7 - Responsabilités
Le lendemain de sa visite à l’hôpital, Merle avait les larmes aux yeux. Sa peau naturellement dorée était plus pâle que d’habitude, à cause de la terreur.
— Non, non, répétait-il en secouant la tête.
— Ça ne fait pas mal ! insista Maewon, avec un soupir exaspéré. C’est une petite piqûre de rien du tout. Pour tester ton niveau magique à jeun.
— Mais, gémit le garçon en reculant, tu veux prendre mon sang !
— Trois gouttes seulement. C’est pas la mer à boire !
— Mais… !
— Sois gentil, Merle…
— Je refuse, n’approche pas avec ton truc affreux !
Une paume sur ses yeux, la minuscule aiguille dans l’autre main, le diplomate soupira à nouveau face au gamin :
— D’accord. Comme tu veux. Je m'en fiche !
Agacé, il délaissa la seringue et partit vers la cuisine. Quelques minutes plus tard, le regard dans le vide, debout face à un mur, il buvait un café. Son téléphone portable professionnel annonça l’arrivée d'un message. Un allègement fortuit de son emploi du temps pour les deux jours à venir. Le diplomate souffla longuement, pour la troisième fois ce matin-là. Des rendez-vous importants reportés à un autre moment, c’était seulement une surcharge imprévue de travail pour plus tard ! Le responsable des deux premiers soupirs arriva devant son hôte, le kit médical dans ses mains.
— Est-ce que c’est important de me tester ? demanda Merle d'une voix fluette.
— Non !
— Alors, pourquoi tu voulais le faire ?
— Si… Si, c’est important, admit Maewon, sur un ton moins sec. Pour me rassurer sur ton état. Et par curiosité.
— Ça sert à quoi ?
Le jeune homme posa sa tasse sur le comptoir. Il se tourna complètement vers son interlocuteur avant de répondre.
— Chaque être vivant possède la capacité innée de contenir un flux plus ou moins grand de magie. Outre vérifier la stabilité de ton niveau thaumaturgique, il est important de savoir si ton corps héberge trop ou pas assez de magie, suivant son taux naturel. Une divergence trop grande peut créer des problèmes de santé, plus ou moins sérieux. Mais les symptômes sont visibles très rapidement lorsque c’est grave. Et quand c’est bénin, on a largement le temps de soigner ça… Ce n’est pas pressé, et tu as peur. Oublions ça. Je n'aurais pas dû insister autant, je suis désol…
— Je ne connais pas mon taux normal, coupa Merle.
— Tu ne l’as jamais su, ou tu as oublié ? tenta Maewon.
— Euh…
— Tu voudrais faire le test maintenant ?
— Je crois… oui, peut-être...
Une main sur la tête de Merle, l’autre autour des petits doigts tremblants qui tenaient le kit d’autotest, Maewon répéta d'une voix rassurante :
— Ça ne fait pas mal. Retournons au salon, tu seras mieux installé.
Assis dans un fauteuil, le garçon tendait son bras devant lui, en regardant ailleurs pour éviter d’apercevoir l’aiguille. Il ne sentit presque rien au creux du coude, puis la voix sarcastique de son hôte annonça :
— Si tu veux voir la réaction sur les bandelettes, c’est par ici que ça se passe !
Agenouillé devant la table basse en bois clair, Maewon se pencha vers trois morceaux de papier réactif qui s'y trouvaient. Il déposa une goutte carmin sur chacun. La première bande absorba le sang et resta neutre ; la deuxième montra avec clarté un trait vertical bleu ; la troisième vira rapidement au noir. Seule la vision de la dernière bandelette provoqua un hoquet de surprise chez le semi-elfe.
— Je suis malade ? s’inquiéta le patient.
— Non ! T-tout va bien, Merle... Tu vois, le premier test indique que ton niveau de magie est stable, et le deuxième, qu'il est conforme à ton taux naturel.
— Qu’est-ce que le noir veut dire ?
Maewon décida que le plus important pour le moment était de rassurer son jeune invité, quitte à passer sous silence l’extraordinaire capacité dont même le garçon ne semblait pas avoir conscience. D’une voix douce, il expliqua :
— Tu possèdes beaucoup de magie. C’est très bien. Ne t’inquiète pas.
Ensuite, avec un sourire encourageant, il proposa :
— Tu as faim ? Je te prépare une omelette ?
Une jolie et étrange grimace pleine de dents lui répondit : les deux canines de Merle étaient légèrement décalées par rapport à la dentition générale. L’imperfection était charmante. Maewon éclata de rire.
— Ça veut dire oui ?
Pour confirmer son appétit, le garçon hocha la tête avec énergie. Après un petit-déjeuner copieux, pendant que Maewon finissait de débarrasser la table, Merle vint s'accrocher à sa taille, par derrière.
— Merci pour le repas ! s’écria-t-il, reconnaissant.
Le diplomate tapota doucement les doigts agrippés à sa chemise. Comme pour flatter la tête d'un chiot. En riant, il répondit :
— Pas de quoi !
Il se retourna vers Merle et enchaîna :
— La police m'a contacté avant ton réveil. Ils proposent de faire passer un avis, avec ta photo. Quelqu’un la reconnaîtra peut-être, et tu retrouverais ta famille. On peut envoyer un cliché numérique, ou venir au poste faire une déposition en direct. Ça nous permettrait de sortir pour une balade en ville. Qu'en dis-tu ?
— Allons au poste, ça a l’air amusant !
Maewon n’aurait pas utilisé ce qualificatif pour les démarches à effectuer auprès des autorités, mais pourquoi pas.
Les quartiers résidentiels aisés se trouvaient sur les hauteurs de la capitale centralienne, tout comme la clinique visitée la veille. Les autres commodités étaient en centre-ville, dans la vallée. Après vingt minutes de route, la petite citadine de Maewon se gara le long d'une rampe près du commissariat principal. Les passagers sortirent de la voiture. Stationné sur une plateforme automatisée, le véhicule fut hissé dans les entrailles d'un parking aérien – monstre splendide en fibres de verre. Vision habituelle pour les centraliens, le procédé autant que l'immeuble furent une découverte pour Merle.
Au-dessus du quartier des affaires, cette structure composite, presqu’invisible, diffusait les rayons des soleils jumeaux en un halo arc-en-ciel. L’ambassade toute proche se tenait à son épicentre. En cette matinée fraîche d’automne, le ciel était limpide. D’autant plus par ce temps radieux, le décor où Maewon évoluait au quotidien semblait magnifique. L'ombre à ce joli tableau : un accident épouvantable semblait possible. Si les bases du parking cédaient, si tout le poids retombait sur le quartier, les dégâts matériels et sur les personnes seraient immenses ! En trottant pour se maintenir au niveau de son accompagnant, Merle se retint de lui attraper la main. Il n’était pas un enfant que Maewon devait consoler d’angoisses irrationnelles !
Les démarches furent plutôt rapides. Après avoir effectué un scan en trois dimensions du visage de Merle, l’agent qui s'occupait du dossier – une elfe paraissant à peine plus âgée que le garçon perdu – fit remplir un questionnaire à Maewon. Pour finir, elle posa la question habituelle :
— Souhaitez-vous nous confier Merle ?
Le garçon tressaillit. Son protecteur serra le dos de sa main pour le rassurer, puis répondit à l'agent de police :
— Merci, non. Je vous prie de me contacter si vous retrouvez sa famille.
— Bien entendu. Nous avons toutes les coordonnées. Merci à tous les deux d’être venus.
— Merci, marmonna Merle en s’échappant le plus vite possible du bâtiment.
Maewon dut presque courir pour rattraper le fuyard, qui ralentit en arrivant près de l’ambassade. Le dos tourné à son hôte, le garçon l’entendit plaider :
— Merle, je ne t’abandonnerai pas, ne t’inquiète pas...
— Je ne suis pas inquiet ! mentit le brun avec force.
— Écoute, j'ai bien conscience qu’à ton âge, tu n'aurais pas été prioritaire pour intégrer une famille d’accueil pendant l’enquête. Considéré comme un adulte par défaut, tu serais, au mieux, installé dans un hôtel bon marché, ou un hospice de charité géré par l’État !
Des larmes traitresses pointèrent aux coins de ses yeux. Merle les dissimula à son interlocuteur, qui continuait son analyse de la situation :
— Pourquoi je te confierais aux autorités, puisque je peux facilement t’héberger pendant les recherches pour retrouver ta famille ? Au-delà de la responsabilité que j’ai envers toi, je ne voudrais pas non plus obliger les policiers à te servir de nounous, pendant qu'on décide de ton sort.
Merle eut envie de frapper le mauvais plaisantin, ou de rire de son ironie. Submergé par la reconnaissance et le soulagement, il préféra se retourner et se réfugier dans les bras de Maewon. Ses paroles d’excuses et de remerciements s'emmêlèrent dans sa gorge. Son cerveau ne délivrait plus de message en centralien. Sa bouche prononça plusieurs mots incompréhensibles pour son interlocuteur. Maewon ne parvint qu’à noter, à nouveau, leurs sonorités proches du netun. En caressant la nuque du garçon, le diplomate utilisa le dialecte farfadet.
— Une pâtisserie te ferait plaisir ?
— J'veux une glace, marmonna Merle en centralien.
— En cette saison ?
— Je me souviens… que j'ai toujours rêvé de goûter les sorbets spéciaux qu'on trouve à la capitale…
Dans la Confédération, lorsqu'on y mettait le prix, on obtenait ce qu'on souhaitait. Des glaces en automne étaient peu de chose. Incapable de se décider sur ses parfums préférés, le garçon tenait à présent un triple cornet dans chaque main.
— Tu as intérêt à tout manger ! Et à ne pas bouder ton déjeuner après !
Les recommandations agacées de Maewon précédèrent les hochements joyeux de la petite tête brune. Les dents de Merle croquèrent, alternativement, dans chacune des six boules de sorbet.
À un carrefour, Merle et une adolescente humaine, tous les deux distraits, se percutèrent. Un des cornets du garçon bascula vers son nez. La fille, d'une stature pourtant supérieure à lui, vola sur un mètre. Elle retomba sur l’arrière-train. Il s'écria :
— Pardon ! J’aurais dû faire attention ! Tu as mal ?
Elle constata les écorchures sur ses paumes nues. Habillées d’un pantalon, ses jambes avaient été protégées lors de la chute. Pas sa dignité, ni son postérieur caché sous les habits. Les grandes paumes de Maewon étreignirent les siennes, pour l'aider à se relever.
— Je suis navré... Permettez-moi de vous soigner.
Une lueur verte entoura les quatre mains jointes. La jeune fille vit que ses égratignures avaient disparu. La voix grave du semi-elfe poursuivit :
— Souffrez-vous ailleurs ?
Au fort rougissement qu'elle présenta, il devina et précisa :
— Je peux soigner à distance.
Elle fut surprise de se trouver face à un si beau magicien – de surcroît assez puissant pour manier ses sorts sans contact avec la cible. La jeune humaine hocha timidement la tête. Cette fois, toute sa silhouette s’illumina d'une aura verte.
— M-merci… Je suis désolée, ajouta-t-elle en apercevant la tache de glace sur le visage de Merle.
— Ce n’est rien. Mon ami est aussi fautif.
— Oh ! fit-elle soudain en reportant son attention sur celui qui venait de parler. Vous êtes Maewon Innsprucke !
— Pas du tout, mentit le dénommé, sans aucune émotion dans la voix.
— Mais si, je vous reconnais ! Whaou… quand mes copines vont savoir ça ! couina la fan, en fouillant dans son petit sac porté en bandoulière. Vous êtes encore plus beau en vrai ! J'peux faire une photo avec vous ? S'il vous plaît ?
Merle vit clairement les yeux couleur océan prendre celle de la tempête. Maewon affirma avec un calme irréel :
— Il y a méprise sur la personne. Regardez plus attentivement.
Avec des gestes saccadés, la jeune fille obéit : elle abaissa les bras le long de son corps, releva le visage, et plongea son regard dans les yeux du magicien. Puis, d'une voix mécanique, elle convint :
— C’est vrai. Pardon pour l'erreur, Monsieur.
— Au revoir.
— Au revoir, répéta-t-elle en s’éloignant.
— Je pensais qu'il était illégal d’utiliser la manipulation mentale de haut niveau sur les citoyens ? remarqua Merle à voix basse.
— Tu te souviens de ça ?
Le regard que Maewon tourna vers lui était redevenu marine. Pour toute réponse, Merle haussa les épaules. La tête du diplomate impassible se pencha sur un côté. Sa voix de baryton, sans plus aucune des modulations mélodieuses habituelles, répondit :
— C’est strictement interdit, en effet. Mais je n'ai rien fait.
Devant le silence de son vis-à-vis, le semi-elfe ajouta sur le même ton :
— Prouve le contraire.
À nouveau, Merle haussa les épaules. Il recommença à manger les sorbets qui menaçaient de fondre. De son point de vue, cette donnée était plus importante qu'une vague ligne dans un livre juridique d'une nation, dont il n’était peut-être même pas originaire. Ses glaces à peine avalées, son nez fut assailli par un mouchoir. Maewon nettoyait les traces laissées lors de l’accident.
— Mais ! Je suis pas un gosse, se récria le garçon en saisissant le tissu envahissant. Je vais le faire moi-même !
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro