2 - Comptes des faits
Il était une fois un monde verdoyant où vivaient un nombre impressionnant d'êtres enchantés. La magie existait au quotidien. Elle baignait de ses bienfaits toutes les espèces dotées de conscience. Parmi elles : deux royaumes de fées surpuissantes, davantage bénies par les flux thaumaturgiques que tous les autres peuples.
Lassées des interactions constantes avec des êtres stupides, à la durée de vie trop éphémère pour se rendre compte qu'ils étaient trop cupides pour leur propre bien, les fées décidèrent de disparaître. Elles organisèrent leur départ comme on monte un spectacle. Il fut grandiose, plein de bruits et de fureur, assez impressionnant pour marquer dans les esprits de la planète entière que cette race s’était éteinte à jamais.
Puis elles s'exilèrent sur un continent aride, où pullulaient des créatures fabuleuses craintes des autres espèces. Grâce à la magie des fées, leur nouveau territoire devint assez fertile pour assurer leurs besoins alimentaires – et même au-delà. Cependant, elles se gardèrent de rendre leur environnement trop luxuriant. Elles ne devaient pas attirer l’attention des peuples dont elles se cachaient, afin d'éviter les éventuelles guerres de conquête subséquentes.
Pour instaurer une cohabitation pacifique, les fées conclurent des pactes de non-agression avec les monstres ésotériques du continent. Ceux-ci n’étaient pas plus dangereux que certains humains. De plus, ils possédaient un trait absent chez ces derniers : ils tenaient leurs promesses.
Tout ceci s'était produit environ six cents ans plus tôt. Pour des fées, à peine trois générations, ou moins de deux vies entières. Ainsi, suivant le point de vue, ces temps révolus relevaient soit de l'antiquité, soit des affaires familiales.
Pendant le demi-millénaire de paix qui suivit leur exil, les deux royaumes de fées devinrent quatre. La population roturière augmenta, et chaque famille royale désigna deux reines qui se partagèrent les territoires hérités. Seules les femmes portaient la couronne, car la société féerique privilégiait les lignées féminines. Même leur grammaire s’accordait à cette pensée : on déclinait les pluriels au féminin dès qu'une femme faisait partie du groupe dont il était question.
À la tête de la nation la plus prospère du continent, se trouvait à présent Othilie, Souveraine des fées australes. Simplement par sa naissance, le prince Askasleikir, son unique enfant, avait accédé à un rang très élevé, dont la plupart pouvait seulement rêver. Quel dommage qu'il fût garçon ! Cependant, si la reine n'enfantait pas de fille plus tard, il n’était pas exclu qu'Askasleikir pût partager le trône de la Vallée des Corbeaux avec sa future épouse.
Le jeune prince possédait un taux exceptionnel de magie naturelle. Il détenait la première position parmi toutes les fées. Ses facultés physiques et cognitives étaient excellentes également. Alors, qu’aurait-il pu vouloir de plus ? Impossible pour quelqu'un d'exceptionnel d’être totalement heureux dans la vie… Le garçon se consolait ainsi, pendant qu'il retenait ses larmes. Debout, tête droite, poings fermés, immobile lors de l’oraison funèbre à la mémoire de son père. En prenant exemple sur sa mère, à quelques mètres de lui.
Pendant cette épreuve douloureuse, la jeune veuve devait montrer sa force aux autres nations, y compris à ses propres cousines. Reine incontestable, indétrônable dirigeante, à la mâchoire serrée, aux épaules à peine tremblantes.
Les cérémonies durèrent trois jours, pendant lesquels Othilie répondit fermement, avec des sourires glacials, aux perfidies envoyées par les jaloux sous couvert de commisération. Il fallait rappeler sa position.
Devant une petite fée boulotte habillée de façon trop luxueuse pour la circonstance, elle ironisa à peine :
— Merci pour votre sollicitude, chère Marquise. N’ayez crainte pour notre santé. Nous n’oublions pas notre devoir de Souveraine.
À un fey qui se courbait très bas et relevait très haut son nez pointu, la reine dit :
— La perte est immense, mais nous saurons traverser cette épreuve, grâce à votre soutien, mon cousin. Nous en ressortirons encore plus déterminée.
Ensuite elle prononça fort, pour prendre l’assemblée à témoin :
— Par bonheur, le prince sera bientôt en mesure d’assumer son rôle. Il me secondera. Pour la grandeur de notre royaume !
En réponse à la reine, des vivats plutôt enthousiastes retentirent. Silencieux, l’héritier de la Couronne se tenait aux côtés de sa mère. Alors qu'il n'était qu'un enfant pas encore âgé de trente ans, il prit garde de paraître plus grand, plus confiant… plus inébranlable.
Au soir de la cérémonie finale, Askasleikir se sentit soulagé lorsque, derrière les portes fermées du bureau royal, sa mère lui caressa la tête en le félicitant :
— Je suis très fière de toi, Aska, mon chéri ! Tu peux aller te reposer maintenant.
Pendant que le garçon se dirigeait vers sa chambre, il avisa Domhilda Tordenvejr, sa camarade préférée. Assise par terre dans un coin du couloir, la jolie adolescente lisait un des manuels qu'il lui avait conseillés.
À peine plus âgée que lui, cette fille d'aide-cuisinière avait bien entendu moins d’éducation que le prince. Cependant, son fort taux de magie et son intelligence pratique l'avaient fait remarquer à la Cour. La reine avait permis à la jeune fille de suivre, de façon gracieuse, le même enseignement que les aristocrates. Ce privilège provoquait les persiflages des cousines d'Askasleikir. C’était l'une des nombreuses raisons pour lesquelles il détestait cette branche secondaire de sa famille. Domhilda, dotée de plus de sagesse que lui, se contentait d’ignorer les ragots dont elle était victime.
Ce soir-là, avant que le prince ne pût l’interpeller, Domhilda s'écria à son approche :
— Aska ! Enfin je peux te voir… je suis tellement triste pour toi ! Et pour Sa Majesté !
En un seul bond, elle fut debout. Avec un bruit mat, son livre retomba sur le parquet de bois ciré. La jeune fille exécuta une révérence maladroite. Pour la première fois depuis une semaine, Askasleikir prononça avec sincérité les mots qu'il avait tant répétés devant tellement de gens :
— Merci de ta compassion.
Un silence se dressa entre les deux fées. Domhilda le rompit d'une voix timide :
— Tu… tu veux m'en parler ?
Sans un mot, il enserra la taille de son amie dans ses bras. Plus petit qu'elle, il posa sa joue contre son cou. Domhilda ne pouvait voir le visage du prince. Elle n'entendit rien non plus. Le long de la clavicule de la jeune fille, quelques gouttes roulèrent et se perdirent au bout de ses longs cheveux blonds. Ses propres yeux devenus humides, elle caressa doucement l’arrière de la petite tête brune si courageuse.
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