Chapitre VII
Janvier 1821, un curieux petit événement fit parler la population de Montreuil.
Ce n'était qu'un détail anodin mais il mit la puce à l'oreille de l'inspecteur.
Javert n'eut pas besoin de Fauchelevent pour comprendre que ce détail n'était pas aussi anodin qu'il n'y paraissait.
C'était un point important ! Primordial même !
Monsieur Madeleine prit le deuil.
On le vit troquer ses costumes de couleurs sombres pour un costume plus sombre encore et dorénavant l'industriel ne quitta plus le noir.
Lui qui ne souriait pas beaucoup, portait les stigmates d'un terrible chagrin.
Dire que cet événement remua la ville était un euphémisme. Chacun y alla de son hypothèse, chacun se lança dans la déduction.
L'inspecteur était soupçonneux. Il interrogea même Moreau mais le secrétaire de la mairie ne savait rien.
Qui avait eu un lien avec M. Madeleine ?
Naturellement, on chercha la maîtresse, puis l'enfant, puis l'ami mais M. Madeleine était irrémédiablement seul.
Ce fut le prêtre qui interrogea l'industriel en le voyant si assidu aux prières, si triste et si seul.
M. Madeleine n'en fit aucun secret.
Il portait le deuil d'un grand homme, un homme chez qui il avait travaillé par le passé : Monseigneur Myriel de Digne.
Dans cette ville du nord, personne, hormis le prêtre, ne connaissait ce saint personnage.
Ce détail anodin fut simplement placé sur l'extrême piété de M. Madeleine.
Sauf par Javert.
Evidemment.
Le policier se frotta les mains et écrivit aux collègues de Digne. Il revit les rapports qu'il lisait plus tôt sur la bande de voleurs et de tueurs sévissant dans la région de Digne.
Il demanda si quelqu'un correspondant au signalement de M. Madeleine avait travaillé pour l'évêque.
Il trépigna d'impatience en attendant la réponse.
La peste soit de cette poste qui prenait un temps infini, même pour des affaires judiciaires.
Javert prit son mal en patience.
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Entre-temps, apparemment ignorant de la curiosité qui avait suscité son deuil, Madeleine passait ses après-midis en prière à l'église.
Sa mine était si triste qu'on avait envie de lui présenter ses condoléances. Mais comme personne ne savait au juste qui était ce célèbre évêque du Sud ni quels étaient les liens qui le liaient à Madeleine, les gens sensés finirent par penser qu'ils étaient en présence d'une nouvelle extravagance de l'industriel et par minimiser la situation.
On disait dans les salons bien-pensants de la ville que cet opportuniste avait encore trouvé un moyen d'attirer l'attention sur sa personne et de consolider sa réputation d'homme vertueux.
Parce que personne ne pleure son ancien patron de la sorte, n'est-ce pas ? Eux, qui étaient tous des patrons, connaissaient bien les sentiments qu'ils suscitaient chez leurs serviteurs...
Pendant des jours et des jours l'on ne parla de rien d'autre dans la ville tandis que Madeleine faisait toujours la sourde oreille.
Lui seul connaissait la vérité.
Et la vérité était que le simple fait de respirer lui causait une douleur intense.
Il s'enfermait dans sa petite chambre à des heures inattendues pour relire la brève note qui était parue dans le journal local et pleurer.
Alors il devenait plus facile de respirer.
Ce fait insignifiant dans le déroulement général des choses l'amena à tirer une conclusion saugrenue : que même depuis le paradis, le bon évêque Bienvenu le guidait et le consolait.
C'était plus que ce que Madeleine avait sur terre.
Pendant toutes ces années, il avait toujours cru que le jour viendrait où il se présenterait devant l'évêque pour lui dire que ses chandeliers présidaient la maison d'un honnête homme.
Que ses couverts, volés, rendus puis offerts, avec l'aide de Dieu, avaient servi à cimenter le bien-être de toute une communauté.
Il avait prévu de tomber à genoux devant le saint homme pour le remercier et l'assurer que son sacrifice n'avait pas été vain.
Jean Valjean n'aurait plus l'occasion de le faire.
Il lui aurait fallu bien peu pour exaucer l'un de ses vœux les plus chers : un bout de papier, de l'encre et surtout le courage d'affronter l'homme qu'il avait cessé d'être juste le temps d'écrire son nom.
Nul, d'avoir su que sa souffrance était sincère, n'aurait levé les sourcils lorsque Madeleine avait souhaité commander une messe de funérailles pour l'évêque.
Mais voilà, l'abbé de sa paroisse avait accueilli sa demande avec une foule de questions destinées à fouiller dans la vie passée de l'industriel.
Comme partout ailleurs, la curiosité l'emportait sur la piété.
Madeleine s'aperçut du danger et fit marche arrière.
Il se résigna d'apprendre à vivre avec ses remords et à prier sa perte en privé.
Il échangea l'église contre sa petite chambre et le prie-Dieu contre le bois brut du plancher.
Ce qu'un bon évêque avait semé, un abbé ordinaire n'arrivait pas à le moissonner.
Madeleine, qui restait souvent un homme simple qui comprenait davantage la superstition que la théologie, commença à craindre de ne jamais comprendre toute la panoplie de règles et de doctrines qui lui imposaient de savoir qui il était licite de pleurer et qui il ne l'était pas.
Il désespérait de trouver sa place parmi ceux qui promulguaient la charité tout en répandant la légitimité de porter leur jugement, infatigable et sévère, sur leurs voisins.
Ce n'était point ce que monseigneur Myriel avait fait pour lui.
Petit à petit, il commença à sentir qu'il vivait à mille lieues du troupeau du Christ et cela le rendit malheureux.
Il se prépara à l'assumer car, aux yeux des hommes, il resterait toujours forçat.
C'était lui la brebis galeuse.
Il comprenait désormais que c'était une erreur de porter le deuil en signe de respect pour le père spirituel qu'il aurait dû pleurer en silence.
Mais les jours passèrent et l'intérêt de ses voisins, voire leurs gestes d'incompréhension, envers ce qu'ils ne se cachaient plus pour appeler une absurdité, diminua.
Seul un homme continuait à secouer la tête lorsqu'il le croisait dans la rue. Cet homme, qui lui montrait parfois ses crocs comme s'il n'attendait que l'occasion de les plonger dans sa chair, n'était pas plus enclin au découragement qu'il ne l'était au pardon.
C'était l'inspecteur Javert.
Madeleine prit son mal en patience.
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Janvier, février, mars... Les mois passaient et le froid perdurait. Il devenait profond, constant, Javert retrouva l'humidité et la toux devint régulière.
Fermement, le policier tenait son poste et posait sa tête trop lourde dans le creux de sa main.
Il se mourait d'ennui.
Même ce fourbe de Vidocq lui manquait.
Et naturellement, rien n'arrivait de Digne...
La campagne était endormie sous la neige lorsque le premier accident grave eut lieu.
Cavée Saint-Firmin, un enfant renversé par une voiture de transporteur se retrouva sur la chaussée, inconscient et une jambe brisée.
Le conducteur, un livreur qui ignorait les pavés glissant et la pente trop forte, tremblait en se tordant les mains.
On ne compatit pas cette fois lorsqu'on vit arriver le grand inspecteur de police, flanqué de deux gendarmes.
Ce qui était maintenant habituel en cas de problèmes dans la ville.
" Je suis...je suis désolé, monsieur, " se défendit le malheureux en levant les mains.
Pour toute réponse, Javert le saisit par les épaules et le jeta contre un mur. On vit le policier sortir ses poucettes et d'un geste sûr menotter l'homme.
" Je suis désolé, répétait sans fin le conducteur. Je n'ai pas vu l'enfant, il jouait au-milieu de la route. Mais où est sa mère ? Il aurait fallu le..."
Javert le retourna et d'un geste vif le gifla violemment :
" Ferme ta gueule ! Tu me chanteras ta chanson au poste ! Hannequin ! Joliot ! Chargez-vous de l'enfant !
- Et le cheval, inspecteur ?, demanda un des gendarmes.
- Il est durement blessé ?
- Patte avant brisée.
- Abattez-le !"
Froidement, ce fut fait et Javert entraîna l'homme silencieux et larmoyant dans son poste de police.
Il était loin le temps des moqueries, on s'écarta pour laisser passer le policier et personne n'osa commenter la scène ouvertement.
Le soir-même, l'inspecteur reçut un panier, joliment garni d'un tissu de toile, dans lequel se trouvait une magnifique brioche, encore chaude du four. Comme Javert ne comprenait pas, Moreau lui expliqua, amusé :
" C'est de la part de madame Serrier, inspecteur. Pour avoir sauvé son fils."
Moreau s'attendait à un sourire, à un peu d'orgueil. Il en fut pour ses frais. Javert baissa la tête sur son rapport et posément énonça :
" Je n'ai pas sauvé son fils. J'ai arrêté un homme coupable d'infraction.
- Mais...
- L'enfant a survécu à l'accident. Je n'y ai pris aucune part."
Moreau ne sut quoi ajouter.
" Et rendez la brioche à la plaignante. On ne m'achète pas et on ne me remercie pas. Je n'ai fait que mon devoir.
- Bien, inspecteur."
Le secrétaire reprit le panier qu'il venait de déposer devant son supérieur et la mine défaite, alla le rendre à la brave femme venue en personne remercier le chef de la police.
Bien entendu, cela n'améliora pas l'image détestable dont jouissait l'inspecteur à Montreuil.
Par contre, on apprit de source sûre que le chef de la police faisait antichambre tous les jours à la mairie pour obtenir de monsieur le maire la réfection de la Cavée Saint-Firmin.
Moreau raconta même dans quelques oreilles de confiance que l'inspecteur Javert s'était permis de dire à monsieur le maire que si l'enfant blessé avait été un enfant de la Ville-Haute, les travaux auraient été à l'ordre du jour du conseil municipal dès le lendemain de l'accident.
Il va sans dire que l'officier fut violemment chassé du bureau de monsieur le maire.
L'inspecteur de police était un homme difficile à comprendre mais une chose était sûre à son sujet : il n'hésitait pas à intervenir lorsqu'il croyait la cause juste.
Même s'il fallait pour cela devenir insistant.
Cet après-midi-là, il attendait encore une fois que le maire daigne le recevoir. Après tout, il était libre de faire ce qu'il voulait de son temps libre. Mais monsieur le maire se faisait prier et Javert ne tarderait pas à partir bredouille...
" Inspecteur ! La rumeur est donc vraie."
Monsieur Madeleine avançait vers lui, la main tendue, dans un salut presque amical.
Cela suffit à mettre Javert sur ses gardes, il accepta la main et répondit :
" Cela dépend de quelle rumeur vous parlez, monsieur.
- L'on dit que vous avez mis la mairie en état de siège. Quoi d'autre sinon ? Et je vois bien que les bavardages n'exagèrent guère !"
Javert retourna s'asseoir et continua à tenir son chapeau entre ses mains.
" Il faut bien que quelqu'un parle au maire ! La Cavée Saint-Firmin est dangereuse ! Soit on interdit purement et simplement la circulation dans cette rue, soit on entreprend des travaux pour rendre la pente moins forte. Un enfant a failli en mourir aujourd'hui et ce n'est pas le premier accident que je vois alors que je ne suis en poste ici que depuis cet automne."
Madeleine prit place aux côtés du policier ; il savait bien que Javert parlait de ce qui, en bonne conscience, devrait être l'une des priorités du responsable de la ville. Quoi de plus urgent que la sécurité des voisins ? Et, surtout, comment n'a-t-il pas su le remarquer plus tôt ?
Il avait fallu que son caissier lui raconte l'accident, que l'enfant blessé soit le fils de l'une de ses employées, que Madeleine ait été témoin de la réaction de la mère pour qu'il prenne conscience de la clameur qui s'élevait parmi ses voisins.
Madeleine avait interdit aux rouliers qui travaillaient pour lui de circuler dans cette rue... Et, sachant que ce n'était pas suffisant, il avait détourné le regard.
Puis il avait appris cet après-midi-là que Javert risquait son poste depuis des mois au service d'une cause que Madeleine considérait juste, mais envers laquelle il n'avait jamais osé se prononcer.
Les choses pouvaient changer. Elles devaient le faire.
" Pensez-vous qu'il soit possible d'adoucir la pente sans perturber l'alignement des habitations ? Un meilleur pavage serait peut-être une solution acceptable..."
Surprendre l'inspecteur était rare et cependant il semblait que M. Madeleine en soit devenu maître.
" Certainement, monsieur. Mais je ne suis pas géomètre. Cette rue est mal pavée c'est vrai. Peut-être un meilleur pavage... Je ne sais pas," avoua l'inspecteur.
Car si Javert se jugeait bon en matière de police, il savait reconnaître ses manques. Les admettre était simplement une vérité, pas de l'humilité.
" Dans ce cas, je me dois d'arracher deux engagements de la part de monsieur le maire : une étude des actions à entreprendre et, dès que les fonds seront débloqués sur le budget, que ces actions soient effectivement entreprises."
Javert se leva, sous le choc.
Et pour la première fois, M. Madeleine vit le sourire de l'inspecteur. Un vrai sourire, sans cruauté, sans amertume, sans ironie.
" Merci, monsieur."
Madeleine lui répondit par un sourire de son cru, petit et doux. D'une façon absurde, il ne trouva rien d'autre à dire que :
" Comme quoi les promenades sous les étoiles peuvent s'avérer utiles.
- Lorsque le ciel sera dégagé, si vous avez toujours le goût pour cela, je vous apprendrai à lire les étoiles, monsieur."
La porte du bureau de monsieur le maire s'ouvrit, révélant ce dernier.
Lorsqu'il aperçut Javert, il grimaça comme s'il avait mangé un citron mais la présence de monsieur Madeleine adoucit son expression.
" Mon cher Madeleine ! Venez mon ami, y a-t-il quelque chose que je peux faire pour vous plaire ?"
Madeleine prit son temps pour se lever ; quiconque ne le connaissait pas aurait pu dire qu'il prenait plaisir à voir le sourire qui se figeait doucement sur le visage du maire. Malgré l'insistance de son hôte, il eut même la courtoisie de refuser l'invitation de passer au bureau en premier
" Mais je vous suis, monsieur le maire."
Puis dès que l'homme lui tourna le dos, il permit à son sourire de s'élargir alors qu'il envoyait un clin d'œil à Javert.
Javert allait se rasseoir lorsqu'il entendit une exclamation sortir du bureau de monsieur le maire :
" QUOI ? Vous aussi ? Mais qu'est-ce que vous avez tous avec cette rue ? Il n'y a aucun problème dans cette rue..."
Alors le policier ne s'assit pas et sortit de la mairie.
Quiconque l'aurait rencontré à cet instant n'en aurait pas cru ses yeux.
Le terrible inspecteur de police arborait un sourire heureux.
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Une affaire de voisinage fut réglée par une simple visite de l'inspecteur. Le chef de la police devait gérer les histoires de gouttière et de bornes.
Par Dieu ! Il les géra !
Il se fit juge dans les problèmes de voisinage là où monsieur Madeleine se faisait entremetteur. Javert ne cherchait pas la conciliation mais il tranchait les conflits.
Il ne se faisait pas d'amis mais il obtenait le respect.
C'était peut-être la meilleure chose à avoir ?
En tout cas, on n'essaya plus de l'acheter.
L'inspecteur n'avait aucun vice, il ne buvait pas, il ne jouait pas, il ne fréquentait pas les femmes. Il était austère et intègre.
Ses rares moments de liberté se passaient au poste de police où l'inspecteur lisait. Il n'aimait pas lire mais c'était un moyen de former son esprit.
Javert n'était pas un imbécile, il savait qu'il n'était pas cultivé alors il s'efforçait de progresser.
Et parfois, parfois il prisait lorsqu'il était satisfait.
Ce qui était rare dans ce poste provincial.
De quoi aurait-il pu être satisfait ?
D'avoir retrouvé le chat perdu de Mme Monge ? Ou d'avoir arrêté le voleur de pommes de M. Le Maistre ?
Il prisait souvent après avoir rencontré monsieur Madeleine...
Moreau côtoyait l'inspecteur depuis des mois maintenant.
Il n'arrivait pas à comprendre, lui aussi, ce qu'un homme comme lui faisait à Montreuil.
Un soir, le secrétaire, passé chercher quelques dossiers qu'il voulait rapporter à la mairie le lendemain, trouva le policier en train de nettoyer ses deux pistolets coup-de-poing.
De telles armes dans un tel lieu ?
Le jeune homme fut impressionné et regardait, sans mot dire, les gestes sûrs de l'inspecteur.
Javert avait retiré sa veste et remonté ses manches de chemise, il graissait, frottait et entretenait le métal. Un pistolet était déjà terminé, posé sur le bureau, brillant sous la lumière de la chandelle.
" Vous avez déjà tué un homme ?, murmura le secrétaire.
- Oui, répondit simplement le policier.
- Pourquoi ?
- Pour sauver la vie d'un autre."
Moreau s'approcha et se permit de caresser le pistolet, prêt à l'emploi.
" Vous savez tirer Moreau ?, demanda Javert.
- Non, monsieur. Au fusil, je me défends mais un pistolet...
- Voulez-vous apprendre ?
- Vous feriez cela ?
- Si cela vous amuse."
Cela amusa Antoine Moreau.
L'inspecteur se montra bon professeur, il expliqua le fonctionnement de l'arme, il aida le jeune homme à se placer et il tint son bras lors du premier tir. Avant de s'éloigner de plusieurs mètres et de glisser ses mains dans le dos.
On se tenait dans la petite cour intérieure des Moreau, non loin de la mairie, et le bruit de la détonation brisait le silence, se répercutant dans les hauts murs encerclant les lieux.
Un tir, suivi d'un autre.
Moreau s'énervait de ne rien toucher et Javert se mettait à rire. Il bouscula doucement le jeune homme et leva le bras à son tour.
Viser la bouteille nichée dans le ballot de foin.
Tirer.
Relever la main en entendant le bruit cristallin d'une bouteille de verre qui se brise.
" On ne tire pas qu'avec sa main, on tire avec sa tête, asséna Javert.
- Sa tête ?
- Reprenons !"
Les deux hommes, pris par la leçon, ne virent pas les yeux posés sur eux avec curiosité et intérêt. Des passants, certes, mais parmi eux se tenait M. Madeleine.
Mais on remarquait quelque chose à propos de Javert, si on observait longtemps et avec soin.
L'inspecteur ne touchait pas le jeune homme, ou très peu. Il préférait montrer, expliquer que de rectifier lui-même la position du tireur.
Cela pouvait être vu comme de la timidité, voire du respect.
Mais M. Madeleine se demanda si ce n'était pas autre chose...
Car il avait vu dans sa vie des hommes qui ne touchaient pas et des hommes qui ne se laissaient pas toucher.
Madeleine appartenait au premier lot par inclination, mais aussi au deuxième depuis qu'il avait été obligé de se défendre contre certaines violences qu'il était facile rencontrer au bagne.
Quelle pourrait être l'histoire de Javert ? Car Javert, il le savait maintenant, avait passé sa jeunesse au bagne... Seulement, il n'aurait pas survécu s'il n'avait pas su se servir de la violence...
Toucher autrui avec l'intention de blesser... Blesser chaque fois que l'on touche...
Voilà qui devait marquer un homme.
Et, en effet, Madeleine avait entendu dire que Javert pouvait se montrer brutal lors des arrestations, qu'il avait déjà eu des problèmes. Qu'il ne semblait pas pouvoir éviter d'en chercher davantage.
Oui, Madeleine percevait le bagne dans la façon dont Javert dansait autour de son collègue, prudent et neutre. Soucieux.
Un coup de feu retentit qui le sortit de ses pensées ; il était temps de reprendre son travail.
Il aurait pourtant aimé voir le jeune homme atteindre sa cible.
Moreau poussa un cri de joie lorsqu'enfin, la balle brisa une bouteille.
Javert applaudit l'exploit.
Il fallait retourner au commissariat.
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Fantine était une jolie femme, Javert devait en convenir. Il l'examinait, la suivant des yeux dans les rues.
" Une belle fille !, sourit Moreau en voyant la direction prise par les yeux de l'inspecteur, si collet monté.
- En effet, se rembrunit Javert. Est-elle mariée ?
- Pas que je sache. Pourquoi ?"
Moreau s'amusait follement.
Il aperçut l'inspecteur cacher encore davantage ses yeux sous les rebords de son grand chapeau et sourit.
Les deux hommes étaient assis à une table au café principal de la place du marché. Il faisait chaud pour un mois d'avril et Moreau avait tellement insisté pour boire un verre de bière fraîche que l'inspecteur avait cédé.
Et maintenant, ils se retrouvaient à examiner les environs, la place devant l'abbatiale, les passants et les passantes...et une certaine jeune femme attirait tous les regards.
" Elle s'appelle Fantine," expliqua inutilement Moreau, pensant impressionner son supérieur.
Mais le temps durant lequel l'inspecteur avait besoin des informations glanées par son secrétaire était terminé. Il avait ses propres mouchards maintenant.
Javert hocha la tête et but un peu de bière, savourant la fraîcheur glissant dans sa gorge.
" Le Père Fauchelevent devrait se méfier," souffla Moreau en désignant le vieillard poussant son cheval à marcher, malgré le poids excessif que transportait la charrette.
Javert regardait et acquiesça, laissant son bavard de secrétaire poursuivre sur sa lancée.
" Un jour, sa charrette se renversera ! Fauchelevent la surcharge ! Il tuera son cheval à la tâche et il sera bien avancé ce jour-là !
- Où a-t-on un cric ?, fit Javert, indifférent à la situation difficile de son ancien allié.
- A l'entrée de la ville, au lieu Flachot, il y a un maréchal ferrant.
- Il faudrait en avoir un au commissariat.
- C'est une excellente idée ! J'en parlerai au maire."
On continua à boire en examinant la ville.
4 000 habitants.
Javert ne connaissait pas tout le monde mais presque.
4 000 ! C'était le nombre de forçats présents à Toulon dans sa jeunesse.
" Il y a encore eu un incident Cavée Saint-Firmin, annonça un gendarme en cherchant des yeux le chef de la police, absent exceptionnellement de son poste.
- Bien, le devoir nous appelle," soupira théâtralement l'inspecteur en replaçant le bicorne sur sa tête.
Il suivit le gendarme, sachant fort bien qu'il allait trouver un nouveau véhicule renversé, peut-être un cheval à abattre ou un enfant blessé.
Javert détestait ces situations.
Mais il avait confiance en monsieur Madeleine. On parlait de travaux qui devaient être menés dans cette rue grâce à l'insistance de l'industriel auprès du maire.
On n'oubliait pas non plus le combat que menait l'inspecteur de police contre les mauvais conducteurs dans la ville.
Les deux hommes faisaient du bon travail.
Aussi étrange que cela soit, Javert avait confiance en un homme qu'il était sûr d'avoir déjà rencontré par le passé. Ce devait être l'ennui qui lui mangeait la cervelle.
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En mars, une réponse arriva enfin de Digne !
Javert déchira l'enveloppe avec une hâte nerveuse, pressé de lire les informations que lui transmettaient enfin ses collègues.
Et il déchanta aussitôt.
Ces idiots n'avaient fait qu'informer la sœur du défunt monseigneur Myriel de la demande étrange de leur collègue du nord.
Ainsi, cette enquête que Javert voulait discrète et basée sur des dossiers de police se transformait en une simple lettre écrite par une vieille dame inconsciente de la gravité de l'affaire.
Mlle Baptistine se perdait en excuses auprès du policier de Montreuil. Son frère était un saint homme, il avait aidé tant de gens, de divers milieux et pour des durées plus ou moins longues.
Elle houspillait gentiment l'inspecteur en lui rappelant qu'à son âge, elle ne pouvait pas se souvenir de tous les noms.
Madeleine ? Peut-être ! Sûrement si le monsieur le disait.
Elle terminait son discours alambiqué, difficile à suivre, sur les vertus de son frère, innombrables et angéliques, par ses prières pour le bien-être du policier.
Et ce fut encore un échec frustrant pour l'inspecteur Javert...
La seule chose de valeur dont parla la vieille bigote fut l'argenterie et les chandeliers, en argent également, que son saint frère avait donnés à un malheureux sorti du bagne.
Naturellement, Mlle Baptistine ne donnait ni date, ni nom, ni aucune précision pour découvrir de quel bagnard cela pouvait s'agir.
Digne était sur la route de Toulon, il n'était pas rare que des bagnards passent par là.
Cela frustra davantage Javert...
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Après mars, vint avril et après avril vint mai.
Le mois de mai était un joli mois. Tout fleuri, tout tendre. Les jeunes filles et les fillettes entonnaient des chansons à la gloire de Marie et du joli mois de mai.
Patiemment, on se tenait devant sa porte pour écouter les chœurs chanter et on glissait ensuite la main dans sa poche pour offrir quelques pièces pour le bouquet de Marie.
Même devant la porte du commissariat, les fillettes osèrent s'arrêter et chanter. L'inspecteur de police fut tellement surpris qu'il en oublia de froncer les sourcils.
Un sourire adoucit ses traits et la musique retentit devant sa porte.
Il s'arrêta de travailler à son bureau et sortit dans la rue.
Des jeunes filles formaient une chorale, mignonne et attendrissante.
Soeur Perpétue accompagnait les jeunes âmes et son sourire rejoignit celui de l'austère policier.
L'hiver était terminé...
Javert imita la folie générale et donna généreusement pour le bouquet de la Vierge Marie.
On approuva.
La ville était belle, les gens affichaient leurs beaux vêtements. Des sourires parmi la foule, des saluts polis, des couleurs embellissaient les tenues. La dentelle était partout. On sentait enfin le printemps renaître.
Le joli mois de mai...
Javert examinait la joie qui s'emparait des passants avec curiosité. Il n'avait jamais connu cela, la religion était pour lui une autorité et un juge, pas une occasion de rire et de plaisanter.
Moreau le vit, resté debout devant la porte du commissariat à observer le manège des filles et expliqua :
" C'est le Mois de Mai. Ces petites vont faire leur communion.
- Toutes ?!
- Non, mais les sœurs leurs font suivre le catéchisme et le maire permet à toutes les jeunes filles le souhaitant de participer aux chansons de Mai. Monsieur l'abbé est d'accord. Alors, les fillettes chantent et frappent à toutes les portes."
Moreau sourit, espièglement, avant d'ajouter :
" Même à la vôtre !
- Ce fut courageux de leur part, je l'admets," approuva Javert, souriant à son tour.
Profitant de la relative bonne humeur de l'inspecteur, le secrétaire proposa :
" Une bière sur la place ? Il fait beau et nous avons bien travaillé."
Javert allait refuser mais Moreau ajouta, pressant :
" Ainsi vous pourrez voir les choses de plus près.
- Très bien," accepta Javert.
Moreau n'en crut pas sa chance.
Prestement, il saisit sa veste et referma la porte du commissariat.
Javert eut envie de rire lorsque, pestant contre sa stupidité, Moreau fut obligé de retourner dans la pièce pour récupérer sa bourse.
Javert ne dit rien mais son visage parlait pour lui. Il faisait beau, la bière était bonne et on entendait les jeunes filles chanter devant la porte de la mairie.
La serveuse offrit des gâteaux aux deux hommes attablés, des oublies. C'était une pâtisserie roulée en cylindre creux, faite de farine et d'eau avec du lait et de l'œuf, le miel la rendait douce à croquer.
La serveuse, une femme assez robuste mais souriant au soleil, proposa un deuxième verre et, au grand désarroi de Javert, Moreau accepta avec entrain.
Le joli mois de mai ne devait pas devenir le joli mois de l'ivrognerie.
Un joli mois.
On vit passer monsieur Madeleine, pressé et préoccupé.
L'inspecteur le suivit des yeux et cela ne passa pas inaperçu.
Moreau avait trop bu pour conserver son sérieux habituel. Il désigna monsieur Madeleine et lança :
" Vous voyez, inspecteur. Vous n'êtes pas le seul à sortir enfin au soleil.
- Monsieur Madeleine ?
- C'est un ermite ! Il ne vit que dans son usine ! Et pourtant, il est très demandé. Même Paris le réclame.
- Paris ?"
Javert était curieux, comme toujours.
" Après la légion d'honneur, il fut question de nommer le Père Madeleine au Parlement. Mais il faudrait pour cela qu'il ait été maire..."
Moreau paraissait tout triste en annonçant cela.
L'inspecteur se mit à sourire, sachant jouer de son secrétaire.
" Invitez-le à notre table ! Il trouvera bien le temps de prendre un verre avec nous, non ?"
Cela fit briller de plaisir les yeux du jeune homme.
" En voilà une idée ! Eh bien ! Oui."
Il n'y avait plus qu'à laisser faire.
Javert resta assis et attendit, le sourire aux lèvres et les yeux brillants de plaisir.
Moreau héla monsieur Madeleine.
L'industriel se retourna à l'appel de son nom et son sourire resta poli.
Javert eut envie d'applaudir l'exploit.
" Vous prendrez bien un verre en notre compagnie, Père Madeleine ?, proposa le jeune homme, inconscient de la tension ambiante.
- Je suis pressé, Moreau. Un verre pour vous faire plaisir et je me sauve," répondit Madeleine en dodelinant de la tête.
- Merveilleux !, " s'enthousiasma le jeune homme.
Moreau leva la main pour attirer la serveuse et de nouveaux verres furent déposés devant les hommes.
" Vous avez conservé le deuil, monsieur Madeleine, constata simplement l'inspecteur. Monseigneur Myriel devait vous être très cher."
Et le regard clair et froid se posa sur l'industriel.
" Il y a des personnes qui vous marquent, même si elles ne sont pas de votre sang. Monseigneur était un saint qui a changé ma vie. Je lui dois le respect et je le lui montre.
- Cela ne m'étonne pas de vous, Père Madeleine, fit Moreau avec chaleur. Vous avez un grand cœur !
- Figurez-vous, monsieur, rétorqua le policier en contemplant l'alcool tournoyant dans son verre, que j'ai envoyé une lettre à Digne. Pour avoir des informations sur ce saint inconnu des hommes. Il serait normal que la ville de Montreuil rende hommage à un tel homme.
- C'est une excellente idée, inspecteur !, s'écria Moreau. En avez-vous parlé au maire ?
- J'applaudis votre initiative, inspecteur. Oui, qu'a dit monsieur le maire ?, intervint Madeleine.
- Je n'en ai pas encore parlé au maire. J'attends le retour du courrier, mentit Javert. Mais je n'ai pas pu résister à la tentation de vous prévenir, M. Madeleine."
Javert eut son sourire, si cruel et si laid, avant d'ajouter :
" Après tout, il me faut avoir des informations précises sur votre statut dans la demeure d'un évêque. Je ne saurai commettre d'impair. Peut-être étiez-vous son valet de pied ? Son jardinier ? Qu'en sais-je ?
- Vous pourriez vous confier à l'inspecteur, Père Madeleine, proposa Moreau, dans sa candeur. Cela évitera des complications administratives."
Javert hocha la tête et attendit la suite, souriant.
Et Madeleine ne souriait pas moins.
" Bien entendu, Moreau, vous avez raison. Surtout que les informations qui pourraient arriver de Digne à mon sujet n'ont aucun intérêt. J'étais un simple garçon d'écurie à l'époque où l'évêque n'était pas encore prêtre. J'étais très jeune mais lui était déjà un saint.
- Un garçon d'écurie ?, répéta Javert. J'en prends bonne note."
Le verre fut vite terminé et Javert regarda M. Madeleine s'en aller, de son pas solennel.
Un garçon d'écurie ?
Cela pouvait se vérifier.
Javert fit bientôt de même et abandonna la fête pour rejoindre son commissariat.
Il avait encore du travail.
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Madeleine arriva à son bureau de fort méchante humeur.
Surveillé, harcelé, tout écart lui coûterait sa liberté et peut-être aussi sa tête. Il en avait assez de cet inspecteur qui pensait, non, qu'il savait, avoir le droit de passer au crible son passé.
Mais, pour une fois, Madeleine lui avait joué un tour.
Monseigneur Myriel avait été proposé pour l'évêché par Napoléon lui-même... On pouvait le lire dans les biographies que certains érudits liés au "parti Prêtre" lui avaient consacrées.
Mais on ne retrouvait nulle part les circonstances qui avaient conduit Monseigneur à la prêtrise... ni le lieu où il avait vécu avant la Révolution qui avait tout détruit sur son passage et l'avait contraint à l'exil.
Madeleine n'avait obtenu ces quelques bribes d'informations qu'après avoir favorisé quelques rencontres fortuites. Cela lui avait pris des années.
Que Myriel était noble de naissance, il le savait grâce aux poinçons sur les chandeliers que l'évêque lui avait donnés et à la conversation que l'évêque avait eue avec sa servante lors du départ de Jean Valjean.
"Mais ce sont les seuls souvenirs qui vous restent de votre famille, Monseigneur.
- Certes. Cela prouve que Notre Seigneur, dans sa sagesse, fait naître l'espoir même des ruines d'un passé mort et révolu," avait répondu Myriel avec jovialité.
Oui, si Javert voulait suivre cette piste pour l'attraper, Madeleine ne pouvait que lui souhaiter bonne chance.
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Suite à cela, l'inspecteur écrivit un nouveau courrier, très poli et respectueux, à l'intention de ses collègues de Digne ET de Mlle Baptistine.
On insistait sur le garçon d'écurie.
Javert se mit à espérer.
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