Chapitre IX
La prochaine rencontre entre l'industriel et le policier, en dehors de ces dimanches passés à entraîner le cheval, produisit une forte impression sur ce dernier.
Une fois de plus.
C'était rare que l'inspecteur se promène dans les champs entourant la ville. Il restait cantonné au territoire des remparts.
Mais le maire avait signalé au policier un souci de voirie dans la campagne et, obéissant, Javert était allé inspecter, délaissant Gymont.
Marchant lentement et profitant du soleil déjà chaud de juin, le policier aperçut clairement M. Madeleine.
Ce fait aurait déjà intéressé l'inspecteur mais ce fut le fusil dans les mains de l'industriel qui l'attira.
Javert en oublia la voirie et les ordres de son supérieur pour filer M. Madeleine.
Il était bon à ce jeu-là. Mais dans les rues des villes. Filer quelqu'un dans les champs et à ciel ouvert semblait illusoire.
M. Madeleine se promenait, profitant lui aussi du beau temps et d'un instant de tranquillité.
Javert ne remarquait qu'à peine la beauté du paysage et les champs à perte de vue, il dardait son regard sur M. Madeleine.
Soudain, l'homme épaula son fusil.
Javert, en véritable chien de chasse, chercha des yeux la proie convoitée. Il ne lui fallut qu'un instant pour apercevoir le lièvre posté dans son gîte. Immobile et assis droit, il se fondait dans le paysage.
Un beau coup de fusil !
Javert attendit de voir agir M. Madeleine.
Mais l'homme ne tira pas. Cependant, lentement, M. Madeleine s'avança. Cette erreur de débutant fit lever les yeux au ciel au policier et le lièvre, conscient du mouvement, s'enfuit à toute vitesse.
Et ce fut impressionnant.
Cela ne prit qu'une seconde à M. Madeleine.
La balle partit et foudroya le sol, si proche du lièvre que celui-ci bondit en l'air avant de courir de plus belle.
Il était évident que le coup avait été raté exprès.
Javert en fut tellement ébahi qu'il commit l'erreur d'avancer à son tour et de faire craquer une branche.
M. Madeleine se retourna vers lui et le policier se retrouva sous la visée de l'industriel.
" Peut-on savoir ce qu'il vous prend ? A-ton-idée de vouloir surprendre un homme qui épaule son arme ? J'aurais pu vous tirer dessus !"
Madeleine ferma les yeux tandis que ses lèvres disparaissaient en une ligne serrée ; il secoua la tête comme s'il voulait repousser une pensée importune.
" Veuillez m'excuser, Javert. Mon arme est un fusil à deux coups et je ne m'y suis pas encore habitué.
Puis, après avoir passé son pouce sur les chiens pour s'assurer qu'ils n'étaient pas armés, il présenta son fusil à l'inspecteur.
Javert relâcha son souffle, il n'avait même pas eu conscience de l'avoir retenu.
Ce n'était pas que le fusil braqué sur lui, c'était les yeux !
Il les avait déjà vus ainsi et ils brillaient de haine en le regardant. Le policier ressentit cela comme un coup de poing en plein ventre.
Malgré lui, il murmura :
" Vous ne portiez pas une barbe à une époque ? Une barbe fournie ?"
Machinalement, le policier s'approcha de Madeleine pour prendre le fusil et l'examiner.
Une belle arme, bien entretenue.
Mais le beau soleil avait gelé et l'inspecteur ne voyait plus la nature autour de lui. Il détaillait le fusil et se souvenait du mousquet qu'il possédait au bagne.
" Si fait, je portais la barbe autrefois. Mais ce n'était pas une question de choix... Je le faisais par convenance. Mais... quel intérêt ?"
Javert secoua la tête sans répondre, il se reprenait enfin et revenait au présent.
" Vous avez un port de tête qui appelle une barbe."
C'était maladroit mais le policier ne voyait pas quel autre mensonge dire.
" Vous avez un beau coup de fusil !, lança Javert en essayant de changer le sujet de conversation.
Madeleine lui adressa un sourire. Presque un rictus, plutôt.
" C'est un compliment que j'apprécie beaucoup de votre part. Je vous ai vu tirer il y a quelques semaines et je me suis dit exactement la même chose à votre propos.
- Vous m'avez vu tirer ?, s'étonna Javert. Je ne tire pas..."
Puis la révélation se fit et les brumes disparurent enfin pour laisser la place à un sourire amusé.
" Oui, chez Moreau ! Vous m'avez vu tirer."
Le policier regardait M. Madeleine avec cette même lueur espiègle dans les yeux que le soir du Nouvel An.
" Je serai curieux de savoir qui de nous deux tire le mieux."
Voilà, c'était dit.
Mais Javert ne bougea pas pour autant, il attendait de voir la réaction de M. Madeleine, si sérieux et composé.
Madeleine qui se contentait de s'appuyer sur le fusil alors que, l'air soucieux et un sourire en coin, Javert ne cessait pas de scruter son regard.
" Je vous préviens, monsieur, que cette terre n'est pas à moi et que, bien que j'aie l'accord du propriétaire pour me promener à mon gré, je n'ai jamais eu de raison de convenir avec lui des indemnités pour la chasse. Donc si vous êtes toujours prêt à mener à bien notre défi particulier, vous devrez vous contenter de tirer sur les cailloux et les arbres.
- Ha ! C'est pour cela que vous n'avez pas tiré le lièvre ! Je croyais que..."
Javert se mit à rire, doucement, avant de chercher nerveusement les yeux de M. Madeleine.
Maintenant qu'il se souvenait de les avoir vus remplis de haine, il voulait les voir remplis d'admiration...ou au pire de dépit.
" Bah ! Nous tirerons sur des branches dans ce cas ! Si vous avez du temps à perdre, bien entendu."
Le menton levé, l'inspecteur lançait un défi clairement visible.
Il voulait voir encore tirer Madeleine. Il y avait quelque chose dans l'attitude de l'industriel qui faisait renaître sa mémoire.
Mais c'était de si vieux souvenirs...
Prenant le silence de l'industriel pour un assentiment, le policier prit les devants.
Javert défit sa cravate, puis, d'un geste simple, il retira sa veste d'uniforme. Ce ne fut que lorsqu'il déposa son chapeau sur le sol en compagnie de sa veste que l'incongruité de la scène lui parvint :
" Veuillez me pardonner, monsieur, mais par cette chaleur, je tiens à mes aises. Je tire mieux ainsi."
Madeleine paraissait perplexe face à ses explications. Pendant un instant, il donna l'impression de chercher une réponse à quelque question difficile. Puis, tout à coup, il se reprit.
" Je n'y trouve là rien d'extraordinaire, inspecteur. Ah ! Une dernière question... personnelle, cette fois. Les arbres troués ne servent qu'à faire du petit bois... Je préfère donc tirer sur les arbres qui sont déjà morts.
- Hé bien soit ! Nous ne tuerons rien aujourd'hui ! Même pas une petite feuille d'arbre !"
Là, l'inspecteur trouva que M.Madeleine en faisait trop mais il ne dit rien.
Il sortit un de ses pistolets et prestement, l'arma. Il avait toujours ce qu'il fallait pour cela mais dans une ville comme Montreuil, il n'en avait nul besoin.
" Quelle cible ? Quelle distance ?, demanda froidement le policier.
- Juste à votre droite, le châtaignier sec. Voyez-vous le petit nœud sur le bois près de la cime ?
- Très bien,"
Et Javert tira. Il manqua la cible de plusieurs pas. Cela l'énerva. Il se recula pour laisser la place à M. Madeleine et là, il se mit à examiner l'homme.
La silhouette, la posture, la carrure.
C'était un homme étrange, trop massif pour ses costumes et cependant, il tenait avec soin et douceur le fusil.
Monsieur Madeleine ne trembla pas sous cet examen, il épaula, visa, tira et atteignit la cible.
Javert applaudit et lança sur un ton admiratif :
" Oui, un beau coup de fusil ! Vous devez être excellent à la chasse, monsieur...ou au braconnage..."
Ce n'était qu'une plaisanterie mais l'espace d'un instant, le regard de M. Madeleine était tout sauf amical.
Javert sourit, de son sourire de fauve, et songea : " te voilà enfin..."
On se quitta peu de temps après avoir discuté des différentes chasses possibles à Montreuil.
Discussion stérile que chacun abandonna avec soulagement.
Javert retourna à sa voirie et M. Madeleine à sa promenade.
Le soir, dans son lit, le policier faisait le point sur ce qu'il savait de Madeleine.
Un homme au passé inconnu, venu dans des circonstances étranges, d'une timidité excessive, faisant tout pour ne pas se mettre en avant.
Un homme qui voulait passer pour doux et placide mais qui avait le feu en lui, peut-être capable de violence.
Un homme bienveillant, certes, qui pouvait être sympathique et agréable, mais était-il ainsi ou jouait-il un rôle ?
Javert se répéta encore :
" Je ne suis toujours pas sa dupe !"
Car les yeux bleus de Madeleine, il les connaissait et de cela le policier n'en démordrait pas !
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Des pièges ! Chaque rencontre avec cet homme suspicieux devenait un véritable traquenard.
Si Madeleine s'en était sorti indemne jusqu'à présent, il ne le devait qu'à la grâce de Dieu.
Il se sentait épuisé.
Même s'il se refusait de l'admettre, il passait ses journées à craindre ces rencontres et devait se faire violence pour ne pas chercher à les éviter. Jusqu'à quand ?
Madeleine se retourna dans son lit.
Le clair de lune tombait en faisceaux étroits sur la bâtisse d'en face.
Quelles étaient toutes ces questions à l'apparence anodine ? Pourquoi est-ce que Javert continuait à dissimuler qu'il le harcelait ?
Pourquoi ne pas l'arrêter et en finir ?
Puisque Javert savait qu'ils s'étaient rencontrés par le passé ; puisqu'il avait insinué qu'il connaissait son vécu. Puisque chaque question que posait l'inspecteur laissait supposer qu'il connaissait parfaitement son identité... Et aussi qu'il la cachait.
Bien sûr, Javert n'osait pas encore exprimer ses soupçons à haute voix, mais tout était là : sa curiosité quant à l'origine de Madeleine, les questions qu'il posait sur son apparence par le passé. Aujourd'hui, il en était même venu à soupçonner que Madeleine était mêlé à du braconnage...
Qui n'a pas porté de barbe, puisque les rasages hebdomadaires étaient toujours reportés ?
Avait-il voyagé ? Comme s'il ne restait pas évident que Madeleine n'avait guère réussi à effacer les traces des nombreux accents qui se mêlaient dans son discours !
Alors qu'attendait-il ?
Que le nombre de preuves qu'il rassemblait contre Madeleine devint écrasant ? Que Madeleine commit enfin un faux pas qui le trahirait irrémédiablement ?
Madeleine était en nage ; il s'essuya le visage avec une manche.
Javert pensait-il que, harassé et à bout de forces, il finirait par confesser ses crimes et par implorer la clémence ? Qu'il supplierait d'être renvoyé aux galères dans le but de conserver la raison ?
Madeleine sauta du lit et se mit à arpenter la pièce.
Peut-être Javert craignait-il aussi de faire un faux pas ? Une erreur qui lui coûterait définitivement sa carrière ?
Non, ce n'était pas sa façon de faire et il l'avait prouvé à maintes reprises.
Et si, après tout, Javert ne l'avait pas reconnu ?
" Il a peut-être vu en moi un ancien galérien, et sait même que j'étais à Toulon... Mais il doit établir mon nom avant de demander un mandat d'emporter ! Et si je ne le reconnais pas après toutes ces années, il se peut que lui ne reconnaisse pas plus Jean le Cric."
Mais combien, combien d'années exactement, bon Dieu ?
Madeleine s'arrêta brièvement et regarda vers l'armoire en acajou. Toutes les réponses dont il avait besoin étaient cachées derrière ce meuble affreux...
" Voici les états de service de cet inspecteur, Monsieur Madeleine. Le reste est plus difficile à obtenir et ne peut être produit de sitôt," lui avait dit son agent de commerce en lui confiant la lettre.
Les états de service de Javert ! Son entrée au bagne et aussi son départ ; ses affectations dans la police et aussi les raisons pour lesquelles il avait été écarté de son poste.
" Corruption", avait assuré le député.
Une vie entre ses mains...
Il serait si facile de la briser et de retrouver la sécurité !
Se promener à nouveau dans la forêt sans rien d'autre en tête que ses affaires et ses livres !
Pouvoir respirer librement sans ressentir que l'air lui oppressait la poitrine !
Respirer en toute sécurité enfin ! Confiant et en paix.
Madeleine ouvrit la fenêtre en grand pour laisser y pénétrer la nuit.
La lune avait tourné et seules les étoiles étaient visibles. Majestueuses et froides, elles semblaient scintiller au loin. Madeleine leva le visage vers elles et ferma les yeux.
" Respirer, oui. Mais... À quel prix, doux Jésus ? Combien de fois dois-je te clouer sur ta croix avant d'apprendre que seule ta volonté importe ?"
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Quelques jours étaient passés depuis la scène de chasse, Javert n'avait plus rencontré M. Madeleine. Il ne savait pas si c'était dû au hasard ou à une simple coïncidence !
L'inspecteur attendait mais l'attente avait changé subtilement. Ce n'était plus l'espoir sans cesse éteint de partir dans un autre poste. Ce n'était plus cette attente désespérante de l'hiver durant lequel les jours sont courts et les nuits sont froides.
C'était l'attente du chasseur qui espérait sa proie.
Il espérait maintenant.
Que Madeleine fasse un mauvais pas.
Que sa duplicité soit prouvée.
Il gardait sans cesse les yeux dans son dos, à le surveiller.
Et dans le même temps, Moreau lui cassait la tête avec ses histoires de mairie.
Monsieur Bamatabois voulait se présenter, monsieur Warnault faisait le tour des familles les plus puissantes de la région afin de se faire des alliés, monsieur Auguste de Lhomel jouait de son importance au-niveau de la paroisse pour être accepté...et monsieur Pierre Delapasture de Verchocq souriait, illisible...
Monsieur le maire actuel n'attendait que son renvoi pour voir entrer monsieur Madeleine à la mairie. Le roi allait sans nul doute le nommer au poste.
Ce n'était qu'une question de jours.
Javert éprouvait une inquiétude bien légitime en sachant que bientôt il allait devoir courber la tête devant M. Madeleine.
Il lui fallait trouver une solution ! Soit arrêter de filer l'homme, soit prouver une bonne fois pour toute sa culpabilité, soit partir.
" Monsieur Madeleine à la mairie ! Ce serait une bonne chose, ajouta Moreau. Mais il est tellement humble notre bon monsieur Madeleine, il a déjà refusé, vous savez inspecteur ?
- Refuser la mairie ?!, s'étonna Javert.
- Il a même refusé la légion d'honneur !, se mit à rire Moreau. Monsieur le maire en a été tellement scandalisé qu'il a fait le siège de l'usine pendant une semaine !
- Tiens donc ?!
- Pendant une semaine ! Monsieur Madeleine a expliqué qu'il ne méritait pas un tel honneur, qu'il n'était pas un soldat mais juste un industriel. Il a reçu une récompense à l'exposition de l'industrie pour son jais noir."
Javert s'était assis devant Moreau et l'écoutait dévoiler des pans du passé de M. Madeleine, ébloui d'en apprendre encore sur cet homme qu'il pensait si bien connaître.
" Un brave homme, ce monsieur Madeleine, mais si humble et modeste. Il ferait le bonheur de Montreuil s'il devenait maire !"
Moreau souriait toujours avant de reprendre le travail qu'il avait entrepris. Classer les rapports de l'inspecteur selon des thématiques : voirie, ivrognerie, insultes...mais il était perdu lorsque des affaires correspondaient à plusieurs thèmes.
" Vous diriez que l'affaire Monge se classe dans quelle catégorie, inspecteur ?
- La disparition d'un chat pourrait être comptée comme une fugue."
Moreau hésita avant de prendre cela au sérieux mais il n'hésita plus à rire lorsqu'il aperçut l'étincelle espiègle qui brillait dans les yeux de son supérieur.
" Je crée une nouvelle classification : chat !
- Dieu ! Alors vous pouvez ranger toutes les dépositions de madame Monge, cela va alléger vos dossiers," termina Javert.
Un franc éclat de rire retentit dans le poste de police, cela arrêta des passants qui en furent surpris.
Rire dans un poste de police ?! Surtout celui-là.
Le point positif de ces nuits d'hiver était une comète.
Après chaque patrouille, pour profiter du reste de sa nuit, Javert se promenait sur les remparts de la ville et observait les étoiles.
Depuis quelques jours, une comète était visible dans la constellation de Pégase et le policier en profitait.
Comme tous les soirs...
Présage de réussite ? Ou de défaite ?
Seule sa mère, la gitane, aurait pu répondre...
Le policier en était incapable.
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Et puis la nouvelle tomba.
Elle fit l'effet de la foudre pour l'inspecteur.
La ville était en effervescence. Un nouveau maire avait été choisi. Sans élection, par la nomination directe du roi.
La population l'avait poussé à accepter, malgré ses réticences et ses dénégations.
Il avait pu y échapper la première fois, il ne pouvait plus se désister éternellement.
Car cet homme, qui redoutait profondément d'être au centre de l'attention, avait trop attiré les regards sur lui en refusant un tel honneur.
Au-delà de cela, quelqu'un lui avait fait comprendre sa lâcheté... et son refus de servir ceux qui avaient besoin de son effort.
Avant tout, cet homme avait besoin de croire que, contre toute espérance, il était accepté et accueilli parmi ses semblables.
Il se résigna avec un sourire, et toute la ville applaudit sa décision.
Monsieur Madeleine portait l'écharpe de maire !
Et l'inspecteur Javert regardait cela avec horreur.
Un coup de coude dans les côtes le ramena à son compagnon, debout à ses côtés, hilare, attendant avec impatience le discours de monsieur le maire.
Antoine Moreau était tellement heureux !
" Vous verrez, inspecteur ! Monsieur Madeleine va améliorer la ville, il sera plus à l'écoute des gens ! Il va se charger des problèmes, il va..."
Javert se sentait mal, il écarta un instant son col de cuir, il se sentait étouffer. Les gens applaudissaient, la foule était en liesse.
Et le policier voyait un criminel se faire encenser !
Il avait laissé faire cela mais quelles preuves avaient-ils contre l'homme ? Rien, rien que des soupçons.
Sa jambe, sa timidité, son adresse au tir, ses yeux bleus, son passé obscur, sa richesse incompréhensible...
" Vous allez bien, inspecteur ?, demanda, conciliant Moreau.
- Il fait chaud, haleta Javert. Je vais..."
Mais nul ne sut ce qu'allait dire l'inspecteur.
Monsieur Madeleine était monté sur une estrade, placée devant l'entrée de l'abbatiale Saint-Saulve, à ses côtés, l'encadrant, l'ancien maire et le père abbé. Plus loin il y avait M. Magnier, en uniforme de la gendarmerie, imposant de solennité.
Tous arboraient des sourires heureux.
Tous sauf Monsieur Madeleine qui paraissait intimidé.
Une salve d'applaudissements l'accueillit.
Et M. Madeleine se mit à parler.
" Ah... Voisins de Montreuil... Euh !... Amis :
Sa Majesté le Roi m'a accordé un honneur qui me fait sentir très humble. Euh... C'est avec humilité que je me tiens devant vous aujourd'hui pour honorer son commandement et... pour vous remercier de votre confiance."
Madeleine releva la tête puis regarda autour de lui. D'un geste brusque, il rangea dans sa poche la feuille qui contenait son discours.
" Tout cela pour vous dire que... ah !.. Avec l'aide de Dieu, je vais essayer de faire de notre ville un lieu où le pain sera accessible à tous ceux qui voudront travailler. Un endroit assez prospère pour que vos enfants ne soient pas obligés de quitter la terre ; un endroit où se promener en toute sécurité sera possible. Euh... Ces objectifs sont très simples, mais ils sont difficiles à atteindre. Aussi, je compte sur l'expérience de ces messieurs que vous connaissez bien..."
L'industriel inclina brièvement la tête à l'adresse de l'ancien maire, puis vers le capitaine de la gendarmerie.
" Mais je vois qu'il nous manque quelqu'un... Inspecteur Javert !
L'inspecteur se sentit blanchir à l'appel de son nom par monsieur Madeleine. Il se préparait à partir. Retourner dans son poste de police pour y respirer enfin plus librement.
Lentement, Javert se retourna et aperçut le regard vif de M. Madeleine posé sur lui.
C'était le regard du supérieur sur son subalterne.
Javert frémit et s'approcha.
Comme un chien obéit à son maître.
Dans un état second, il monta les quelques marches de l'escalier de bois et rejoignit ces hommes si impressionnants et si solennels.
Il se sentit gauche avec sa canne à pommeau plombé et son chapeau à la main.
Monsieur Madeleine le fit venir tout près de lui d'un simple regard appuyé.
Ce fut une révélation pour les deux hommes.
Il était loin le temps de l'indépendance et de la liberté pour l'inspecteur, les rôles avaient changé.
" Inspecteur Javert, fit calmement M. Madeleine, je tiens à vous avoir près de moi. Un bon maire se doit d'avoir un bon chef de sa police, n'est-ce-pas ?"
Javert n'eut pas le temps de répondre, monsieur Pierre Delapasture de Verchocq lança, avec un ton condescendant :
" Il le sera, monsieur Madeleine, il le sera. L'inspecteur Javert est un homme efficace et dévoué, il a parfois simplement besoin qu'on lui rappelle les limites de son autorité. N'est-ce-pas Javert ?"
On rit, amusé et moqueur, sans forcément de volonté de nuire.
" Oui, monsieur," réussit enfin à articuler l'inspecteur.
Mais il était impossible de savoir si le policier répondait à M. Madeleine ou à M. Delapasture de Verchocq.
Javert dut rester au garde-à-vous, présent durant toute la cérémonie et les discours innombrables qui furent déclarés.
Quelque part, cela avait du sens.
Il y avait l'Eglise, l'Etat, l'Armée et la Police.
Tous devaient être unis et tous devaient travailler ensemble.
Un homme comme l'inspecteur Javert se devait de le comprendre.
Lorsque tout ce moment solennel fut terminé. M. Madeleine, entouré des notables de la ville, devenus les membres de son conseil municipal, descendit de l'estrade, les bras chargés d'une gerbe de fleurs que la plus méritante des communiantes lui avait apporté.
Un sourire bienveillant, une caresse sur une joue et M. Madeleine avait remercié la jeune fille avec effusion.
Enfin, Javert put s'échapper à toute cette cérémonie.
Le policier erra dans les rues, oubliant un instant que son poste de police était situé juste en face de la mairie. Une position pratique avait-il pensé lors de son arrivée.
Il allait ressentir le poids de M. Madeleine à chaque instant de sa vie dorénavant.
Pesamment, l'inspecteur retourna au commissariat et il fut surpris d'être interpellé dans l'ombre d'une ruelle.
" Alors, inspecteur ? Que dites-vous de cela ?
- Que voulez-vous que je vous dise Fauchelevent ?, claqua férocement le policier.
- Madeleine est un menteur mais un bon menteur ! Il est monté haut !
- Il est intouchable maintenant," admit amèrement Javert.
Le Père Fauchelevent sortit de l'ombre et s'approcha du policier. Le vieil homme était laid tellement il était obnubilé par sa jalousie envers ce parvenu de Madeleine.
" Non, il n'est pas intouchable ! Il faut chercher !
- Quoi ? Je n'ai rien contre lui ! Aucune preuve, rien !
- Et son argent ?, cracha Fauchelevent, venimeux.
- Je n'ai rien !
- Vous me décevez, inspecteur ! Je pensais que vous étiez intègre et..."
Mais Fauchelevent ne put achever sa phrase, Javert s'était jeté sur lui et il le clouait contre le mur de briques. Un de ses bras était posé sur la gorge du vieux mouchard et appuyait sans douceur.
" Ta gueule !, grogna Javert. Ajoute un seul mot et je te casse les dents ! Remets en cause mon intégrité et je te maquille soigneusement.
- Pitié, insp... Pardon."
Desserrant son emprise, Javert lâcha Fauchelevent. Le vieil homme tomba sur le sol, comme une poupée de chiffon et se frotta la gorge pour respirer plus librement.
" Tu as raison pour Madeleine, il cache quelque chose mais je n'ai rien ! Je continue à chercher mais pour moi, il est intouchable ! Laisse-moi du temps, vieux fouineur, et tu vas voir comme je vais le faire tomber de son piédestal."
Javert s'approcha de Fauchelevent et se pencha vers lui.
Effrayé par une nouvelle violence de la part du policier, Fauchelevent leva les bras et protégea sa tête.
" De ton côté, continue à fouiner. Et rapporte-moi la moindre chose qui te semblera suspecte.
- Oui, inspecteur, " réussit à haleter Fauchelevent.
Javert acquiesça et poursuivit sa route vers son commissariat.
La foule était toujours sur la place et on improvisait un bal populaire. Monsieur Madeleine avait disparu, sans nul doute on lui faisait les honneurs de son nouveau bureau à la mairie.
Le policier s'assit à son propre bureau au commissariat, songeant avec effroi que le lendemain matin allait avoir lieu sa première rencontre officielle avec monsieur Madeleine.
Cela donna envie au si digne inspecteur de Première Classe de se noyer dans une bouteille d'eau-de-vie.
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Madeleine en avait assez d'être au beau milieu d'un tourbillon qui, à son avis, n'avait aucun sens.
Alors que les notables se dévisageaient entre eux, fatigués d'essayer d'attirer son attention en prenant de belles résolutions et en protestant de leur dévouement aux causes que le nouveau maire avait si superficiellement exposées, Madeleine s'amusait à tripoter les plumes et l'encrier de son nouveau bureau.
Ils étaient quelque chose de tangible et d'utile.
Indifférent au ronflement parsemé de rires discrets qui régnait dans celui qui était déjà son bureau, l'industriel levait parfois les yeux pour regarder les murs et le mobilier. Puis les rabaissait vite fait, dépassé.
Il était vrai qu'il avait déjà été dans ce bureau où rien ne lui était totalement inconnu.
Mais il n'avait jamais remarqué auparavant la grande porte-fenêtre aveuglée par de lourdes tentures, ni les meubles soigneusement cirés, ni la profusion de tableaux sombres qui créaient une atmosphère lourde et dense.
" Impatient de prendre possession de votre siège, Monsieur Madeleine ?, lui dit en aparté Delapasture de Verchocq.
- Je ne suis pas pressé, monsieur... Je pense qu'il me sera trop grand !
- Ne soyez pas si modeste, mon ami. L'humilité et l'allant font rarement bon ménage. L'on attend à présent que vous preniez en charge la défense de vos administrés et que vous serviez leurs intérêts... Et les personnes que vous croisez chaque jour dans la rue attendent de vous plus que de raison, vous pouvez en être sûr.
- Ah ! Je peux gérer des budgets et veiller à ce que les règlements soient appliqués... Répondre à des expectatives dont je ne connais même pas la nature va être beaucoup plus difficile."
Delapasture de Verchocq pouffa de rire. Il sécha une larme de sa main tremblotante.
" Vous allez bientôt apprendre que les seules expectatives qui comptent vraiment sont les vôtres. Que peuvent savoir les gens du commun à propos de la gestion d'une municipalité... Ha ! Si ce n'est pas le député local qui nous honore de sa présence !"
Et en effet, M. Callard arrivait avec un petit paquet sous le bras et un gros sourire aux lèvres. Toutes les têtes se tournèrent à l'unisson vers lui.
" J'espère que vous saurez excuser mon retard. Des affaires urgentes m'ont retenu à Arras... Vous comprendrez que de telles éventualités ne sont pas aussi rares que je le souhaiterais..."
Un murmure d'approbation traversa la société lorsque le député ôta son chapeau avec un naturel bien étudié et pourtant parfaitement charmant.
Madeleine se surprit à examiner ses manières et, en quelque sorte, à s'émerveiller de son savoir-être.
" Monsieur le Maire ! Veuillez bien me croire, je suis désolé d'avoir manqué votre discours... En guise de compensation, je vous apporte ce cadeau qui, je l'espère, vous sera utile."
Callard lui présenta le paquet, deux petits livres maintenus par un joli ruban blanc.
La couleur de la monarchie que tous deux servaient désormais.
" Voici vos exemplaires du "Manuel alphabétique des maires", déclara le député avec un sourire éblouissant. Ce n'est pas un ouvrage exhaustif, bien sûr, mais il servira à vous initier aux mystères de l'administration."
Des sourires chaleureux saluèrent le trait d'esprit du député, qui rit de sa propre boutade avec la discrétion que l'on peut attendre dans de tels cas. Puis monsieur Callard prit un air conspirateur avant de saisir Madeleine par le bras et l'emmener dans un coin tranquille.
" Avez-vous attendu que j'arrive pour faire servir le vin de bienvenue ? J'apprécie le geste, mais ce n'était pas nécessaire... Vous auriez dû ...
- Ah ! Je n'ai rien prévu...
- Madeleine, Madeleine... Vous êtes tout à fait novice à ce jeu. Je le vois bien et je souhaite vous venir en aide... Car c'est à cela que servent l'expérience et les amis, n'est-ce pas ? Commencez par vous entourer de collaborateurs compétents : de nombreuses petites questions comme celle-ci sont dans mon quotidien. Elles sont agaçantes, mais elles ont leur importance et vous ne pourrez pas toutes les contrôler. Savez-vous qui s'occupe du protocole pour moi ? Mon épouse ! Je serais perdu sans elle... Oui, Monsieur le Maire, trouvez-vous une femme intelligente qui sache tenir salon : vous aurez bien besoin d'elle."
L'industriel regarda les livres qu'il tenait à la main, et l'homme qui les lui avait donnés. Il commençait à comprendre l'étendue de l'erreur qu'il avait commise en acceptant sa charge.
C'est du moins ce qu'il pensait.
Le député qui, dès son arrivée, avait merveilleusement réussi à détourner l'attention de Madeleine, avait entreprit d'agrémenter les conversations puis, ensuite, de les conduire. Au bout d'un moment, il répondit à un hochement de tête discret de l'un de ses assistants, coiffa son chapeau et lança d'une voix joyeuse :
" Messieurs, saluons l'arrivée de notre bon monsieur Madeleine à la mairie de Montreuil : le restaurant de l'Hôtel de France nous attend !"
La coterie du député applaudit, tout en adressant des regards bienveillants à Madeleine.
Mais arrivés à ce point de la soirée, le nouveau maire, saturé, ne se donnait plus la peine d'écouter... Qui plus est, il n'avait cure de ce qui se passait autour de lui.
Une terrible idée l'avait assailli et le faisait tourner en rond : il venait de comprendre l'une des plus terribles facettes de la folie vers laquelle il s'était laissé entraîner.
Il réfléchissait à son nom ; puis au fait qu'il était faux.
Il se souvenait de sa condamnation au bagne, qui l'avait aussi frappé de mort civile.
Jean Valjean était, à tous les effets, mort.
Il n'avait plus de droit à la propriété, ni de vote, pas de droit au mariage, l'autorité parentale ne pourrait jamais lui revenir...
Donc il ne resterait d'autre choix à feu Jean Valjean que de signer des centaines de documents sous un faux nom.
Chacune de ces signatures serait un crime.
Des faux en document public seraient punis avec une telle sévérité que plusieurs vies ne suffiraient pas à purger la peine que tout juge lui infligerait...
Et pourtant...
Quelque chose en lui criait sans cesse qu'il valait la peine d'encourir ces dangers. Et que c'était même son devoir.
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Éventuellement, le cauchemar prit fin.
Madeleine laissa les notables de la ville à leur vin pour rejoindre sa chambre et ses soucis.
Alors qu'il était seul, ils lui semblaient plus supportables.
Le lendemain, il se rendit à la mairie avant l'aube, déterminé à sacrifier les matinées des prochaines années au service public. Il avait buté sur la porte fermée et le concierge qui ne répondait pas.
Madeleine se dit alors que cela lui servait de leçon pour ne jamais s'être intéressé aux horaires des fonctionnaires publiques.
Tandis qu'il attendait devant la porte en se sentant stupide, il aperçut trois ménagères qui se dirigeaient vers la Canche portant de grands paniers appuyés sur leurs hanches.
" Hé, Père Madeleine !, lui cria la doyenne. Voyons voir si vous arrivez à faire réparer le vieux lavoir !
- Oui, cela nous éviterait d'avoir à nous relayer de l'aube au soir pour faire la lessive. C'est ça ou se faire crêper le chignon par la voisine : on ne rentre pas toutes dans le lavoir qui reste !
- Si on avait deux lavoirs nous pourrions rester bien au chaud avec nos maris un peu plus longtemps,", ajouta en riant la troisième.
Madeleine avait porté la main au chapeau en guise de salutation. Pour faire bonne mesure, il avait ajouté un sourire au geste.
" Mais qui est l'insensé qui frappe à pareille heure ? Ah ! Monsieur le Maire !"
Le visage du vieux Martin pâlit jusqu'à prendre le même ton que les bretelles qu'il venait d'oublier de remonter. Interdit, il traîna les pieds devant Madeleine jusqu'au bureau du maire.
" Quand est-ce que l'adjoint du maire arrive ?, lui avait lancé Madeleine, non sans gentillesse.
- Vers neuf heures, monsieur.
- Veuillez aller le chercher."
Madeleine fit mine de ne pas remarquer l'irritation qui, petit à petit, prenait le dessus sur la crainte qu'éprouvait le pauvre homme.
" Je veux bien, Monsieur Madeleine... Mais il a l'habitude de dormir chaque nuit dans un lit différent, si vous voyez ce que je veux dire," s'exclama le concierge.
Madeleine tordit le geste mais se refusa à montrer sa désapprobation. Il la garderait pour plus tard et, surtout, pour l'homme concerné.
Le bureau était encore bien sombre, l'atmosphère chargée de l'odeur du tabac froid. Le nouveau maître des lieux posa son chapeau sur la table, ouvrit les fenêtres puis s'approcha du fauteuil à oreilles qui faisait face aux étagères. Sans trop y réfléchir, il parcourut de ses doigts le dos des cartons alignés jusqu'à atteindre ceux de 1821, s'assit et commença à lire.
C'était mourir d'ennui à une heure où il devrait encore dormir.
Madeleine bâillait en passant au crible les revenus que la location de pâturages, des dépendances et des habitations appartenant au patrimoine municipal avait rapporté à la ville.
Il ne pouvait pas faire grand-chose de plus jusqu'à ce que son adjoint le mette au courant des affaires en cours.
Et dire qu'il avait abandonné sa routine pour cela !
Quelqu'un frappa à la porte et Madeleine, remerciant le ciel, se leva pour ouvrir. C'était une juste marque de courtoisie envers celui qui avait décidé d'entreprendre sa tâche si tôt.
Il changea d'avis dès qu'il distingua l'impressionnante carrure de l'inspecteur Javert sur le pas de la porte.
Lorsqu'il entendit le claquement de talons qui accompagnait la profonde inclinaison de la tête du policier, Madeleine sut immédiatement qu'il devait retourner derrière son bureau.
Il sentait que, dans le but d'éviter de futurs malentendus, il se devait de faire goûter à cet ennemi coriace son autorité dès le premier instant. Et aussi que l'idée de le faire ne lui déplairait pas autant qu'il l'aurait peut-être fallu.
" Prenez place, inspecteur," lança Madeleine en désignant un siège.
Cela surprit le policier qui resta un instant abasourdi, avant de se reprendre et de s'incliner très profondément.
" Non, merci monsieur le maire."
Puis, l'inspecteur se plaça au garde-à-vous, les jambes bien droites et le chapeau glissé sous le bras.
Il attendit, silencieux, que monsieur le maire daigne lui parler, l'interroger ou lui donner des ordres. Selon son bon plaisir.
C'était inhabituel de voir l'inspecteur, toujours assez vif, rester aussi calme et posé.
Madeleine examina l'homme en prenant soin de rester impassible.
C'était difficile.
Il hésitait entre interpréter le refus de l'inspecteur comme une de ses nombreuses manifestations d'hostilité ou comme une marque de respect.
Il y avait quelque chose d'autre et le maire n'arrivait pas à mettre le doigt dessus ; car Madeleine ne parvenait même pas à traduire en mots cette sensation pressante et vague qui, néanmoins, le troublait.
" Qu'est-ce ?, dit-il, en montrant les feuillets que Javert portait dans sa main gantée.
- Mes états de service, monsieur le maire.
- Ah !"
Madeleine commença à lire, prenant tour à tour les documents pour les comparer. Gravement... Mais aussi avec un intérêt qu'il espérait que Javert ne soupçonnait pas.
Tout était là !
Ses origines humbles, l'abandon où il avait grandi, son temps de service au bagne ; ses plus grands succès et aussi quelques mentions qui lui faisaient honneur... Pour finir par sa mise en cause pour corruption, et aussi les raisons qui l'avaient mené là. Il avait été déplacé par mesure disciplinaire.
Madeleine en fut estomaqué.
Il n'y avait, cependant, aucune référence à ses troubles affaires personnelles. Cela satisfaisait le maire.
Monsieur Madeleine était impressionnant.
Javert n'en avait pas encore eu vraiment conscience.
Les rares fois où les deux hommes s'étaient rencontrés, ils étaient restés des...égaux, voire Javert avait traité Madeleine avec hauteur.
Ce temps était terminé.
De son bureau, le regard de monsieur le maire était tout sauf amical et le policier savait très bien reconnaître l'autorité.
Cet homme n'avait pas peur de lui !
Par contre, il n'y avait plus aucune trace de bienveillance dans les yeux clairs de monsieur Madeleine.
Le policier songea, amer, qu'il allait peut-être ne plus avoir le temps de s'ennuyer derrière son bureau ou dans les rues de la ville maintenant.
Madeleine plia soigneusement les documents et les rendit à leur propriétaire.
" Autre chose que je devrais savoir, inspecteur ?"
Javert avala avant d'ajouter :
" Mes horaires de travail doivent être revus, monsieur. Dès que vous en aurez décidé, je les appliquerai.
- Eh bien... Ils le seront.
- Monsieur Moreau reste-t-il à mon service ?"
Question importante ! Monsieur Madeleine acquiesça :
" Oui, il conservera son service partagé. Le matin au poste de police et l'après-midi à la mairie."
Javert se détendit, imperceptiblement, cela se lisait dans le relâchement de ses épaules. L'aide de Moreau avec la paperasse était irremplaçable, s'en passer revenait à multiplier les heures supplémentaires pour l'inspecteur.
Javert se détendit et monsieur Madeleine asséna tout à coup :
" Mais pour le moment, je pense que nous devrions commencer dès que possible. En attendant que je prenne connaissance des affaires en cours, je vous charge de visiter les lavoirs au bord de la Canche et de faire l'inventaire des lieux. Je voudrais que vous vérifiiez la sécurité de celui qui est actuellement en service et, surtout, que vous signaliez les défauts de l'ancien lavoir à cet égard."
Cela étonna à nouveau l'inspecteur.
Ce n'était pas une décision stupide ! Le lavoir était en effet vétuste et dangereux.
Une certaine chaleur se fit entendre dans sa voix lorsqu'il répondit :
" Très bien, monsieur. Vous aurez mon rapport dans la matinée.
- Quand vous aurez fini, ajouta monsieur Madeleine, et puisque vous serez au bord de la rivière, faites l'inventaire des boîtes fumigatoires pour le secours des noyés. Je dois savoir où elles se trouvent et leur état actuel. Veillez à ce qu'elles soient signalées si cela n'a pas été fait auparavant. Et... après cela, faites de même avec les secours en cas d'incendie : détaillez les endroits où ils se trouvent, comptez les seaux disponibles, examinez l'état des pompes et autres machines... et assurez-vous qu'elles sont correctement indiquées."
Là, Javert eut un instant d'hésitation avant son habituel "très bien, monsieur", il se demanda si M. Madeleine se rendait compte des déambulations que cela allait l'obliger à faire.
Mais, comme rien d'autre ne vint, il dut acquiescer.
" Je suis sûr que Gymont appréciera l'exercice, alors n'hésitez pas à le réclamer au capitaine Magnier," ajouta finalement le maire, impassible en apparence.
Javert se dit que jamais il n'allait autant prouver l'utilité d'un cheval pour un policier.
Il s'inclina pour remercier mais ne put s'empêcher de répondre sèchement à M. Madeleine, tellement il était agacé d'avoir une démarche aussi ridicule à accomplir et qu'un garde-champêtre aurait très bien pu faire :
" Une dernière chose, monsieur le maire. Avec monsieur Pierre Delapasture de Verchocq, je devais venir au rapport tous les matins. Préférez-vous un autre horaire ?
- Non, inspecteur. Et j'apprécierai que vous soyez aussi matinal que vous l'avez été aujourd'hui.
- Je suis toujours matinal, monsieur le maire."
Et Javert salua avec déférence son nouveau supérieur.
Les lèvres pincées, monsieur le maire le regarda partir. Il était impressionné par la soudaine docilité de l'inspecteur. Plus qu'impressionné, il en était bouleversé.
L'homme n'avait même pas sourcillé lorsqu'il lui avait ordonné de faire ce qu'une brigade de gendarmerie tarderait une semaine à accomplir !
Madeleine ressentit brutalement la culpabilité. Ou était-ce autre chose ?
Il réalisait tout à coup que, dorénavant, il aurait à nouveau le destin de l'inspecteur Javert entre ses mains.
Tous les jours.
A chaque instant.
Il se promit d'être aussi prudent que possible... Et de demander le pardon de Dieu pour la haine qui, de temps à autre, remplissait ses pensées de fiel.
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Dire que l'inspecteur était en colère était loin de la vérité.
Ha monsieur le maire voulait le promener partout dans la ville !?
Ha il voulait lui faire vérifier les équipements de secours ?! Ce qui était une tâche plutôt dévolue à un commissaire !
Qu'à cela ne tienne ! Il y passerait la journée, il y passerait la nuit s'il le fallait mais il allait ramener un dossier complet à "monsieur le maire."
Le malheureux pêcheur qu'il interrogeait se méprit sur le regard mauvais du policier et balbutia :
" Des équipements contre les noyades ? Mais non, inspecteur, on a pas ça ici !"
Javert se retint de secouer le vieillard et reprit simplement ses questions :
" Mais si ! Voyons ! Des boites fumigatoires ? Des cordes ? Une barque ?
- Ça, des barques oui, mais des boites...quoi ?"
Javert se frotta les tempes, doucement, avant de reprendre l'interrogatoire.
Cela présageait d'une longue et dure journée pour l'inspecteur.
A midi, le maire reçut à son bureau le rapport de Javert sur l'état délabré du lavoir, assorti de plusieurs témoignages d'habitantes qui expliquaient ce qui n'allait pas et ce qu'il faudrait arranger.
A deux heures, Moreau se présenta à la mairie, il en avait été chassé sèchement par l'inspecteur qui essayait de faire le point avec M. Magnier et d'autres gendarmes sur les services de secours face aux incendies.
A seize heures, on commença à s'étonner de voir le chef de la police parcourir en tous sens la ville à la recherche des seaux et des pompes.
Pire ! On le moqua !
A dix heures du soir, sans avoir bu ni mangé de la journée, l'inspecteur Javert se présenta à l'usine de M. Madeleine.
Il avait laissé son cheval à l'écurie de la caserne, Gymont était épuisé et renâclait à la tâche.
Un lourd rapport se trouvait sous le bras du policier, comportant plusieurs pages et faisant le bilan des équipements. Introuvables, vétustes, inutilisables.
Javert avait travaillé avec rage et avec efficacité.
Maintenant, il ne lui restait qu'un lieu à visiter.
Et par les dieux, il allait le faire ce soir !
L'usine de M. Madeleine !
La démarche déterminée, martiale, retentit dans l'atelier vide. Madeleine abandonna la petite chaîne qu'il avait fabriquée pour tester la résistance du nouveau sertissage et releva la tête.
Non, il ne s'était pas trompé : il s'agissait bien de Javert.
" Bonsoir, inspecteur. Qu'est-ce qui vous amène ici ? Je ne m'attendais pas à vous revoir avant demain... et à l'hôtel de ville," dit Madeleine sans quitter son tabouret de travail pour le recevoir.
Le chef de la police s'approcha du bureau de monsieur Madeleine et d'un geste brutal, il claqua juste devant le nez de celui-ci le dossier relatif aux équipements de secours de la ville, quels qu'ils soient.
" Il faut tout remettre en état, monsieur, voire acheter des nouveaux équipements. J'ai joint la liste de ce qu'il faudrait, monsieur. Si, bien entendu, vous avez le loisir d'en parler au prochain conseil."
Il avait parlé vite, il avait parlé sèchement, mais Javert en avait soupé de cette situation.
Et il attendait, sinon des compliments, au moins une reconnaissance de son travail.
Madeleine regarda le tas de papiers, puis l'homme qui les avait apportés. Insaisissable, comme à son habitude, Javert affichait sur le visage une expression qu'il aurait été trop facile de qualifier d'arrogante.
Le maire serra les mâchoires. Quelle heure pouvait-il être ? Trop tard pour continuer à travailler, sans doute.
" Veuillez me suivre, inspecteur. Nous serons plus à notre aise dans le bureau."
Sans attendre de réponse, Madeleine se saisit du seul quinquet encore allumé dans l'usine et le précéda.
Le pas rythmé qui le talonnait réveillait de vieux souvenirs et mit ses sens en alerte. Serrant les poings, l'ancien forçat fit son mieux pour se convaincre que l'époque où il était escorté jusqu'aux cachots du bagne n'était pas près de revenir.
Monsieur Madeleine, riche bourgeois au-dessus de tout soupçon, prit place derrière son bureau et commença à parcourir les lignes de calligraphie serrée. A la fin du sixième feuillet, déjà serein, il leva les yeux.
" Et vous dites que vous avez vérifié tous les équipements de sécurité de la ville ?"
La question prit tellement Javert au dépourvu qu'il claqua, malgré lui :
" Evidemment ?! Que pensez-vous que j'ai fait aujourd'hui ? Une promenade sur les remparts ?!"
Puis il se fustigea et baissa la tête, terriblement conscient de son impolitesse :
" Oui, monsieur. Il est toujours possible que des équipements m'aient échappé, monsieur. M. Magnier ne sait pas où ils se trouvent et l'ancien maire..."
Javert soupira, épuisé par sa journée et frustré par tout. La situation, le maire et lui-même.
" Ne se montra pas d'une profonde utilité. Quelques anciens du village ont pu me guider et M. Moreau a trouvé d'anciens rapports..."
Javert haussa les épaules et attendit que le couperet tombe.
" C'est un véritable désastre. Je craignais que la situation soit mauvaise, mais là...", dit Madeleine en réglant le quinquet de manière à voir son interlocuteur.
Ce qu'il avait devant lui était le visage fermé d'un homme épuisé. Les cernes sous ses yeux étaient profondes ; le pli que l'irritation formait au milieu de son front ne tolérait plus de demeurer caché.
Mais Javert ne se laissa pas démonter, il était venu pour deux raisons : rendre son fichu rapport à monsieur le maire et remettre à sa place monsieur Madeleine, directeur d'une usine.
" Il me manque un lieu que je n'ai pas pu visiter, monsieur," fit le policier, usant tout à coup de sa voix soyeuse.
Celle que les ivrognes et les truands connaissaient à bon escient et dont ils avaient appris à se méfier.
" Ah! Et quel est cet endroit ? Vous ont-ils empêché d'y accéder ?
- Votre usine, monsieur."
Et ce fut au tour de Javert d'apprécier à sa valeur le regard estomaqué de monsieur le maire.
L'ancien galérien, cependant, ne tarda pas à se remettre de sa surprise. Il adressa à l'inspecteur l'un de ses sourires froids... qui n'arrivaient pas à accentuer les plis autour de ses yeux.
" Je suppose que vous savez que mon usine est une propriété privée... et que les ressources qu'elle abrite sont également privées. Cependant, il est vrai que des centaines de personnes travaillent ici chaque jour, et j'applaudis votre initiative. Veuillez me suivre."
Javert souriait toujours, puis il avança d'un pas et le bout de sa canne ferré frappa le sol.
" Ceci est une propriété privée, j'entends bien, monsieur. Mais c'est aussi un lieu dangereux. Il y a des fours et des ouvriers, il y a des risques d'incendie et avec le vent..."
Javert leva la main et la laissa flotter dans l'air.
" Je vous suis reconnaissant d'accéder à ma requête. Il aurait été du dernier ridicule que je sois obligé d'en faire la demande officielle auprès de la mairie...ou de Paris.
- Ridicule, en effet. Tenez... Vous trouverez une boîte juste à gauche de la porte principale. Elle contient la pompe. La serrure n'est pas solide, comme il convient, mais je préfère que vous vous serviez de la clé."
Madeleine lui remit l'une des clés qui étaient accrochées à l'entrée de l'atelier et retourna à son bureau.
Javert examina les lieux, avec un soin méticuleux. Il déambula dans l'usine avec sa lampe-sourde, il se fit aussi soupçonneux que sur les lieux d'un crime.
Et, il dut déchanter.
Tout était parfaitement en règle. Monsieur Madeleine avait songé à la sécurité, les risques d'incendie étaient prévus. Une pompe avait été apposée, des seaux étaient disposés aux endroits stratégiques, des réserves d'eau de pluie avaient été construites en dur dans la cour de l'usine. Il y avait des armoires dans les bureaux du patron et de son secrétaire où se trouvait de quoi soigner.
Bandes, pommade...
Javert n'avait jamais vu cela, même au bagne. Où des ateliers étaient pourtant installés avec du bois, des outils...
Encore plus frustré, le policier admit sa défaite.
Il avait perdu une heure à examiner des lieux remarquablement aménagés.
Quelle perte de temps !
L'inspecteur retourna dans le bureau de M. Madeleine.
Il était prêt à s'abaisser maintenant.
Lentement, il reposa la clé et jeta sèchement :
" Très bien, monsieur. Tout est en ordre, je voudrais que cela soit ainsi partout dans la ville. Même dans mon poste de police.
- Nous veillerons à ce que ce soit ainsi. Et maintenant, asseyez-vous, Javert. Cela suffit pour aujourd'hui."
Madeleine se rendit à la fenêtre, où reposait un flacon de vin épais puis tendit un verre à l'inspecteur.
" Vous avez fait de l'excellent travail, inspecteur Javert. Votre diligence peut sauver des vies. En fait, je songe à prendre quelques mesures urgentes sans attendre la prochaine réunion du conseil... Compte tenu de votre rapport, je pense avoir assez de raisons de le faire ."
Javert hésita. Honnêtement, il avait pensé que Madeleine n'avait demandé ce rapport que pour le promener dans la ville.
Voyant que ce n'était pas le cas, il accepta le verre tendu.
" Merci monsieur le maire."
Puis, il accepta également de s'asseoir, laissant contre le mur sa canne. Son chapeau se retrouva posé sur ses genoux et ses longs cheveux glissèrent sur ses épaules.
Une longue journée, la queue de cheval devait s'être défaite.
Javert soupira et ferma les yeux un instant. Il n'avait pas mangé, il n'avait pas bu, il n'avait pas pris de pause, il avait écrit chaque page de ce maudit rapport avec un soin perfectionniste. Il en avait les doigts tachés d'encre.
Il était fatigué et les cloches sonnèrent la minuit. Encore cinq heures et cela ferait vingt-quatre heures qu'il était debout.
Madeleine ferma les yeux également. Pour les détourner de la cascade sombre et lisse qui, tout à coup, lui semblait alléchante.
Comme les cheveux d'une femme. Non. Plus que les cheveux d'une femme, car là où il était habitué à voir de l'artifice, il ne distinguait plus que la simplicité de la force.
C'était tellement déplacé. Tellement honteux ! Le maire prit une longue gorgée de vin.
" Demain, je voudrai examiner un autre lieu de la ville qui m'est interdit, monsieur le maire, jeta la voix épuisée du policier.
- Et quel est cet endroit ?
- La Citadelle, monsieur. L'Armée ne veut pas d'un civil sur ses terres, expliqua l'inspecteur.
- L'armée, dans ces matières, se soumet à l'autorité du maire, tout comme la gendarmerie."
Un fin sourire apparut alors sur les lèvres sèches du policier qui ouvrit les yeux et jeta un regard espiègle à M. Madeleine :
" Et ainsi je pourrai voir la Tour de la Reine Berthe ! Et si vous avez le loisir de m'accompagner..."
- Ah !"
Madeleine hésita entre ce qu'il fallait dire et ce qu'il voulait faire. Un choix difficile lorsqu'il n'était pas capable de remettre de l'ordre dans ses idées.
Mais pourquoi ?
" Je ferai de mon mieux pour vous accompagner, inspecteur."
Javert eut l'air surpris de cette réponse mais il sourit largement, content. Pour pousser son avantage plus loin, il fit un geste en direction de monsieur le maire et ajouta :
" Et si vous le souhaitez monsieur, demain soir il sera possible d'aller voir les étoiles ! Ce sera une belle nuit ! Je sens que ce damné rapport va encore me prendre une journée. Nous pourrions bien avoir une nouvelle réunion nocturne.
- Euh... Pourquoi pas ?
- Alors disons que le rendez-vous est pris," fit nonchalamment le policier.
D'un seul geste, Javert vida son verre de vin, appréciant de sentir l'alcool glisser dans sa gorge.
Puis il s'essuya la bouche du revers de sa manche et se releva.
" Minuit ! Normalement j'ai terminé mon rapport, monsieur. Là, je dois vous demander le droit de ne venir vous l'apporter qu'en fin de matinée demain. A moins que vous ne souhaitiez le lire à l'heure habituelle ?"
Procédurier, professionnel, dévoué.
Javert avait replacé son chapeau sur sa tête et se tenait au garde-à-vous, les mains dans le dos, devant son supérieur hiérarchique. L'éclat espiègle s'était éteint.
" Il ne sera pas nécessaire de venir tôt. Je pense que j'ai de quoi faire avec le rapport que vous venez de me remettre. Et... Javert..."
L'inspecteur s'inclina pour acquiescer et remercier.
" La prochaine fois, rendez-nous service à tous les deux et demandez quel est le délai dont vous disposez pour accomplir une tâche."
Javert sourit à nouveau.
Monsieur Madeleine ne le connaissait pas.
Par Dieu, il allait le connaître !
" Je n'ai pas à demander de délai, monsieur, fit la voix profonde du policier. Si monsieur le maire donne une tâche à accomplir, c'est à lui de décider du délai, monsieur."
Puis, vicieusement, il ajouta :
" Il doit se rendre compte de ce qu'il demande et du temps qu'il peut accorder pour que cela soit fait. C'est tout l'art d'être un chef."
Jolie critique, joli soufflet.
Javert vit les yeux de monsieur Madeleine perdre leur air posé habituel pour briller d'un éclat dur.
Cela plut au policier.
Il reconnaissait mieux ses yeux lorsqu'ils le fixaient dans la colère.
" Oui, je t'ai vu, pensa Javert, mais je ne sais plus où. Cela ne tardera pas, crois-moi ! Et tu me payeras chaque rapport que tu m'auras fait rédiger de cette manière inique."
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