Chapitre II
Monsieur le maire ne cessait de parler, mais Madeleine ne l'écoutait plus.
L'interruption du chef de la police, qui avait prétexté une ronde de surveillance pour leur fausser compagnie, lui avait fait perdre le fil des propos de Delapasture de Verchocq.
Un homme inquiétant, ce Javert.
Madeleine le regarda traverser la place avec une détermination martiale qui seyait bien à ses allures d'homme grand, mais qui lui fit l'impression de dissimuler sciemment une sorte de souplesse féline pourtant évidente aux yeux de l'industriel.
Il y avait quelque chose de particulier dans sa démarche, quelque chose de presque imperceptible qui rappelait à Madeleine la placidité des pas de certains hommes en uniforme, habitués à marcher sans pour autant avancer, puis à revenir souvent sur leurs pas pour mieux regarder leur proie.
Madeleine remarqua que sa bouche avait séché tout à coup.
Et pourtant, rien dans le visage de cet homme ne lui était familier...
Ses cheveux noirs et raides, son teint bistre n'était pas si différents de ceux qu'il avait vu chez certains hommes du midi hâlés par de longues journées de labour sous le soleil, bien que Madeleine ait déjà entendu dire quelque chose d'autre ; ses yeux gris en amande, froids et méfiants, lançaient le genre de regard que quelqu'un dans les circonstances du manufacturier aurait eu du mal à oublier...
En dépit de tout ce qu'il avait entendu, il ne voyait chez le policier rien qui puisse annoncer la bassesse d'un bagnard ou qui permette de deviner l'idiosyncrasie particulière qui toujours, d'une manière ou d'une autre, mettait à nu un passé infâme.
Bien plus tangible était son aura d'autorité féroce et impitoyable, que l'inspecteur savait néanmoins plier à volonté.
Pourtant...
Une silhouette sombre se détachant sur le blanc de la pierre et le bleu du ciel aveugla son esprit la longueur d'un instant. Au loin, les vagues rugissaient en s'écrasant contre la jetée.
Madeleine serra les yeux pour chasser ce souvenir qui menaçait de le faire chavirer.
"... et je suis certain que notre ville pourrait bénéficier d'une administration efficace dont la pierre angulaire serait l'établissement d'industries complémentaires qui..."
Monsieur le maire ne semblait pas prêt à abandonner.
Madeleine sourit. Il hocha la tête. Il sourit encore. Il fit de son mieux pour écouter...
"Puis-je compter sur vous, monsieur Madeleine ?"
Une pause. Le bienheureux silence. Une respiration profonde pour calmer l'oppression qui siégeait au beau milieu de sa poitrine.
"Ah ! Monsieur le maire, je ne suis pas l'homme dont Montreuil a besoin. C'est un fait que la bonne volonté ne peut changer.
- Pensez-y, Madeleine..."
Une main bien soignée mais que l'âge faisait trembler, se posa sur son épaule et la serra.
Madeleine étouffa un cri d'angoisse.
Il acquiesça. Il sourit.
La tête baissée, surveillant le bout de ses chaussures, il quitta le maire.
Il partit à la recherche d'un souffle d'air.
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Une semaine se passa avant le premier accident de voiture.
Cavée Saint-Firmin comme prévu !
L'inspecteur Javert était sur les lieux, dès la nouvelle de l'accident. Il n'y eut même pas besoin d'aller le chercher.
Il savait !
Et il géra les choses avec soin et attention.
Le propriétaire de la voiture attelée, un paysan des environs, avait perdu le contrôle de son cheval.
Une femme était assise sur le sol, choquée, tandis qu'à ses côtés se trouvait renversé le contenu de son panier.
Dieu merci ! On ne déplorait aucun blessé, hormis quelques œufs de poule.
Puis tout le monde s'écarta pour laisser passer l'inspecteur de police.
" Que s'est-il passé ?, aboya Javert.
- Pardon, monsieur l'inspecteur. C'est les chevaux, la rue est glissante et les pavés...
- Qu'on aille chercher le chef de la gendarmerie !"
Cela provoqua le silence général et le paysan blanchit.
" Voyons, inspecteur. Il n'y a pas eu d'accident, je...
- Je n'ai pas le pouvoir de vous condamner, mais le capitaine de la gendarmerie le peut."
Cela impressionna tout le monde.
En effet, le capitaine de la gendarmerie le pouvait.
D'ailleurs, il le fit et remercia l'inspecteur de s'investir autant dans la sécurité de la ville.
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La messe basse prit fin aussi discrètement qu'elle avait commencée.
C'était la messe des vieilles dévotes et des paysans croyants, qui sanctifiaient le dimanche puis regagnaient ensuite soit leur solitude soit leur travail.
Madeleine répondit à quelques salutations par un sourire...
Il était heureux de voir que les paroissiens, tout comme lui, appréciaient trop le recueillement que l'heure matinale favorise pour songer à briser le silence.
En paix avec le monde pour une fois, il traversa la Ville-Basse avec l'air circonspect qu'il affichait souvent. Il était dans sa nature d'être grave et réservé mais, depuis que son nom avait commencé à être connu dans la ville, il avait délibérément cultivé ces traits de caractère qui l'avaient presque toujours bien servi.
Un adolescent, un jeune homme qui peinait encore à sortir de l'enfance, lui emboîta le pas alors qu'il s'apprêtait à franchir la Porte de Boulogne.
" C'est loin, Père Madeleine ?"
Madeleine fit une halte puis secoua la tête. Il attendit un instant que le garçon le rattrape et encore un peu plus pour lui permettre de reprendre son souffle.
Le jeune homme avait couru à sa poursuite depuis l'usine et la symphonie de sifflements qui s'échappait de sa poitrine en était le triste résultat.
Il laissa au petit le temps de fouiller dans sa sacoche puis de mordre à belles dents son morceau de pain avant de se remettre en route, plus lentement cette fois.
" On m'a dit que la ferme est du côté de la Chartreuse, dit le jeune homme la bouche pleine.
- Elle se trouve à l'arrière, à une demi-lieue. Maintenant, mange et garde ton souffle."
Madeleine baissa machinalement le regard vers ses chaussures et, de là, au chemin de terre. Au bout de quelques minutes, il avait complètement oublié le garçon et contemplait la plaine, dont la monotonie n'était perturbée que par quelques collines en pente douce et les silhouettes d'arbres déjà dénudés.
La seule existence de cette campagne aux couleurs tristes et profondes continuait à l'émerveiller. Même si, au fil des ans, il avait perdu conscience de l'impact que le paysage doux et paisible avait sur son état d'esprit, lorsqu'il dépassait les alentours de la ville, Madeleine avait souvent le sentiment de se laisser glisser vers la quiétude et un genre de contentement qui estompait les contours de son anxiété trop souvent présente.
La peur avait toujours le goût de sel et de marée.
Madeleine secoua la tête tandis que les remords le rattrapaient.
Derrière lui, les narines dilatées et la bouche ouverte, le garçon soufflait.
Le manufacturier s'arrêta pour observer l'humidité qui jaillissait de la terre comme des colonnes de fumée. Pendant ce temps, le jeune homme s'assit sur une pierre et oublia le manque d'air qui l'avait obligé à abandonner la croûte de pain qu'il avait encore entre les mains ; il entreprit de la mordiller entre deux bouchées d'air.
" Dorénavant, je ne mangerai plus que du pain blanc comme celui que m'a donné votre portière. Je l'ai gardé pour le dîner, mais j'ai bu le café. C'était du vrai café avec du lait crémeux... Mmmhhh !", dit le garçon en louchant sur le quignon de couleur sombre qui disparaissait vite entre ses doigts.
Madeleine sourit puis montra l'horizon du doigt.
" C'est là-bas. Ils ont laissé les charrues sur le bord du chemin. Les bœufs ne tarderont pas à arriver."
Le garçon oublia de refermer sa bouche lorsqu'il lança un regard inquiet à Madeleine.
" Mais cette cheminée-là est très petite... Et l'on ne voit d'ici que deux autres maisons. Ça ne suffit pas pour gagner le salaire d'aujourd'hui.
- Dieu y pourvoira."
Puis, considérant le garçon pâle et essoufflé, Madeleine ajouta :
" Reste ici et attends moi."
Un chien aboyait au bord du chemin creux. Il avait cessé de tourner en rond autour de l'homme assis, la tête baissée, à l'entrée de la chaumière et pointait maintenant son museau et sa queue belliqueux vers Madeleine.
" Qui est là ?, demanda l'homme sans relever la tête.
- Moi. Madeleine.
- Lafrange, au pied."
Le chien obéit entre grognements, se retournant pour observer la progression de l'intrus. Assis entre les jambes de son maître, il se laissa caresser malgré le fait que son poil dru était encore hérissé.
" Vous n'abandonnez jamais, Madeleine ?, s'enquit l'homme avec lassitude.
- Si, mais il est encore trop tôt.
- Si vous faites tout ce tapage pour me forcer à recueillir ma salope de bru et son bâtard, vous feriez mieux de ménager votre peine.
- Cela ne regarde que vous, Declercq."
Emmanuel Declercq poussa un rire amer qui fit trembler ses épaules maigres.
C'était un homme entre deux âges, endurci par les hivers rigoureux et aussi par la perte.
Duhamel, le caissier de Madeleine, mais aussi ses yeux et ses oreilles lorsqu'il était question des événements de la ville, le tenait pour un homme honnête et laborieux. Ces derniers temps, la malchance l'avait accablé et menaçait d'avoir raison de lui.
" C'est vous qui avez fait venir les charrues ?"
Madeleine acquiesça. Puis il réalisa que peut-être Declercq ne pouvait pas voir son geste.
" Les bœufs ne vont pas tarder à arriver. À l'aide des deux attelages, nous finirons d'ici la nuit tombée.
- Je croyais vous avoir dit que mes jours ici sont comptés. À présent, toute la ville doit savoir que l'huissier est venu me rendre visite le mois dernier.
- Mon notaire a réussi à renégocier vos dettes. Vos créanciers attendront la récolte avant d'exiger des fonds."
Declercq eut un haut-le-corps qui le fit se lever avec un tel élan qu'il renversa la chaise ; Lafrange montra ses dents tandis que son maître levait un poing menaçant à l'adresse de Madeleine.
" De quoi vous mêlez-vous ? Quelques mois de plus ne me rendront pas la vue, ni les enfants que l'ogre Bounaparte a emportés et qui maintenant pourrissent sous terre Dieu sait où. Ils ne me rendront pas ma femme...", s'écria le fermier.
Madeleine, interloqué d'être ainsi pris à partie, se détourna de Declercq puis contempla les pâturages qui entouraient la bâtisse en pierre.
Bien que la mansuétude ne soit pas une disposition naturelle chez aucun homme, vivre en accord avec ce don particulier du Saint-Esprit, tout en devant s'efforcer durement pour l'obtenir plus souvent qu'il ne lui semblait raisonnable, était une tâche extrêmement ardue pour le manufacturier.
Une tâche devant laquelle il échouait encore trop assidûment.
Il leva les yeux vers le ciel puis prit une profonde respiration.
" C'est vrai. Mais ce n'est pas comme si nous avions choisi de rester en vie après le départ de tous nos proches. Autant se rendre utile pendant que nous sommes coincés ici-bas."
Le fermier leva son visage émacié vers Madeleine. Ses yeux décolorés se fixèrent quelque part sur la droite de l'industriel tandis que son éclat de rire se transformait tout à coup en une sorte de hurlement que Lafrange imita. L'aveugle s'approcha de sa chaise, la redressa puis se laissa retomber lourdement en secouant la tête.
Madeleine prit le temps de jeter un regard sur les bâtiments qui ceinturaient la cour intérieure. L'habitation, où la pierre n'avait que récemment remplacé en partie la terre cuite amalgamée à la chaux, l'étable et la grange; l'écurie vide désormais ; le pigeonnier à moitié construit et même le puits montraient les premiers signes de délabrement. Ce n'était pas encore irrémédiable, mais cela annonçait la ruine définitive du patrimoine qui avait suffi à la survie de maintes générations. Un triste présage que les champs en friche, où l'herbe sèche atteignait la hauteur de ceinture d'homme, confirmaient.
Cela faisait mal au cœur.
Quel homme refuserait de sauver le patrimoine de ses aïeux ? N'y avait-il pas de neveux, de cousins ou de parents susceptibles de mettre à profit ces moyens de survie ?
Madeleine se dit avec tristesse que quelque chose lui avait échappé.
Cependant, la semaine précédente, Declercq s'était amèrement plaint au bedeau d'avoir dû vendre sa mule et ses outils. Le marguillier avait répété l'histoire à Duhamel, le caissier qui, à son tour, en avait parlé à Madeleine.
" Le père Declercq ne pourra pas semer cette année ; dommage, maintenant qu'il avait retrouvé le courage de le faire", lui avait dit Duhamel.
Et, naturellement, Madeleine avait supposé que...
Mais était-ce une insulte d'offrir à un homme les moyens de gagner sa vie ? Il semblerait...
Il s'éloignait la tête basse lorsque le fermier l'interpella.
" Comme ça vous avez racheté mes dettes. Bon... Je suppose que c'est votre droit de labourer les champs si vous en avez envie...
- Mon intention est que l'on s'associe le temps de remettre votre exploitation en train. Votre terre est bonne... Sablonneuse.
- Depuis quand est-ce bon ?
- Puisque les betteraves s'y plaisent, cela nous convient. Les trois prochaines récoltes sont déjà vendues à l'avance à l'usine qui est sur le point d'ouvrir à Dunkerque.
- Une manufacture de sucre à Dunkerque ?"
Declercq émit un long sifflement en passant une paume encore vigoureuse sur sa longue barbe emmêlée. Il détourna la tête en entendant le meuglement des bœufs qui approchaient.
"C'est juste, avait alors lancé le fermier. Faites ce que vous voudrez de la terre : vous l'achetez pour une bouchée de pain, mais ce n'est pas comme si je pouvais vous en empêcher. Gardez la terre en paiement de ma dette... Elle ne manquera à personne désormais, puisque je ne tarderai pas à me rendre à Arras. J'attends juste que l'on puisse m'accueillir à l'hospice.
- Ah ! Un mouroir ? Cela vous regarde aussi, je suppose. Mais, à mon avis, c'est du gâchis. Le temps passe et nous pensons que notre vie est finie ; les forces faiblissent et l'entrain devient un souvenir de jadis. Il ne reste plus personne pour porter notre nom et se remémorer notre histoire... Il ne reste aucune raison de continuer à espérer, puis de se battre. Et pourtant, les chances ne manquent pas : un homme qui vagabonde à la recherche d'un emploi ; une veuve qui prie le ciel de pouvoir gagner sa vie chez un honnête homme... Un enfant en mal de repères... La cécité ne saurait empêcher un homme de leur tendre la main, mais un cœur blasé le ferait. A chacun de porter sa propre croix comme il l'entend, j'imagine..."
Madeleine se tut tout à coup puis laissa Declercq à ses réflexions : il ne lui restait plus rien à ajouter.
L'adolescent qui l'avait suivi depuis la ville n'avait pas pu résister à la tentation de suivre aussi les bœufs. Tandis que le manœuvre les attelait aux charrues que l'industriel avait louées, le jeune homme commença à tourner comme un moucheron autour des animaux. Le garçon, qui n'était pas encore parvenu à se défaire de sa voix aiguë d'enfant, posait une foule de questions récurrentes qui finirent par agacer Madeleine.
Avec un sourire distant, le manufacturier lui confia sa veste et son chapeau puis le suivit du regard pendant qu'il les accrochait soigneusement à un jeune orme.
Declercq le regardait aussi d'un air pensif.
On racontait dans la ville que, bien que le paysan soit désormais incapable de voir nettement où il mettait les pieds, il pouvait toujours distinguer les grosses taches claires lorsqu'elles se mouvaient au loin. C'était vrai.
Madeleine tint les cordons de l'attelage dans la main puis, pensif, les noua et les passa sur l'une de ses épaules de façon à laisser pendre la corde en travers de son dos.
Ce n'était pas un système orthodoxe, et le manœuvre qui dirigeait l'autre attelage le lui fit savoir en ricanant.
Mais c'était ainsi que Madeleine s'était autrefois débrouillé avec les grosses charrues et les quatre boeufs qui lui étaient confiés pour les faire marcher. Dans sa tête creuse de jeune homme, plus d'effort voulait dire un meilleur salaire ; la vie et la misère lui avaient fait comprendre son erreur. Il passa une main sur son front, dans une tentative futile de chasser ces souvenirs, puis encouragea les bœufs au moyen d'un long sifflement et des cris saccadés qu'il avait appris dans sa jeunesse.
L'adolescent trottait à ses côtés, la bouche ouverte, peut-être pour remplir d'air ses poumons plus vite. Au bout d'un moment, Madeleine lui tendit la gaule.
" Là, tu mèneras les bœufs.
- Mais comment ?
- Si tu veux que l'une des bêtes se bouge vers la droite, il suffit de la toucher sur la gauche de la croupe. Son compagnon suivra le mouvement. Le plus dur est de les faire se tourner, mais pour cela on se sert des cordons. Le principe reste le même."
Sans prendre de repos, les deux équipes de bœufs passèrent la matinée et une bonne partie de l'après-midi à parcourir le terrain à petite allure afin de retourner la terre. Declercq, toujours assis sur sa chaise, semblait avoir les yeux rivés sur la chemise, naguère blanche, de Madeleine. De temps en temps, il hochait la tête et se grattait la barbe.
Vers trois heures, le jeune garçon avait trotté vers l'aveugle en faisant des moulinets avec ses bras.
" Monsieur, vous permettez que je donne de l'eau aux hommes ?"
Declercq hocha la tête.
" Je peux en prendre pour moi aussi ?"
Declercq fit un geste nonchalant de la main ; il tourna la tête lorsqu'il l'entendit du remue-ménage dans la cuisine. Le garçon retourna de longues minutes plus tard et se tint devant lui en silence. Il l'observait, sans doute.
Vexé, le paysan tordit le geste.
" Il a fallu laver les gobelets. C'était tout sale. Si vous tendez la main, je vous servirai aussi,", dit l'adolescent.
Declercq lui présenta la paume de sa main puis attendit.
C'était un fait que la maladie l'avait laissé encore plus seul qu'il ne l'avait été auparavant.
Les voisins de toute une vie, ceux-là même qui naguère cherchaient leurs mots pour le consoler lorsqu'il perdait ses proches les plus chers, évitaient désormais de s'arrêter pour lui parler ; dans leur voix, il y avait toujours quelque chose sur le point de se briser... Une sorte de malaise qui semblait disparaître lorsqu'ils se détournaient de lui et l'oubliaient.
C'était si clair lorsqu'ils se souhaitaient le bonjour entre eux !
Declercq fronça les sourcils et continua à attendre. Ce garçon ne pouvait pas être bien différent de ses voisins.
Mais l'adolescent, au lieu de remplir son gobelet à la hâte et de le déposer par terre en lui criant qu'il l'avait entre les pieds, plaça le verre vide sur sa paume, lui demanda de le tenir et seulement alors se mit à verser l'eau. Il attendit en silence jusqu'à être certain que Declercq ait pris la première gorgée, puis s'éloigna.
" Quel est ton nom ?, lui lança le paysan.
- Guy. Mais mes amis ramoneurs m'appellent Hérisson. C'est à cause de mes cheveux, qui sont drus. Mais vous ne pouvez pas le savoir.
- Tu es Savoyard ?"
Le jeune homme se mit à rire. Ce fut un son cristallin qui parvint à égayer un instant le visage de l'aveugle.
" Non, je suis d'Estrée. Mais j'ai appris le métier du vieux Rigoulet, qui est un vrai Savoyard, lui. Je suis en chemin vers Arras, mais je me suis arrêté ici comme chaque année pour ramasser les pourboires du père Madeleine... Ça, c'était hier. Et j'étais sur le point de partir lorsqu'il m'a dit de dormir dans son atelier, car le matin venu, il y aurait du travail pour moi tout près de la ville.
- Dans son usine ?
- Non. Quelque cheminée à nettoyer, je crois. Bien que le père Madeleine n'a pas voulu que j'amène l'hérisson et la raclette. C'est à se demander s'il est aussi futé qu'on le dit : là, il doit vouloir que je ramone avec ma tignasse et mes dents..."
Le garçon rit encore, un rire qui fut partagé cette fois, puis s'éloigna avec l'eau et les gobelets en direction de Madeleine et de son assistant de fortune.
Les dernières lueurs du jour faisaient leurs adieux lorsque l'équipe arrêta son labour. Ils étaient encore loin d'avoir fini, donc on décida que le manœuvre chercherait de l'aide et reprendrait le travail le lendemain, mais sans l'assistance de Madeleine qui serait pris à son usine. On accorda aussi d'accommoder les animaux sur place car les dépendances, quoique désertées, étaient encore en bon état. Enfin, fatigués, les hommes se séparèrent avec un hochement de tête laconique. Les choses se passaient souvent comme cela chez les paysans...
Declercq, sans mot dire, s'était enfermé chez lui quelques heures auparavant et Guy, qui avait accepté la veste de l'industriel, avait fini par se blottir dans l'écurie et dormait à poings fermés.
Madeleine frappa à la porte du fermier sans s'attendre du tout à être bien accueilli. Declercq se fit attendre longtemps avant de se pointer en manches de chemise. L'intérieur de l'habitation était tout à fait sombre, ce qui n'était point surprenant.
" Nous avons fini pour aujourd'hui. Le manœuvre reviendra demain avec de l'aide... Peut-être parviendront-ils à terminer. Ah ! Il serait bon de fertiliser bientôt, mais c'est à vous de décider.
- Vous ne vous avouez jamais vaincu, Madeleine ?"
L'industriel sourit avec tristesse. Il devait convenir du fait que les événements ne s'étaient pas déroulés comme il l'aurait souhaité; qui plus est, il était devenu très clair pour lui qu'il avait eu tort à la façon dont il avait estimé Declercq puis, plus tard, à lui fournir de l'aide qu'il n'avait point demandée.
S'était-il pris pour le Tout-puissant ? Il était fort possible que son orgueil lui ait encore joué un tour...
" Je ne vous dérangerai plus, Declercq. Comme je vous l'ai déjà dit, ce que vous déciderez de faire ne regarde que vous.
- Bien, alors ! Ça, c'est de la générosité, Madeleine, répondit le fermier, ne prenant pas la peine de dissimuler son sarcasme.
- Mais je dois vous demander encore un service : le village tombe loin, et aussi bien le garçon que les bœufs sont éreintés. Je paierai les frais de votre hospitalité pour cette nuit : une paillasse et une soupe chaude pour le garçon ; le séjour à l'étable, de l'eau et du fourrage pour les bêtes.
- Vous ne voulez pas aussi une lanterne pour retourner en ville ? Pardi ! Mais c'est vrai que je n'ai point acheté de bougies depuis l'hiver dernier," s'écria l'aveugle.
Et puis, plus calmement, lorsqu'il comprit que Madeleine n'avait pas l'intention de relever, il ajouta :
" Je le ferais bien volontiers, mais je ne suis même plus capable de me servir de la boîte à briquet.
- Je peux le faire, monsieur. Vous n'aurez pas à vous occuper de moi... Et je partirai dès qu'il fera jour, car la bande au vieux Rigoulet doit être déjà arrivée à Arras. Ah ! mais j'ai oublié que je dois d'abord me rendre en ville pour récupérer mon hérisson et ma raclette, intervint Guy, qui avait été réveillé par l'entrée des bœufs dans l'étable.
- Soit, trancha Leclercq sans enthousiasme. Mais est-ce que tu sais faire la soupe ?"
Madeleine se perdit dans la nuit après avoir aidé avec le bois et d'avoir accommodé convenablement les bœufs. Dans les ténèbres, il n'y avait aucune raison de cacher son air quelque peu navré.
Guy faisait partie de la troupe d'enfants qui passaient chaque année par la ville à la recherche de travail et, depuis que la nouvelle circulait, aussi des gratifications du père Madeleine. Le garçon avait été l'un des premiers, et aussi l'un des seuls, à qui Madeleine avait osé questionner sur le sort d'un petit Savoyard en particulier.
Dès cette première année, Guy avait été ponctuel à ses rendez-vous annuels et, doué d'une intelligence vive et d'un tempérament doux, avait pris l'habitude de réciter au manufacturier les noms de tous les collègues avec lesquels il avait travaillé ou qu'il avait, tout simplement, rencontrés sur le chemin.
À la fin de la saison précédente, le garçon lui avait annoncé qu'il prenait sa retraite. Il était temps.
Il avait grandi et, désormais, pénétrer dans les cheminées était devenu non seulement une gageure, mais aussi une activité dangereuse à l'extrême. De plus, d'après ce que Madeleine avait pu constater, autant d'années à faire ce dur métier avaient entraîné de fâcheuses conséquences pour le garçon.
L'industriel l'avait congédié avec un gros pourboire et avec la garantie qu'il permettrait à son jeune frère, qui devait prendre la relève au cours de la saison suivante, de continuer à remplir les fonctions d'informateur que Guy assumait.
Seulement, le frère cadet s'était cassé la jambe... Et le petit lopin que la mère labourait ne produisait toujours pas assez pour les faire vivre tous les trois.
"Il faut ce qu'il faut", avait dit le garçon en haussant les épaules lorsque Madeleine lui avait fait remarquer qu'il révélait de la folie de continuer à faire son métier.
Alors, l'industriel, qui répugnait à embaucher des enfants dans ses ateliers, s'était dit que Declercq pourrait sûrement faire bon usage d'un aide intelligent et affable capable de le seconder dans les tâches les plus élémentaires de son travail. Quitte à payer de sa poche le salaire du jeune homme pendant que le fermier remettait sur pied son exploitation...
Il avait aussi songé que ce genre de travail, bien que dur, permettrait à Guy de bénéficier du grand air qui l'aiderait à nettoyer ses poumons...
Sans doute, la superbe l'avait perdu...
" Bonsoir, monsieur Madeleine."
Dans le plus absolu des silences, une ombre s'était détachée du mur avoisinant la Porte de Boulogne. Haute et menaçante, la silhouette avait entrepris de lui emboîter le pas sans que Madeleine ne s'en aperçoive.
" Bonsoir, inspecteur... Javert ? C'est cela ?
- C'est cela, monsieur. Mais inspecteur suffira."
Javert s'approcha de l'industriel. Il était encore sous le choc de ce qu'il venait de voir.
Un patron d'usine, respecté et respectable, maniant la charrue et se compromettant avec des paysans sans le sou.
Impensable !
Javert voulait comprendre et il examina avec soin son vis-à-vis. Son costume, de coupe simple et d'une étoffe solide, sa manière de se déplacer, calme et solennelle...et cependant...M. Madeleine gardait les mains dans le dos et le visage penché sur le sol.
Les pavés étaient-ils si glissants ?
Ou cachait-il ses yeux au monde ?
" Vous connaissez bien l'agriculture, monsieur, jeta Javert, pour relancer la conversation et obtenir des indices sur cet étrange bourgeois qui jouait les paysans.
- Et cela vous étonne ?
- Manier les bœufs n'est pas donné à tout le monde ! Surtout de la part d'un ancien ouvrier, monsieur."
Javert ajouta avec un sourire poli :
" Sans vouloir vous déjuger, monsieur. Il y a toujours du respect pour les hommes qui travaillent dur pour s'en sortir !"
Madeleine secoua la tête. Malgré lui, il ne put réprimer un sourire amusé : le premier depuis bien longtemps.
" Vous n'êtes pas du coin. Tout le monde ici sait que je suis né paysan... et que j'ai exercé mon état pendant de nombreuses années. Je ne suis devenu ouvrier que par accident. Cela dit, je me réjouis de savoir que la plupart de nos concitoyens jouiront du respect de l'autorité qui les surveille."
La réponse déplut souverainement au policier.
Javert y lut à la fois une critique de son travail.
Ainsi, il ne connaissait pas encore tout sur tout le monde ! Comment pouvait-il ignorer le passé de M. Madeleine ?
L'inspecteur se promit de rectifier cela avec soin.
Et une critique de sa position.
Le respect de l'autorité envers ses concitoyens ? La belle blague !
" Oui, rétorqua sèchement Javert. L'autorité respecte toujours ceux qui travaillent et respectent la loi. D'ailleurs, j'ai également appris tout ce que vous avez accompli pour sauver Declercq de la ruine."
Javert annonçait cela d'une manière si impassible qu'il était impossible de savoir s'il approuvait ou critiquait l'action de M. Madeleine.
" Je me demande qui aurait pu vous en parler. Quelqu'un de fort indiscret, sans doute."
Madeleine, les mâchoires serrées, arracha son regard des yeux de l'inspecteur et reprit son chemin.
" Quoi qu'il en soit, je ne suis pas enclin à discuter de cette question."
Ce fut ressenti comme une victoire par l'inspecteur. Il aurait apprécié d'argumenter un peu plus.
Donc les informations glanées par Moreau étaient vraies ?
Javert se promit de l'interroger davantage...autour d'un repas arrosé peut-être ? Et certainement l'inspecteur finirait par découvrir un mouchard dans la ville pour lui avouer tous les petits secrets de M. Madeleine.
Le propre secrétaire de l'industriel ? Sa logeuse ? Ou un de ses Savoyards qu'il appréciait tant ?
Javert se jura d'ailleurs de chercher aussi de ce côté-là. Un patron d'industrie s'abaissant à aider des enfants perdus ?
Ou alors cela cachait un secret plus sombre ?
Javert établissait déjà une liste de questions qu'il allait lui falloir résoudre.
L'inspecteur ne s'avoua pas vaincu, il relança la conversation, malgré la répugnance visible de M. Madeleine :
" Quant à la belle-fille de Declercq et à son enfant, ce fut une action charitable que de vous en charger. Les placer chez les sœurs était une belle chose, monsieur."
Mais cette fois, on percevait le vitriol dans l'affirmation. Manifestement, le policier, si procédurier, désapprouvait.
L'agacement l'emporta sur la surprise et M. Madeleine dévisagea le policier avec froideur; juste une longue seconde, sa main droite s'était refermée en un poing.
" Mais qui vous a raconté de telles absurdités ? Je n'ai pas pour habitude de me mêler de la vie de mes voisins... Quoi que vous en pensiez !
- Mais je ne me mêle pas de la vie des voisins, monsieur !, fit le policier, hautain. Je m'informe simplement sur la situation des justiciables de la ville. Il est de notoriété publique que Declercq a chassé sa belle-fille de sa maison, avec son enfant. C'est bien d'en avoir pris soin. C'est tout à votre honneur !
- Et cependant, je n'ai rien fait de tel. Aux dernières nouvelles, elle était partie avec son... amant ? Cela ne me regarde pas, inspecteur. Je ne connais pas l'opinion que vous avez de moi, mais vous feriez bien de ne pas écouter tout ce que les gens racontent. De plus... Je ne sais même pas si je vais continuer mes projets avec Declercq : je suis allé trop loin en ce qui le concerne et le temps est venu de faire amende honorable."
Un amant ? Cette fois Moreau n'avait que transmis la rumeur. Dommage ! L'inspecteur perdait cette manche.
" Pardonnez-moi, monsieur, admit sèchement Javert. Je n'avais pas appris cette version de l'histoire.
- C'est bien le pire aspect de notre petite ville : il y a plus de rumeurs que d'habitants. Les gens s'ennuient. Mais vous aurez l'occasion d'apprendre cela, monsieur.
- En effet, monsieur. Je n'ai pas l'habitude des petites villes, c'est un fait. Mais je vais apprendre !"
Javert chercha les yeux de M. Madeleine, ravi de revoir le bleu profond.
" Quant à mon opinion sur vous... Je ne vous connais pas non plus, monsieur. De quel droit aurai-je une opinion ?"
Un sourire apparut, fugitif, montrant toutes les dents et les gencives du policier mais qui ne se refléta pas dans les yeux.
La ville était plongée dans l'ombre lorsque les deux hommes y entrèrent de concert.
M. Madeleine salua Javert avec un petit peu trop d'empressement pour que cela échappe au policier.
Cela fit sourire Javert.
N'était-ce pas toujours ainsi ?
On n'aimait pas côtoyer un policier, encore moins lui. Mais cela ne signifiait pas obligatoirement la culpabilité.
Javert avait l'habitude, il salua brièvement l'industriel et retourna à son poste.
Non sans avoir jeté un long regard sur le dos de M. Madeleine.
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