Chapitre III
Le lendemain de cette scène étrange entre le chef de la police et le directeur de l'usine de verroterie, l'inspecteur interrogea Moreau avec soin sur l'histoire de M. Madeleine.
Et il n'apprit rien qu'il ne savait déjà.
Son passé de paysan, sa carrière d'ouvrier, sa reprise de l'usine et son accession fulgurante parmi les notables de la ville.
La scène de l'incendie l'intéressa particulièrement. Il l'avait négligée la première fois que Moreau lui en avait parlé, maintenant Javert voulait l'étudier.
Comme un point de départ dans une enquête.
Même si Javert ne savait pas encore sur quoi il enquêtait.
***********************************
" Monsieur Madeleine a sauvé mes deux enfants !, affirma avec vigueur le chef de la gendarmerie au chef de la police. Un homme courageux et brave ! Pensez donc, inspecteur ! Personne ne voulait entrer dans ma maison pour sauver mes enfants !"
Puis, avec un ton plus doux et honteux, M. Magnier ajouta :
" Même moi, je n'osais pas m'y risquer. Mais M. Madeleine l'a fait !"
Javert examinait la maison du chef de la gendarmerie, restaurée, réparée, rénovée, il ne restait aucun signe de la destruction et de l'incendie. L'inspecteur rendait une visite de courtoisie et, paisiblement, s'informait du passé de son collègue.
Tout naturellement.
" Un héros !, s'écria le gendarme.
- En effet !," admit Javert.
Mais Javert se tourna vers le gendarme et, souriant, doucereux, il demanda :
" A-t-on pensé à vérifier les papiers d'identité de M. Madeleine ce soir-là ?"
La réponse négative de M. Magnier accentua le sourire de l'inspecteur.
" Pensez donc, inspecteur. Ils ont été détruits dans l'incendie. M. Madeleine a tout perdu ce jour-là.
- Un héros !, répéta Javert. D'où vient-il exactement ?"
Une petite question anodine de trop et le regard de M. Magnier se fit plus dur.
" Aucune idée, Javert. Et je n'ai rien à en dire."
Le chef de la police s'inclina et s'en alla reprendre sa patrouille dans les rues de Montreuil.
*****************************
Le lendemain n'apporta guère à Madeleine la placidité habituelle. Il s'en était tenu à ses habitudes, mais le cœur n'y était pourtant pas. Assis à son bureau de l'usine, il taillait sa plume à l'aide de son petit canif depuis un bon moment. Tout ce qu'il avait réussi à faire était de la réduire de façon ridicule et d'attirer sur lui le regard amusé de Duhamel.
Il se força à rester vigilant. Mais il ajouta trop d'eau à l'encre.
Au bord du désespoir, il enfonça les mains dans ses poches puis décida de visiter l'entrepôt. Peut-être que les complaintes du magasinier sur les préparatifs que nécessiterait la nouvelle expédition pour l'Espagne, si importante et si pressante, arriveraient à capter son attention...
Mais le discours du chef d'entrepôt ne parvint pas à faire taire le grondement des vagues. À chaque fois que, pendant son sommeil, la houle se brisait contre la pierre blanche arrachée aux montagnes qui entouraient Toulon, Madeleine était abandonné à un brouillard épais et déconcertant qui prenait possession de ses émotions et de toute pensée rationnelle.
Dérouté, Madeleine sentait qu'un danger le menaçait mais ne parvenait pas à identifier l'origine, ni à en déterminer l'ampleur.
Il se heurtait à un mur chaque fois qu'il essayait de remettre de l'ordre dans ses pensées : son instinct le faisait revenir à la conversation qu'il avait engagé la veille, extra-muros, et à ce moment précis où l'oppression dans sa poitrine était retournée puis lui avait rendu la respiration difficile.
Ainsi, au long de l'après-midi de ce lundi épuisant, après s'être beaucoup creusé la tête, Madeleine était parvenu à conclure que la muraille qui lui barrait le chemin avait le sourire féroce et le regard de glace de l'inspecteur de police.
Était-il plus avancé pour autant ? Non.
Le visage de l'inspecteur Javert était encore pour lui celui d'un parfait inconnu, mais sa démarche et sa suffisance presque agressive, quoique souvent bien cachée, avaient quelque chose de terriblement familier.
Dans sa mémoire, la peur et la haine réagissaient à cette voix retentissante, si habilement modulée, et que pourtant Madeleine sentait capable de s'élever au-dessus du fracas des vagues.
Non, le manufacturier ne reconnaissait point le visage austère de Javert... Mais quel poids avait cette certitude alors qu'il avait passé dix-neuf ans de sa vie les yeux rivés au sol et un bonnet rouge entre les mains ?
Aucun.
Madeleine, qui à une époque et en un lieu différents aurait bien su faire face à la menace, se sentait incapable de se défendre dans ce nouveau monde dont il apprenait les règles si péniblement.
Cependant, deux options s'offraient à lui : il pourrait, en toute discrétion, payer quelqu'un pour enquêter sur le nouvel inspecteur ou, comme l'avait fait le bien-aimé Monseigneur Myriel, il pouvait abandonner son destin entre les mains du bon Dieu.
Faire confiance et espérer...
Sachant que, malgré toute sa repentance, le jeu était truqué et que le châtiment du Ciel, lorsqu'il arriverait, serait bien mérité.
*******************************
Après M. Magnier, Javert réussit à interroger l'ancien directeur de l'usine de verroterie de Montreuil. M. Collobert.
Une promenade tranquille dans la Ville-Haute. Une rencontre fortuite. Et le policier proposa aimablement de raccompagner le vieil homme chez lui.
M. Collobert en fut surpris mais il accepta, appréciant l'attitude respectueuse et polie qu'affichait le chef de la police à son égard.
Il fallut bien entretenir la conversation et Javert s'intéressa tout naturellement à l'usine de M. Collobert et à son évolution...puis à son nouveau directeur...
" Un excellent ouvrier que M. Madeleine. On l'appelait le Père Madeleine à cette époque, s'amusa le gras personnage.
- Il vous a donné satisfaction, j'imagine, assura simplement le policier.
- Et bien plus que cela ! Il m'a sauvé de la ruine en me proposant de racheter mon usine le double de son prix ! Un bienfaiteur...et un fin renard ! Croyez-moi, inspecteur, si M. Madeleine m'avait parlé plus tôt de son invention, je n'aurai jamais accepté de vendre mon usine. Nous aurions codirigé l'usine.
- Il aurait accepté, naturellement.
- Ho non ! Ne vous fiez pas à son attitude débonnaire, inspecteur. C'est un homme retors et un remarquable gestionnaire.
- Il a nécessairement fait des études pour être si avisé.
- Pour tout vous dire, inspecteur, lorsqu'il est entré à mon service, M. Madeleine savait à peine lire et écrire. Il a appris rapidement et est devenu un homme cultivé mais au départ ce n'était qu'un simple paysan."
Un sourire, légèrement méprisant, accompagna ces paroles.
M. Collobert avait pardonné depuis longtemps à son ancien ouvrier sa jolie manœuvre et il avait été grassement payé pour son usine en faillite.
Mais si le Père Madeleine avait joué franc-jeu...
L'ancien directeur soupira de dépit et lança, sans y penser :
" Un paysan, un ouvrier, un gestionnaire... Courageux et dur à la tâche et cependant d'une timidité terrible.
- Timide ?"
Là, le mouchard fut imprudent.
M. Collobert le regarda, un peu étonné de cette exclamation. Une simple conversation ? Ou un interrogatoire ?
" Oui, j'ai essayé plusieurs fois d'inviter à déjeuner M. Madeleine mais l'homme est farouche. Il ne sort que rarement de chez lui.
- Il est cependant un personnage public.
- Très peu. Trop peu si vous voulez mon avis, inspecteur. Me voici arrivé chez moi ! Merci pour votre compagnie, inspecteur.
- A votre service, monsieur."
Javert s'inclina avec déférence, cela plut beaucoup au vieux patron et lui donna envie de parler davantage.
M. Collobert assura en souriant, un peu gouailleur :
" Même la bagatelle ne l'intéresse pas, voyez-vous ! Pourtant il y a un joli établissement dans la rue Coquimpart.
- Un homme timide.
- Prude et pieux."
Mais les sourires se faisaient complices.
Javert retrouva son impassibilité habituelle dès que la porte, joliment ouvragée, de la maison de M. Collobert se referma devant son nez.
Timide ? Farouche ? Inculte ? Paysan ?
Dire que M. Madeleine intéressait l'inspecteur de police était un euphémisme. Il le fascinait !
Et l'inspecteur était certain de l'avoir déjà rencontré par le passé.
Mais où ?
Paris ? Toulon ? Marseille ? Lyon ? Hyères ?
Javert avait changé de poste, de lieu, si souvent dans sa vie. Un nomade devenu policier et cependant continuant à voyager au gré de son protecteur.
Montreuil n'était qu'une étape qui devait lui permettre d'obtenir une nomination définitive à Paris.
**************************
Cependant, il fallait continuer à jouer les chefs de la police d'une ville petite et rurale.
Javert végétait et s'ennuyait ferme.
Il ne comptait plus les bagarres qu'il avait arrêtées, les disputes entre ivrognes qui se réglaient par une nuit au poste.
Monsieur le maire avait même permis au chef de la police d'avoir plus de pouvoir pour gérer ces affaires idiotes. Javert n'avait plus à quémander une audience à la mairie ou à la gendarmerie.
Le chef de la police pouvait arrêter et mettre au cachot un prévenu en attendant la visite du juge...ou le retour à la sobriété de l'individu.
Moreau commençait à connaître le monde du policier maintenant et cela ne lui plaisait pas beaucoup.
Une odeur terrible régnait souvent dans le petit local du poste de police.
" Un nouvel ivrogne ?, demandait en se bouchant le nez le secrétaire.
- Oui," répondait simplement Javert depuis son bureau d'où il complétait avec soin ses dossiers et ses rapports.
Parfois, Moreau osait aller plus loin et s'informer davantage :
" Il a vomi sur vos bottes ?, s'enquit le jeune homme avec compassion.
- Pas cette fois, rétorqua l'inspecteur, indifférent. Mais il faudrait nettoyer à fond les locaux dès que possible.
- Dieu ! Je vais ouvrir les fenêtres."
Des ivrognes et des soucis de voisinage, des problèmes de circulation et des incidents sur le marché.
Voilà les attributions de l'inspecteur Javert mais l'inspecteur les assurait avec sérieux.
Quelques jours plus tard eut lieu une scène assez identique qu'il y avait quelques semaines maintenant.
La nuit était profonde. L'inspecteur était fatigué. Il rêvait de son lit et d'une bonne nuit de sommeil.
Ce n'était pas tant le travail que demandait la gestion d'une aussi petite ville comme Montreuil qui l'épuisait que l'ennui profond dans lequel il se noyait. Javert se savait déplacé à Montreuil. Il faisait son possible pour être bien noté par le chef de la gendarmerie et le maire.
Il apprenait aussi à travailler avec les soldats, essayant de se faire accepter comme un collègue...voire un chef...
Coordonner des surveillances, comme lors du marché en face de l'abbatiale Saint-Saulve.
Progresser rapidement était son seul objectif.
Son dossier était encore assez bon, malgré tout, et M. Chabouillet était content de lui. Mais Javert ne rêvait que d'être nommé à Paris.
Seulement, vu sa situation, il devait prouver sa valeur.
Montreuil-sur-Mer...
A quoi diable servait-il ?
Javert marchait dans les rues de la Ville-Basse, loin de sa demeure. Ses pensées étaient assez sombres lorsqu'il entendit une voix lui souhaiter la bonne nuit. Cela le surprit. Ce qui était un phénomène assez rare pour être noté.
Javert releva la tête et aperçut M. Madeleine juste face à lui.
L'instinct du policier se réveilla. Comme un chien devant un loup déguisé sous des oripeaux d'humain.
" Bonsoir, monsieur," fit poliment l'inspecteur.
Décidément les deux hommes ne cesseraient pas de se rencontrer de nuit dans les rues de la ville.
Peut-être pour se donner une contenance, Madeleine leva le nez en l'air puis laissa échapper un soupir.
" Si nous étions des hommes raisonnables, nous chercherions un abri : l'orage ne va pas tarder à arriver."
Javert leva les yeux et grimaça. Il n'avait même pas été conscient de cela.
Il était plus fatigué que ce qu'il pensait.
" En effet, mais il est tard, comme vous le voyez. Un café ouvert à cette heure est improbable. Il va falloir courir !"
Et pour répondre à Javert une pluie glaciale et drue se mit à tomber, trempant en quelques instant le manteau gris de l'inspecteur.
" Merde !, jeta négligemment le policier.
- Comme vous le dites si bien, inspecteur ! Mais mon établissement est juste à côté, suivez-moi et peut-être que nous parviendrons tout de même à fuir le plus gros de l'averse."
De tout autre, Javert aurait refusé avec hauteur mais devant la proposition inespérée qu'on lui faisait, il accepta.
Visiter l'antre de M. Madeleine ? Son usine ? Il aurait été stupide de refuser et Javert était tout sauf stupide.
" Merci pour votre gentillesse, monsieur. Si vous êtes sûr que cela ne dérangera personne...
- Il n'y a plus personne à cette heure-ci. Seulement moi... Malheureusement, cela signifie que le feu n'a pas dû être entretenu.
- C'est sans importance, je vous suis, monsieur."
Plus de fatigue ! Cela fut jeté avec une voix pleine d'entrain.
La nuit était profonde, il n'y avait que très peu d'éclairage dans la ville et encore moins dans la Ville-Basse. Plus pauvre et moins bien entretenue. L'usine apparaissait comme un vaste bateau plongé dans l'ombre.
Javert suivait le dos, large et reconnaissable de M. Madeleine et se félicitait de sa chance, malgré la pluie, glacée qui trempait sa nuque et présageait d'un terrible lendemain.
L'inspecteur haïssait ce climat froid et humide mais il ne ressentait que de l'exaltation à suivre M. Madeleine.
Compte tenu de sa corpulence, l'homme se déplaçait avec une célérité surprenante. Parfois, lorsqu'il allongeait la foulée, son léger boitement devenait plus perceptible avant de disparaître aussitôt.
Et Javert le notait avec empressement.
L'usine était plongée dans l'obscurité, l'inspecteur en fut déçu. Il ne vit pas grand chose des fours ou des salles de travail. M. Madeleine connaissait par-coeur les lieux, il informa l'inspecteur des marches dangereuses de l'escalier. Le froid était vif dans l'usine et Javert ne sentait plus ses doigts. Ils étaient glacés. Malgré lui, il se sentait frissonner.
Sans se soucier d'allumer une bougie, Madeleine se précipita vers la cheminée et attisa les quelques braises ; avec un air presque négligent qui semblait ne pas s'accorder avec l'homme que la ville connaissait si bien, le manufacturier poussa d'un pied le pare feu puis quasiment jeta une grosse bûche sur le chenet, qu'il dut ensuite redresser à coups de tisonnier.
L'inspecteur Javert se posta au garde-à-vous et attendit la suite, patiemment. Même s'il ne pouvait gérer le tremblement qui le saisissait.
Manifestement, ils se tenaient dans le bureau du directeur. C'était une petite pièce. Un bureau pas plus grand que celui de l'inspecteur en personne.
La seule différence résidait dans la présence de la cheminée, le poste de police ne disposait que d'un poêle.
M. Madeleine avait raison, il faisait un froid profond dans l'usine. A croire que l'on ne chauffait les lieux que le strict minimum ?
Javert en vint à regretter d'avoir accepté l'invitation. La pluie aurait été préférable à cette température de cave. Vivement que le feu prenne bien et devienne un feu d'Enfer.
Mais l'industriel ne semblait pas partager la hâte de l'inspecteur ; il ajouta encore une bûche, la regarda fumer puis daigna approcher un fétu pour allumer la bougie.
Son visage, au teint quelque peu coloré, était maintenant empourpré. Il tira un grand mouchoir de sa poche et s'en servit sans prêter attention à son hôte. On aurait pu croire qu'il avait oublié sa présence.
Javert n'avait pas bougé de sa place, il se tenait toujours raide et impassible. Mais il sentait bien qu'il n'allait pas pouvoir jouer longtemps à ce jeu-là. Il luttait pour ne pas claquer des dents et cherchait maintenant un moyen de partir sans perdre le peu qui lui restait de dignité. Puisqu'on l'ignorait... Javert se demandait tout à coup si le bienveillant Madeleine n'était pas en train de lui rendre la monnaie de sa pièce.
Soit. Javert se mit à sourire en levant le front, glissant ses mains dans son dos pour croiser les doigts et cacher le tremblement. Patient.
Cependant, Madeleine était loin de pouvoir apprécier son courage, ou même de le voir. Peu enclin à regarder ouvertement l'inspecteur, le manufacturier plaça la bougie sur le bureau puis recula, s'enfonçant davantage dans l'ombre.
Alors on put entendre le petit bruit sourd de frottements de tissus, et un petit grognement impatient.
" Ah, mais qu'attendez vous donc pour prendre vos aises, inspecteur ? Ôtez votre manteau, je vous prie. Vous ne semblez pas tellement apprécier le froid."
Obéissant, Javert accepta de se dévêtir mais retirer son uniforme détrempé ne fut pas une partie de plaisir. Surtout dans cette pénombre.
Les doigts de Javert tremblaient trop pour être d'une réelle utilité et l'inspecteur s'énervait sur les boutons, larges et brillants marqués à la fleur-de-lys qui décoraient son uniforme.
En douceur, seulement trahi par les craquements du plancher, Madeleine se rapprocha du dos tourné que lui présentait l'inspecteur. Il attendit sans mot dire...
Javert pestait mais il se tendit en percevant le bruit de pas. Ses épaules se raidirent.
Un ancien criminel ? Peut-être.
Javert se traita de jobard et lentement se tourna pour voir ce qui se passait...pour finalement apercevoir le sourire contrit de M. Madeleine et la puissante main carrée qui se leva pour prendre possession du vêtement trempé.
" Permettez-vous ? Ces gros manteaux ne sont point efficaces lorsque la pluie frappe. Je suis bien placé pour le savoir. C'est la raison qui m'a poussé à acheter mon premier carrick de cocher."
Javert relâcha le souffle qu'il n'avait pas eu conscience de retenir :
" Je vous remercie, monsieur. "
Le poids du manteau détrempé soudainement disparu de ses épaules sortit Javert de sa torpeur. Il ne se laissait pas facilement approcher normalement.
Là, il se retrouvait face à face avec un homme qu'il soupçonnait de plus en plus de cacher quelque secret. Il se perdait dans l'observation de ses yeux bleus et cherchait désespérément à les reconnaître.
" Nous sommes-nous rencontrés par le passé, monsieur ?, murmura Javert.
- Je ne crois pas, inspecteur," répondit M. Madeleine, posément.
Et cette réponse si calmement formulée alors qu'il brûlait de curiosité agaça passablement le policier.
Une fois débarrassé de son manteau trempé, Javert décida de pousser le jeu jusqu'à se charger de ses cheveux. Au diable la pudeur ! Il sentait déjà le malaise le prendre.
Demain, il était certain d'être enrhumé, voire fiévreux.
Après avoir accroché son chapeau sur un crochet dans le mur, l'inspecteur se sentait ridicule. Ses cheveux dégoulinaient et il devait ressembler à un chat mouillé.
Ce que confirmait le petit sourire amusé de son hôte.
" Une serviette sèche peut-être ?, proposa aimablement M. Madeleine.
- Oui, merci," rétorqua Javert, mécontent de se montrer aussi peu à son avantage.
Surtout que M. Madeleine n'avait pas l'air plus touché que cela par la pluie, il était humide, son gilet collait à sa chemise, ses cheveux dégoulinaient mais sans plus. Un paysan habitué à la pluie ? Un homme qui ne s'intéressait pas aux soucis terrestres ?
D'un geste habitué, Javert défit sa coiffure stricte, libérant ses cheveux qui se retrouvèrent emmêlés en une masse folle, humide et glacée, glissant sur ses épaules. Là, Javert se mit à claquer des dents.
Il n'avait pas connu un tel froid depuis des années.
M. Madeleine perdit son petit sourire et se mit en devoir de chercher un tissu sec ainsi que de l'alcool.
Javert ne perdit pas un seul geste de l'industriel.
Marmonnant un remerciement, Javert saisit le tissu et frotta son visage, séchant ses cheveux, maudissant une fois de plus la pluie.
Enfin, un peu revenu à une température corporelle plus raisonnable, Javert accepta sans rechigner le verre d'alcool que lui tendait l'industriel.
Tout cela aurait été charmant si l'instinct de Javert cessait un instant de le mettre en garde contre M. Madeleine.
La façon qu'avait l'homme de se replacer dans l'ombre, loin des yeux perçants de l'inspecteur, l'attitude humble qu'il affectionnait de prendre, la manière de rentrer la tête dans les épaules afin de diminuer sa hauteur, imposante.
Malgré lui et blâmant l'alcool qu'il but trop vite, du simple ratafia que n'importe qui pouvait acheter sur le marché, Javert demanda :
" Quelle taille faites-vous monsieur ?
- Cinq pieds à peine... Enfin, je crois. Pourquoi ? Je n'en vois pas l'intérêt...
- Je n'arrive pas à juger de votre taille exacte et cela ne m'arrive que rarement. Cinq pieds ? Autant ? Vous vous tenez courbé la plupart du temps ?
- Une mauvaise habitude, j'en conviens.
- Voyons cela !, proposa le policier avec entrain. Je fais six pieds de haut ! Redressez les épaules !"
Javert, d'un pas sûr, se plaça juste devant M. Madeleine et comme d'habitude, il se retrouva à observer une chevelure. Il était plus grand que le directeur. M. Madeleine dut lever la tête pour saisir les yeux de l'inspecteur.
" Je dirai plutôt cinq pieds et quelques pouces... "
Et le policier arbora un sourire réjoui de savoir cela.
L'alcool et la chaleur, maintenant que le pire était passé, ranimèrent Javert qui resta proche de M. Madeleine, voulant le chasser de l'ombre pour l'obliger à venir dans la lumière.
Cela ne manqua pas.
Mais le visage plus éclairé de l'homme n'apporta rien de plus à Javert. Il ne le reconnaissait pas.
" Une chance pour moi que vous soyez dehors à cette heure indue, monsieur Madeleine. Je ne saurai vous remercier assez."
Souriant, poli, respectueux...mais les yeux perçants cherchaient à fouiller l'âme de son vis-à-vis. On sentait la question implicite et le policier attendait simplement la réponse.
" Cela arrive souvent, cependant. Je pensais que vous seriez au courant de mes petites escapades... Comme tout le reste de la ville. Mais ce soir, j'étais sorti pour affaires.
- Pour affaires ?"
Cela intéressait Javert.
Le policier commençait à comprendre quelque chose à propos de Montreuil et de ses habitants. On protégeait avec soin la réputation et la vie privée de M. Madeleine.
Personne, même pas Moreau, n'avait parlé au chef de la police des "escapades nocturnes" de M. Madeleine.
Cela déplut souverainement à l'inspecteur.
" Nous avions donné rendez-vous à un transporteur d'Arras à la porte de Boulogne. Un des ouvriers l'attendait depuis l'après-midi pour lui indiquer le chemin de l'usine ; à la tombée de la nuit, je suis allé le relever. Mais ce fut en vain, comme vous l'avez vu."
Javert acquiesça et remarqua :
" Un transporteur qui fait son travail de nuit ? C'est courant en effet mais je n'en vois pas l'intérêt dans une ville sans couvre-feu."
M. Madeleine ne répondit pas. Il haussa simplement les épaules pour laisser transparaître qu'il ne parvenait pas à saisir les propos de l'inspecteur.
Javert s'assit contre le bureau de M. Madeleine, imitant ainsi son hôte et se permettant un certain relâchement dans les muscles.
" Cela dit, vous avez raison, monsieur. Je n'apprécie pas tellement le froid.
- Vous voulez encore un verre ?
- Non merci, monsieur. C'était juste une constatation.
- Nous sommes loin de l'hiver, fit M. Madeleine, compatissant.
- Dieu. Je ne survivrai pas."
Ce fut dit sur le ton de la plaisanterie mais on percevait une certaine amertume dans les propos.
" Vous venez du sud ?," se permit de demander M. Madeleine.
Dangereux, tellement dangereux.
Javert se tourna vers l'ancien ouvrier et en souriant largement, répondit :
" De Toulon."
Et les yeux gris fouillèrent à nouveau l'âme de M. Madeleine, se faisant brillants comme les yeux d'une bête à l'affût.
Sans trouver rien d'autre que quelque peu de perplexité.
" Toulon ? L'on dit que c'est un pays de mistral, un vent réputé très froid en hiver. Mais je suppose que ces occasions doivent être assez exceptionnelles pour empêcher ses populations de s'habituer aux basses températures ?"
Un silence suivit cette réponse, neutre et sans intérêt et Javert approuva :
" Oui. L'hiver peut être froid mais rien de comparable à ce que vous connaissez dans ces régions. Je vais devoir en prendre mon parti."
Javert contempla ses mains, maintenant plus réchauffées avant de poursuivre :
" Cela dit, admit l'inspecteur en acceptant sa défaite, j'ai connu d'autres villes du Sud. Hyères, Marseille... Avez-vous voyagé monsieur ?
- Par la force des choses. Je voyage toujours autant, mais pas pour le plaisir. Disons que je suis passé par beaucoup d'endroits, mais que je ne me suis arrêté que très peu. Et c'est dommage, car cela me plairait de connaître du pays."
Javert allait ajouter quelque chose mais soudainement, les cloches de l'abbaye de Saint-Saulve sonnèrent les onze heures du soir. L'inspecteur se redressa, tout à coup conscient de son impolitesse grave.
Prestement, il s'inclina avant de récupérer ses vêtements encore trempés. Il les enfila avec une grimace de dégoût, retrouvant aussitôt la sensation de froid et la lourdeur du vêtement humide sur ses épaules.
" Je vous remercie de votre hospitalité, monsieur, mais je vais affronter la pluie pour rentrer chez moi. Il est bien tard.
- Prenez soin de vous, inspecteur.
- Merci, monsieur. La suite nous le dira."
Les yeux gris cherchèrent une dernière fois le bleu azuréen et Javert quitta l'usine.
Même dans la nuit, il avait saisi le chemin.
Il n'était pas aveugle !
******************************
Javert avait été imprudent et n'avait rien obtenu d'utile de cette confrontation. Rien sauf un mal de tête terrible et un rhume carabiné, assortis d'une fièvre lancinante.
Le malheureux Moreau fit les frais de la mauvaise humeur du policier.
" Je croyais que vous saviez que M. Madeleine sortait la nuit, inspecteur.
- Comment le saurai-je ?, aboya Javert. Qui me l'aurait dit ? Les putes du quartier des Moulins ?
- Monsieur !, fit Moreau, choqué.
- Sortez Moreau !, gronda le policier. Revenez demain ! Je ne suis pas d'humeur à supporter vos bavardages aujourd'hui."
Vexé, le jeune homme quitta le poste de police.
Et Javert passa la journée, appliqué à gérer son poste et à ignorer les faiblesses de son corps.
Il ne cessa d'entretenir le poêle pour ensuite ouvrir la fenêtre afin d'aérer la pièce surchauffée. Il savait pertinemment que c'était dû à la fièvre mais qu'y pouvait-il ?
A un moment donné, Javert abandonna la lutte et laissa sa tête tomber entre ses bras croisés sur son bureau.
Un instant.
Il se remémorait Toulon. Oui, l'hiver était humide mais il n'était pas très froid. Et l'uniforme de la garde était épais. Javert n'avait que rarement froid.
Il ne faisait qu'entre 10 et 14°C, c'était amplement suffisant pour survivre à la pluie.
Ici l'humidité était partout. C'était un fait.
Et la pluie tombait sans cesse.
Mais ce qui dérangeait le plus l'homme du Sud c'était la combinaison du froid et de l'humidité. De cela, Javert n'en avait pas l'habitude.
Sans s'en rendre compte, l'inspecteur somnolait.
Une femme entre deux âges, rougeaude et large, se présenta à la porte du poste alors que la journée commençait à décliner. A première vue, il aurait été avisé de la prendre pour l'une des nombreuses paysannes qui abondaient dans la ville, à un détail près : l'énorme cornet de l'ordre de la charité qui lui enveloppait la tête.
" C'est vous Javert ?"
L'inspecteur se leva trop vite pour empêcher la pièce de tourner autour de lui, et s'accrocha au bureau pour dissiper l'illusion.
" En effet, ma sœur, y a-t-il quelque chose pour votre service ?"
Sa voix, qui à l'ordinaire était profonde et sèche, sonna fâcheusement nasillarde à ses oreilles. L'inspecteur s'éclaircit la gorge comme si cela aurait pu suffire.
" Non. Mais il est bon de savoir qu'il y a un homme qui respecte l'habit assis derrière ce bureau. Cela me change... Mais avant que j'oublie... M. Madeleine m'a envoyée pour vous donner ceci."
La nonne fouilla le panier accroché à son bras jusqu'à trouver une bouteille de belle taille qu'elle posa sur le bureau sans délicatesse.
" Non, inspecteur. Ne louchez pas sur la bouteille, car ce n'est pas du vin. C'est une préparation à base de thym et de citron, et elle est encore chaude. Commencez à boire, vous devez finir la boisson avant d'aller vous coucher. Oui, cela devrait suffire, à moins que..."
La femme contourna la table pour planter une paume fraîche sur le front du policier. Si Javert avait eu l'intention d'éviter ce contact, la grosse main et le poids reposant sur son épaule l'en dissuadèrent.
" Vous avez la fièvre, mais c'est courant. Habillez-vous chaudement et restez au sec jusqu'à ce que je vous revoie demain."
Être traité aussi cavalièrement par la femme voilée déplut au policier qui chercha à se lever à nouveau, avant de vaciller sous le vertige.
" Mais de quel droit vous permettez-vous de..."
Javert ne put terminer sa phrase, il dut fermer les yeux pour lutter contre la nausée.
" Vous savez, inspecteur, un simple merci aurait suffi !"
Entre ses dents serrées de colère, l'inspecteur souffla :
" Je vous remercie pour vos soins, sœur...
- Perpétue.
- Mais il n'est pas question que j'accepte le médicament, acheva sèchement Javert.
- Pourquoi ? C'est bien connu que, a cette époque de l'année, nous fabriquons le remède par litres au dispensaire de l'usine.
- Parce que je n'accepte pas de pots-de-vin."
La femme ouvrit grand les yeux avant de se tenir le ventre pour calmer le rire qu'elle n'avait même pas songé à réprimer.
" Vous voulez dire que nous soudoyons la moitié de la ville ? C'est drôle, oui ! Mais allez le dire vous-même à Madeleine. Voyons si vous arrivez à lui faire comprendre que l'on ne peut pas aider les gens malgré eux... Quant à moi, je dois me rendre au chevet d'une vieille dame bien malade. À vous revoir, inspecteur, vous serez dans mes prières !
- Certainement pas !"
La nonne à peine sortie du poste de police, Javert saisit une feuille vierge et entreprit d'écrire un courrier à destination de M. Madeleine. Il s'efforça avec soin d'écrire lisiblement, même si les lettres dansaient devant ses yeux :
Monsieur Madeleine,
Par la présente, je vous informe que ma santé ne vous concerne en rien. Je ne suis pas un cas de charité.
Je vous remercie donc de votre intérêt à mon égard et vous prierai à l'avenir de vous en abstenir.
Veuillez agréer l'expression de mes sentiments les plus distingués,
JAVERT
Inspecteur de Première Classe
Toujours porté par la colère, le policier ouvrit en coup de vent la porte du commissariat et héla un gamin passant dans la rue.
Pour quelques piécettes, l'enfant accepta de galoper jusqu'à l'usine de M. Madeleine.
L'inspecteur claqua la porte puis il ne fit que quelques pas avant de s'effondrer de toute sa hauteur. Vaincu par la fièvre.
*****************************
Monsieur Madeleine ne prêta pas d'attention au billet que son caissier laissa sur le bureau lorsqu'il lui souhaita une bonne nuit.
" Des nouvelles du petit ?, lui lança l'industriel sans lever la tête du document qu'il rédigeait à grand peine.
- Le petit ? Vous voulez bien dire le Savoyard que vous avez laissé chez Declercq ?"
Madeleine redressa la tête. La plume avait glissé entre ses doigts et avait taché le feuillet.
Il est vrai qu'il avait attendu le garçon pendant une semaine, et aussi que, lorsqu'il n'était pas retourné chercher ses outils, il avait simplement supposé que Declercq et lui étaient tous deux parvenus à un accord qui leur était bénéfique. Occupé comme à son habitude, il n'avait point pris la peine de vérifier.
À présent, la réponse de son caissier ressemblait beaucoup à un reproche quelque peu voilé mais tout à fait mérité. Comme de bien entendu.
" Oui, le petit... Guy, je crois bien qu'il s'appelle
- Il se porte bien, à ce qu'il parait. Il a été vu en ville cette semaine achetant du pain et du lard... Il semblait très enthousiaste au sujet des poules pondeuses que Declercq lui apprend à élever.
- Ah ! Voilà qui est bien."
Duhamel referma la porte du bureau tandis que Madeleine prenait la résolution de leur rendre visite dimanche après la messe. Peut-être retrouverait-il alors la sérénité nécessaire pour affronter le vieux paysan...
Point. Seul un miracle qu'il ne méritait pas serait susceptible de lui rendre la tranquillité, notamment après l'échange de propos de la dernière nuit.
S'il avait cherché la veille la confirmation de ce qu'il avait déjà pressenti, Javert la lui avait donnée et ce, de façon incontestable.
Pauvre fou ! Il aurait suffi de considérer les longs cheveux sombres de cet homme pour être garanti sur ce que son instinct lui avançait.
Au bagne, l'on avait souvent parlé de cette crinière à la couleur d'aile de corbeau et aussi de son détenteur, guère plus qu'un jouvenceau mais déjà aussi implacable qu'un vétéran... Tant de choses avaient été dites sur les façons de se servir de cette chevelure luisante pour soumettre l'éphèbe... Oui, l'on avait parlé tant et si bien que même le prisonnier 24601, Madeleine, avait fini par surveiller à la dérobée la cascade sombre sagement retenue en catogan alors qu'elle s'éloignait...
Mais alors même que Javert l'interrogeait sans merci, Madeleine avait eu besoin de s'accrocher à la coïncidence comme dernier espoir ; il avait refusé de considérer ce qui n'aurait semblé que trop évident à n'importe qui. Jusqu'à ce que l'inspecteur mentionne Toulon.
Malheureux à souhait, Madeleine secoua la tête pour se débarrasser du bagne et de sa misère. Il ramassa la dernière lettre de la journée en soupirant puis l'ouvrit avec le vague espoir qu'elle lui serve de distraction.
La lettre était signée Javert en grands traits bien nets.
Il parcourut les quelques lignes à la hâte, essayant d'ignorer la colère qui commençait à gronder dans ses veines.
L'homme qu'il avait été, 24601, riait à gorge déployée de la candeur dont il avait fait preuve en tendant la main à l'un de ses bourreaux.
Car c'était cela que tous avaient été sans exception, n'est-ce pas ?
Madeleine reposa le front dans ses paumes et, fermant les yeux, invoqua le souvenir du saint homme qui lui avait appris à voir au-delà de la haine. Que dirait Monseigneur s'il le voyait à présent ?
Qu'il avait mal agi en permettant à un homme frissonnant de froid de quitter son abri. Qu'en envoyant Sœur Perpétue à sa place, il n'avait pas fait confiance aux desseins du Seigneur. Qu'il avait essayé de s'opposer à la Providence lorsqu'il n'a pas fait pour cet homme ce qu'il aurait fait pour tout autre.
Que, quoi qu'il en pensait sous le remord, il aurait fini par abandonner son ennemi avec autant d'indifférence, voire plus, que celle qu'il avait déployée lorsqu'il avait abandonné le petit Savoyard...
Oubliés tour à tour, ses êtres les plus chers auraient pu en témoigner...
Monseigneur Myriel aurait dit ce que Jean Valjean savait déjà : qu'aucun effort ne parviendrait à faire de lui un homme bon.
Il resterait forçat, comme la société et les mœurs s'étaient empressés de lui faire comprendre bien avant de quitter Toulon, le restant de ses jours.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro