le cordon pour appeler Moreau.
Ce fut le concierge qui se présenta ; le pauvre vieux avait une serviette tachée de soupe autour du cou.
" Ah ! Il est si tard ? Où est Moreau ?
- Il ne reste plus que vous et moi dans le bâtiment, monsieur le maire," répondit le concierge.
Madeleine acquiesça.
Il devrait donc trouver un autre moyen de faire parvenir son message.
Le maire approcha de la fenêtre puis souleva un lourd rideau. La rue était déserte et le bâtiment d'en face, où se trouvait le poste de police, était dans le noir.
Javert devait faire sa ronde.
Madeleine traversa la rue : à défaut de trouver quelqu'un pour remettre le billet à l'inspecteur, il n'aurait d'autre choix que de le glisser sous la porte.
Après, ce serait un jeu d'enfant de retourner dans son bureau et de s'abîmer encore dans la paperasse.
*********************
Le rapport contre la Citadelle fut complet et circonstancié.
Javert ne négligea rien.
Puis, ceci fait, il se sentit s'endormir, le nez sur ses dossiers.
Voir les étoiles dès ce soir était une gageure.
Le terrible chef de la police de Montreuil-sur-Mer posa sa tête entre ses bras...et s'endormit.
On aurait pu frapper à la porte pendant des minutes et des minutes entières.
Il dormait.
*******************************
Seulement, Madeleine ne frappa pas.
Il avait été surpris en apercevant la faible lueur d'une bougie qui tremblotait, sur le point de s'éteindre, au fond de la pièce puis avait poussé la porte vitrée et s'était avancé vers elle.
Il aperçut l'inspecteur endormi au-dessus d'un bureau. Ses longues mains brunes, posées sur les dossiers, semblaient les avoir caressés de la même façon qu'elles avaient caressé les murs de la tour ce matin.
Dans son sommeil, ses doigts s'étaient écartés et sa bouche s'était entrouverte quelque peu. Une mèche de cheveux s'était détachée de son catogan et dansait au rythme de sa respiration sur son front, son nez, sa bouche.
Était-il donc possible que Javert baisse sa garde ?
La lampe crépita une dernière fois avant de s'éteindre, et l'obscurité soudaine fit sortir Madeleine de sa rêverie.
Madeleine resta devant le bureau, indécis. Puis, il préféra déposer son message doucement devant le policier, sur les rapports. Avant de s'en aller sans réveiller Javert.
Madeleine ferma la porte du commissariat de police avec soin, puis partit pour son usine, repensant à sa journée.
Il pouvait enfin mieux comprendre et arrêter... de se tourmenter ?
Il ne perdait pas la tête, pas plus qu'il n'était victime d'un maléfice impossible... Javert exerçait sur lui la fascination que pouvait avoir sur quiconque ce qui est encore sauvage, ce qui demeure incompréhensible et qui est effrayant...
Cela ne faisait de Madeleine qu'un homme ordinaire.
*****************************
Ce fut Moreau qui réveilla Javert.
Involontairement.
Des rires devant la porte du commissariat que quelqu'un essayait maladroitement d'ouvrir.
Cela suffit à réveiller l'inspecteur.
Et Javert retrouva ses réflexes de cogne, habitué aux dangers de la ville. Il leva et sortit son arme.
Un pistolet, vite armé, prêt à tirer.
Et il se colla contre le mur à attendre les cambrioleurs.
Il ne nota même pas que la nuit était tombée.
Lentement la porte s'ouvrit et deux personnes entrèrent.
Javert leva la main et pointa son arme.
Une femme et un homme.
" Je t'ai dit qu'il ne peut pas être là. J'ai dû l'oublier chez..."
Trois personnes se regardèrent fixement, déroutées, lorsque la lampe-sourde fut allumée.
Javert et son pistolet à deux coups, visant les nouveaux venus.
Moreau, revêtu de son plus beau costume.
Et sa fiancée, Mlle Louise Vermandois, prête à s'évanouir de peur.
Javert se reprit le premier et releva sa main. Nonchalamment.
" Vous cherchez quelque chose ?, demanda posément le policier en se penchant sur son bureau pour y déposer son arme.
- Ou...Oui, déglutit Moreau. J'ai égaré mon chapeau. Louise pensait que... Il pouvait être resté ici... Même si je ne l'aurai pas oublié quand même... Je..."
Lentement, pour ne faire peur à personne, et surtout pas à la jeune fille, livide et restée gelée en le voyant, Javert remit de l'ordre dans sa tenue.
Il se sentait stupide d'avoir agi ainsi mais il avait des souvenirs du passé qui n'étaient pas agréables.
" Quelle heure est-il ?, reprit l'inspecteur.
- Dix heures du soir, monsieur.
- Décidément, mes horaires sont complètement chamboulés depuis le changement de maire."
Ce fut dit pour alléger l'atmosphère.
" Vous allez rentrer chez vous, monsieur ?, essaya de s'intéresser Moreau.
- Non, répondit Javert. Je dois rencontrer le maire.
- A cette heure ?," s'étonna la jeune fille.
Les deux hommes se tournèrent, surpris, vers Mlle Vermandois, encore pâle de sa frayeur mais remise de son trouble.
Javert se voulut doux et répondit poliment :
" Oui, mademoiselle. Nous avons à parler.
- Mais il est tard !, opposa simplement la jeune fille.
- Oui. D'ailleurs, pour vous aussi, il est tard."
Un camouflet.
Une critique.
Une admonestation.
Les deux jeunes gens se troublèrent et baissèrent les yeux.
Moreau se justifia en balbutiant :
" Nous avons l'autorisation de nos parents, il y a une fête de famille chez Louise. Je ne retrouvais plus mon chapeau et..."
Javert avait fini de se préparer.
Puis, il aperçut posé sur le tas de rapports un billet à son nom dans l'écriture si pleine de déliés de monsieur le maire.
Il en fut troublé.
L'homme était venu le voir ce soir ?
Javert s'assit lentement et sa voix, profonde et grave retentit dans l'ombre :
" Fermez la porte en partant, Moreau. Et ne venez pas trop tôt demain matin. Bonne soirée."
Moreau fut surpris de cette rebuffade et sa fiancée paraissait prête à pleurer.
Qui étaient ces jeunes gens pour oser le questionner de cette façon ?
La missive était courte et ne contenait que des excuses vite formulées. Monsieur Madeleine priait l'inspecteur de lui pardonner.
Mais le travail l'empêchait de le rejoindre sous les étoiles.
Ce n'était que partie remise.
La nuit était claire et les étoiles illuminaient le ciel.
Javert se sentit blessé.
Il avait espéré profiter de cette promenade pour discuter davantage avec M. Madeleine.
Et qui sait ?
S'il avait été assez habile, peut-être aurait-il pu en apprendre plus sur l'énigmatique maire de Montreuil-sur-Mer...
Javert était fâché.
Le policier se prépara à rentrer chez lui puis il vit la lumière briller dans le bureau de monsieur le maire.
Il décida, crânement, de rester à son poste, lui aussi.
Il alluma plusieurs chandelles et reprit fébrilement ses rapports.
Ainsi la lumière brillait aussi au commissariat de police.
Après tout, Madeleine n'était pas le seul à crouler sous la paperasse.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro