Chapitre 8
Alastor semblait s'être remis de ses blessures, sa présence dans ma chambre était plus palpable, plus oppressante. Assis dans son fauteuil – celui que je lui avais offert il y a quelques semaines et qu'il avait mystérieusement réparé –, il me fixait sans relâche. Ses yeux rouges, brillants et perçants, ne me quittaient jamais, rendant l'atmosphère de la pièce presque irrespirable.
Je tentais de l'ignorer, de me concentrer sur mes devoirs, mais sa présence était trop écrasante. Même sans un mot, même immobile, Alastor remplissait l'espace, comme une ombre menaçante prête à s'étendre. Puis, brusquement, alors que ma tension atteignait son paroxysme, il parla, rompant le silence avec une voix douce et envoûtante.
— Mademoiselle Moreau, dit-il, sa voix coulant comme du velours, vous semblez en savoir beaucoup à mon sujet désormais. Il me paraît juste que je m'intéresse à vous, non ?
Je me figeai. Cette phrase, prononcée avec une légèreté trompeuse, portait des sous-entendus inquiétants. Je tournai lentement la tête vers lui, sentant mon cœur s'accélérer sous la pression de son regard. Alastor était là, les jambes élégamment croisées, son sourire figé sur ses lèvres comme toujours. Ses yeux, cependant, ne quittaient pas mon visage, me dévisageant avec une intensité presque hypnotique, comme s'il attendait que je cède sous la pression.
— Que voulez-vous dire ? demandai-je, la voix légèrement tremblante malgré moi, même si je tentais de rester impassible. Comment connaissez-vous mon nom ?
Son sourire s'élargit légèrement, révélant une satisfaction qu'il ne cherchait pas à dissimuler.
— Oh, je veux simplement mieux vous connaître, répondit-il d'une voix doucereuse, presque mielleuse. Vous avez exploré une partie de mon passé, il est donc logique que je découvre le vôtre. Cela me semble... raisonnable, n'est-ce pas ?
Il marqua une pause, savourant son effet avant d'ajouter, un éclat malicieux dans les yeux :
— De plus, votre nom était inscrit sur votre affreux devoir d'anglais. Un détail qui, malheureusement pour vous, ne m'a pas échappé.
Je serrai les dents, à la fois gênée et agacée par cette remarque cinglante. Bien sûr qu'il l'avait vu. Alastor ne laissait jamais rien lui échapper. Mais cette intrusion dans ma vie personnelle, ce jeu pervers où il cherchait à tout savoir, me mettait mal à l'aise. Pourtant, je savais que refuser de répondre serait inutile. Alastor obtiendrait ce qu'il voulait, d'une façon ou d'une autre.
Il parlait comme si sa demande était anodine, mais je savais que rien avec lui n'était innocent. Alastor, malgré son apparence élégante et son ton aimable, était un prédateur, un manipulateur. Pourquoi voulait-il en savoir plus ? Il était assez puissant pour deviner mes secrets sans que j'aie à les dire à voix haute. Alors pourquoi insister pour m'entendre ?
Je déglutis difficilement, le poids de son regard pesant sur moi comme une main invisible. Chaque mot que je prononçais risquait de l'amener plus près de ces secrets que je m'efforçais de garder enfouis. Pourtant, je ne pouvais pas éviter ses questions.
— Eh bien, je suppose que je peux vous en dire un peu... commençai-je, hésitante, ma voix vacillant légèrement sous la pression. Je m'appelle Amélie Moreau, j'ai dix-sept ans...
Mais avant que je ne puisse aller plus loin, il leva une main avec une grâce calculée, son sourire s'élargissant presque imperceptiblement, signe de son amusement face à mes réponses prudentes.
— Épargnez-moi ces banalités, Mademoiselle Moreau, dit-il d'un ton doux mais implacable, ses yeux ne quittant pas les miens. Ce que je veux, ce sont des détails plus... intéressants. Parlez-moi de votre famille. Votre père, votre mère... avez-vous des frères ? Des sœurs ?
Chaque mot résonna dans l'air avec une clarté perverse, comme s'il savait exactement où frapper. Son ton, bien que calme, portait un poids que je ne pouvais ignorer. Mon cœur se serra douloureusement, et un frisson glacé me parcourut le dos. Pourquoi évoquer mon frère ? Ce sujet, que je gardais soigneusement enfoui, était une plaie encore ouverte, un souvenir douloureux que je m'efforçais d'oublier. Mais maintenant, Alastor l'avait ramené à la surface, avec une légèreté cruelle, comme si cela n'avait aucune importance.
Je savais que je ne pouvais pas me dérober. Il me scrutait avec cette intensité brûlante, et je sentais le piège se refermer autour de moi.
Je pris une grande inspiration, tentant de cacher le tremblement qui menaçait de trahir mes émotions.
— Mon frère... dis-je, ma gorge se serrant. Il est parti quand j'avais sept ans. Il... il m'a laissée seule avec ma mère.
Je sentis mes mains devenir moites, mon souffle légèrement saccadé. Je ne pouvais en dire plus. Le simple fait de mentionner son départ ravivait des souvenirs que je tentais désespérément de repousser. Mais je savais aussi qu'Alastor ne se contenterait pas de cette réponse. Il en voulait plus, il voulait plonger dans ce qui me faisait le plus mal, dans ces zones de vulnérabilité que je refusais de partager.
Mon regard se détourna légèrement, incapable de soutenir plus longtemps la pression de ses yeux rouges perçants. Mais Alastor ne dit rien. Il resta assis, imperturbable, son sourire toujours figé sur ses lèvres comme s'il se délectait de chaque mot que je peinais à prononcer.
Le silence qui s'ensuivit après ma réponse fut lourd, oppressant. Alastor me fixait, ses yeux rouges semblant pénétrer jusqu'au plus profond de mon esprit. Je savais qu'il ne se contenterait pas de si peu, que ce sujet le fascinait, qu'il voulait en savoir plus. Mais je ne pouvais pas, je ne devais pas lui donner ces informations. Mon souffle se bloqua un instant dans ma gorge tandis que j'essayais de rassembler mes forces pour lui résister.
— Et votre mère ? demanda-t-il finalement, d'un ton presque détaché, mais avec cette insistance glaciale qui rendait chaque mot plus oppressant. Comment se comporte-t-elle ?
Le monde sembla vaciller autour de moi. Mon esprit s'embrouilla, cherchant à comprendre pourquoi il insisterait ainsi. Je sentis une vague d'angoisse monter en moi. Pourquoi tenait-il tant à savoir ? Il n'avait pas besoin de connaître les détails de ma vie familiale. Il ne pouvait pas s'immiscer dans ces aspects de mon existence.
Je déglutis, mes mains se crispant légèrement sur le bord de la table. Je ne pouvais pas continuer à répondre à ses questions. Pas sur ma mère, pas sur mon père. C'était une limite que je ne voulais pas qu'il franchisse.
— Je... je préfère ne pas en parler, dis-je finalement, ma voix plus ferme que je ne l'aurais cru. Il y a des choses que je ne souhaite pas partager, même avec vous, Alastor.
Son sourire s'effaça légèrement, remplacé par une expression indéchiffrable. Il ne bougeait pas, ne prononçait pas un mot, mais son silence était encore plus pesant que sa voix. Je pouvais sentir sa curiosité se transformer en une sorte d'agacement latent.
— Vraiment ? dit-il finalement, sa voix se faisant un peu plus froide, mais toujours teintée d'un amusement sous-jacent. Vous m'intriguez, Mademoiselle Moreau. Il n'est pas courant qu'on me refuse quoi que ce soit, et voilà déjà la deuxième fois venant de vous. Mais si vous insistez... changeons de sujet.
Je pris une grande inspiration, sentant mes muscles se détendre à peine. Il avait accepté, du moins pour l'instant. Mais je savais qu'il n'en resterait pas là. Alastor n'abandonnerait pas aussi facilement. Il reviendrait tôt ou tard à ce sujet, pour explorer davantage, pour creuser encore dans les recoins de mon esprit que je gardais cachés.
— Très bien, reprit-il après une pause calculée, inclinant légèrement la tête, son sourire figé sur ses lèvres. Parlez-moi de vous, alors. Qu'est-ce qui vous motive, Mademoiselle Moreau ? Quels sont vos rêves... vos désirs les plus profonds ?
La question me prit de court. Ses mots semblaient soudain plus intimes, plus pernicieux. Ce n'était plus une simple curiosité ; il voulait savoir ce qui me faisait avancer, ce qui me touchait vraiment. Il cherchait à comprendre ce qui se cachait derrière mes silences, à saisir non seulement ce que je cachais, mais aussi ce qui me définissait en tant que personne.
— Mes... désirs ? répétai-je, déstabilisée par cette question inattendue.
— Oui, répondit-il doucement, ses yeux perçants ne quittant pas les miens. Nous avons tous des désirs, des rêves que nous chérissons en silence. Même vous, avec toute cette retenue... Qu'est-ce que vous voulez vraiment ?
Je me sentis à nouveau piégée. Alastor ne lâchait jamais prise. Même lorsqu'il me laissait une échappatoire, c'était toujours pour mieux revenir avec une nouvelle question, un nouvel angle d'attaque. Je pris une grande inspiration, cherchant mes mots, réfléchissant à une réponse qui ne dévoilerait pas trop, qui resterait suffisamment vague pour qu'il ne trouve rien à exploiter.
— Je... je ne sais pas vraiment, dis-je enfin, essayant de paraître détachée. Je suppose que je veux juste... trouver ma place, quelque part. Comme tout le monde.
Mon cœur battait à tout rompre, espérant que cette réponse suffirait à apaiser sa curiosité, même si je savais qu'elle ne le satisferait pas entièrement. Mais je ne pouvais pas lui donner plus, pas maintenant.
Alastor esquissa un sourire, cette fois teinté d'un amusement cynique.
— Une réponse très... humaine, murmura-t-il, son ton à la fois moqueur et pensif. Mais ne vous inquiétez pas, Mademoiselle Moreau, vous trouverez votre place.
Son regard se fit plus sombre, plus intense, mais il ne poussa pas plus loin pour l'instant. Ce simple échange semblait avoir suffi à rétablir son jeu de domination. Il avait planté une graine dans mon esprit, et maintenant, il attendait patiemment qu'elle prenne racine. Mais pour l'instant, il me laissait un peu de répit, probablement pour mieux revenir plus tard, encore plus insidieux.
Je pris une profonde inspiration, sentant un peu de soulagement m'envahir. Mais l'instant de calme fut de courte durée.
— Vous n'avez pas des questions... plus joyeuses ? demandai-je, tentant de changer le ton de la conversation, d'échapper à cette atmosphère oppressante.
Alastor plissa les yeux, un amusement palpable dans son regard, comme s'il savourait ma tentative maladroite de détourner la conversation.
— Très bien, dit-il enfin d'un ton faussement indulgent. Quelle est votre fleur préférée, Mademoiselle Moreau ? Ou vos animaux préférés, peut-être ? Ces détails si... légers, mais puisqu'il le faut...
Je sentis un léger sourire monter à mes lèvres. Il jouait le jeu, mais je pouvais voir dans ses yeux qu'il trouvait ces questions profondément futiles. Malgré cela, je répondis, m'accrochant à cette échappatoire, même si temporaire.
— Mes fleurs préférées sont les fleurs de cerisier et les iris... et mes animaux préférés sont les chats, les loutres, et les lapins.
Il hocha la tête, un sourire énigmatique au coin des lèvres, ses yeux rougeoyant légèrement d'une lueur narquoise.
— Charmant, commenta-t-il d'une voix douce, mais teintée d'ironie. Des goûts délicats, Mademoiselle Moreau. Les chats, si indépendants, et les loutres... adorables, en effet. Mais je sens que tout cela n'est que la surface. Vous aimez les animaux mignons, les fleurs délicates, et pourtant, il y a en vous quelque chose de bien plus sombre. N'est-ce pas ?
Ses yeux, perçants comme toujours, semblaient sonder les tréfonds de mon âme. Son ton, bien que léger, portait une insistance glaciale.
— Vous aimez le rose et le bleu, reprit-il, toujours pensif, des couleurs douces, des choix innocents. Mais derrière ces préférences inoffensives... je perçois autre chose. Quelque chose que vous cachez bien profondément. Une noirceur que vous ne laissez paraître qu'à peine. Et pourtant, elle est bien là, sous la surface.
Mon cœur se serra dans ma poitrine. Sa voix s'était faite plus grave, plus perçante. Il venait de ramener la conversation là où je ne voulais absolument pas aller. Alastor, comme toujours, ne s'arrêtait jamais à la surface. Il voulait creuser, découvrir ce que je cachais au fond de moi, ces ténèbres dont je ne parlais jamais. Il savait que, malgré mes goûts simples et innocents, j'étais marquée par bien autre chose.
Je baissai les yeux, tentant de reprendre le contrôle de mes émotions. J'avais espéré que parler de mes préférences banales détournerait son attention, mais je m'étais trompée. Alastor était trop perspicace pour se contenter de ces détails anodins.
— Vous me fascinez, Mademoiselle Moreau, dit-il d'une voix plus basse, presque intime, comme un serpent sifflant à l'oreille de sa proie. Vous semblez avoir une vie relativement ordinaire, même heureuse en apparence... mais je sens que tout cela cache quelque chose de bien plus obscur.
Je ne répondis pas, luttant contre la panique grandissante qui montait en moi. Alastor avait senti la noirceur, et je savais qu'il ne lâcherait pas prise. Il était comme une ombre persistante, cherchant à percer chaque secret, à exposer mes peurs les plus enfouies. Il voulait comprendre ce qui se cachait derrière les apparences.
Ses yeux, toujours fixés sur moi, brillaient d'une curiosité malsaine.
— Vous cachez quelque chose, Mademoiselle, je le sens... et je finirai par le découvrir.
Un frisson me parcourut l'échine. Il ignorait ce que je vivais réellement avec ma mère et ce que je subissais à l'école. C'était vrai, j'étais sa proie. Un démon comme lui, capable de déceler les failles dans l'âme des gens, finirait par voir ce que je m'efforçais de cacher. La panique menaçait de m'envahir, mais je pris une décision soudaine.
Je me levai brusquement, tentant de garder un semblant de contrôle.
— Excusez-moi, murmurai-je, mes mains tremblant légèrement. Je dois préparer le repas et... nettoyer un peu.
D'habitude, Alastor ne me suivait jamais lorsque je quittais la pièce pour vaquer à mes tâches domestiques. Ces moments, apparemment anodins, semblaient trop insignifiants pour capter son attention. Il restait toujours à l'écart, assis dans son fauteuil, me surveillant de loin sans intervenir. Pour moi, ces instants étaient un soulagement. C'était dans ces gestes simples et mécaniques que je trouvais un semblant de contrôle, une routine qui me permettait d'oublier, ne serait-ce que temporairement, la présence oppressante de ce démon.
Mais aujourd'hui, quelque chose était différent. Je pouvais le sentir avant même qu'il ne fasse le moindre geste. Son regard, habituellement distant à ces moments-là, pesait sur moi comme une brûlure. Sa curiosité semblait piquée à vif, et contre toute attente, il se leva lorsqu'il me vit me diriger vers la porte. Sans un mot, Alastor me suivit d'un pas léger, presque imperceptible, mais je pouvais sentir chaque mouvement derrière moi comme s'il faisait partie de l'air même.
Mon cœur accéléra malgré moi. Il n'était pas censé me suivre. Pas pendant ces moments. Ces tâches ordinaires, préparer un repas, nettoyer la maison, c'était mon sanctuaire de solitude. Mais cette fois, il était là, et sa présence changeait tout. Mon esprit s'affolait à l'idée de ce qu'il pourrait découvrir dans cette intimité que je protégeais habituellement.
Je marchai jusqu'à la cuisine, mes mouvements tendus, essayant de garder une apparence de calme. Je pouvais sentir son regard brûlant dans mon dos, chaque pas que je faisais semblant alourdi par sa présence. Une fois arrivée dans la cuisine, je commençai à sortir les ingrédients, mes gestes plus rigides que d'habitude. J'attrapai des légumes et un couteau, tentant de me concentrer sur la préparation d'un repas simple, mais sa silhouette immobile dans l'encadrement de la porte me paralysait presque.
— Où sont vos parents ? demanda-t-il enfin, brisant le silence d'une voix plus douce que ce à quoi je m'attendais. Leur absence est... remarquablement longue, non ?
Sa question me glaça sur place. Mon estomac se noua immédiatement, et je restai figée, le couteau suspendu dans les airs un bref instant. Je savais qu'il finirait par poser cette question. Cela faisait des jours que mes parents étaient absents, et même s'il n'était jamais intervenu auparavant, je savais que cela l'intriguait.
Je ne pouvais pas mentir. Alastor était un démon, et il verrait à travers mes mensonges. Mais je devais trouver une réponse qui ne l'inciterait pas à en demander plus, qui ne soulèverait pas davantage de curiosité. Inspirant profondément, je posai le couteau sur la planche à découper, et je me retournai légèrement pour lui répondre.
— Ils ne sont pas là depuis quelques jours, répondis-je d'une voix que je tentais de rendre détachée. Mais je ne suis plus une enfant. Je sais m'occuper de moi.
Alastor me fixait avec cette intensité dérangeante, ses yeux rouges flamboyant légèrement dans la pénombre de la cuisine. Il semblait peser mes mots, comme s'il cherchait à y déceler une faiblesse, une fissure dans mon apparente sérénité. Un sourire subtil se dessina sur ses lèvres, mais cette fois, il y avait dans ses yeux une lueur différente, quelque chose de presque... surpris.
— Intéressant, dit-il doucement, presque pour lui-même. Vous avez des talents de femme d'intérieur que je n'imaginais pas. Cela contraste tellement avec l'image que vous projetez d'une jeune fille ordinaire et... vulnérable.
Ses paroles me firent frémir. J'avais espéré qu'il se lasserait et me laisserait à mes tâches, mais sa curiosité semblait s'intensifier à mesure qu'il m'observait. Je me remis au travail, reprenant mon couteau, tentant de continuer à couper les légumes avec une précision qui cachait à peine mon malaise. La routine, ces gestes mécaniques, étaient tout ce que j'avais pour me raccrocher à une réalité plus stable, mais Alastor était là, et il scrutait chaque mouvement, chaque détail, avec une attention qui me mettait mal à l'aise.
Le silence entre nous s'allongeait, mais je pouvais sentir ses yeux sur moi, comme s'il essayait de comprendre quelque chose, comme s'il cherchait des réponses dans chacun de mes gestes. Chaque respiration devenait plus difficile, chaque mouvement plus lourd. Le simple fait qu'il soit là, dans cette cuisine, dans cet espace qui, jusque-là, n'avait jamais été envahi par sa présence, me faisait perdre pied.
Après un moment, je me tournai pour disposer les assiettes sur la petite table. J'espérais que la banalité de ces actions suffirait à le faire abandonner, à dissiper sa curiosité. Ces gestes simples, répétés maintes fois, avaient toujours eu quelque chose de rassurant, presque automatique. Mais avec Alastor dans la pièce, chacun de mes mouvements semblait désormais étudié sous une loupe, et la tranquillité que j'avais d'habitude ne faisait qu'ajouter à ma nervosité.
Mais c'était Alastor, et il n'était pas du genre à se laisser distraire si facilement. Tandis que je m'affairais à poser les couverts et à disposer les serviettes, je le sentis s'approcher. Son pas était toujours aussi léger, mais je pouvais sentir le poids de sa présence s'intensifier à mesure qu'il se rapprochait de la table. Sans prévenir, il s'arrêta à quelques pas de moi, et, comme à son habitude, il me regardait avec cette intensité qui rendait l'air de la pièce presque irrespirable.
Il pencha la tête légèrement sur le côté, son sourire s'élargissant un peu plus, mais il y avait quelque chose de troublant dans son expression. Ses yeux rouges, flamboyant faiblement dans l'ombre, ne quittaient pas la table et les assiettes que je venais de disposer avec soin.
— Est-ce pour moi ? demanda-t-il enfin, sa voix douce, mais teintée de cette malice qui le caractérisait tant.
Je me figeai un instant, surprise par la question. En vérité, je ne l'avais jamais imaginé en train de manger. À mes yeux, il était au-delà de ces nécessités humaines. Il n'avait jamais montré d'intérêt pour la nourriture, et je ne l'avais jamais vu toucher quoi que ce soit de matériel à cet égard.
— Je ne vous ai jamais vu manger, murmurai-je, un peu hésitante. Mais... vous devez reprendre des forces, non ?
Alastor sembla légèrement surpris par ma remarque. C'était infime, presque imperceptible, mais son sourire se figea une fraction de seconde, comme s'il réfléchissait à cette question qu'il n'avait jamais eu à se poser.
Puis, sans un mot de plus, il s'avança vers la table et, contre toute attente, tira une chaise avant de s'asseoir avec cette grâce nonchalante qui lui était propre. Il posa ses mains sur le bord de la table, ses doigts fins jouant doucement avec le tissu de la nappe, comme s'il en examinait la texture, tout en me fixant de ses yeux perçants. C'était un geste si humain, et pourtant, venant de lui, cela me semblait étrangement incongru.
Je m'arrêtai un instant, me demandant ce qu'il allait faire ensuite. Alastor n'avait jamais participé à aucun des rituels quotidiens de ma vie. Le voir assis là, à ma table, dans ma cuisine, avait quelque chose de profondément perturbant. C'était comme s'il brisait une barrière invisible entre nos mondes, une barrière que je m'efforçais de maintenir depuis son apparition dans ma vie.
— Vous êtes fascinante, Mademoiselle Moreau, dit-il finalement, sa voix à peine plus qu'un murmure. Vous semblez tout faire avec une telle application... même ces tâches banales. C'est presque... admirable.
Je ne répondis pas, me contentant de lui jeter un regard en coin alors que je continuais à préparer le repas. Mon esprit était en ébullition. Il était là, assis à ma table, et je ne pouvais m'empêcher de me demander s'il comptait vraiment... manger. C'était si étrange, si inattendu. Mais je devais garder le contrôle. Peu importe combien Alastor pouvait être perturbant, je ne pouvais pas perdre pied.
Après un moment, je déposai les plats devant lui, sentant encore son regard pesant sur mes épaules. Il ne bougea pas immédiatement, mais son sourire devint plus énigmatique, comme s'il se délectait de la situation. Puis, lentement, il posa ses doigts sur le bord de l'assiette, l'effleurant comme pour en tester la réalité.
— Il semble que vous ayez raison, murmura-t-il en me fixant. Peut-être devrais-je effectivement reprendre des forces...
Sans détourner le regard, il saisit calmement les couverts et coupa un morceau de la nourriture devant lui, le portant à ses lèvres avec une élégance presque cérémonieuse. Le simple fait de le voir manger était à la fois fascinant et dérangeant. C'était comme si ce geste, aussi simple soit-il, rompait quelque chose d'essentiel dans la perception que j'avais de lui.
Je restai immobile, tentant de reprendre une certaine contenance, mais le malaise grandissait en moi. Le voir là, assis, jouant ce rôle qu'il n'avait jamais eu auparavant, créait une tension palpable dans l'air. Chaque mouvement de sa part semblait calculé, chaque geste une provocation silencieuse. Il n'était pas ici pour un simple repas, je le savais. Il testait quelque chose. Peut-être moi. Peut-être lui-même.
Après avoir pris une autre bouchée, il posa calmement les couverts sur la table et me fixa avec cette intensité qui me faisait toujours frémir.
— Vous êtes si dévouée, Mademoiselle Moreau, reprit-il avec un sourire plus large. C'est vraiment... attendrissant. Vous êtes pleine de surprises.
Je ne dis rien, mon estomac noué, incapable de savoir où il voulait en venir. Il se leva lentement, contournant la table avec une grâce presque sinistre, jusqu'à ce qu'il soit tout près de moi, son regard brûlant plongé dans le mien.
— Vous savez, dit-il d'une voix plus grave, son sourire s'élargissant encore, j'avais dit que je ne voulais plus de votre âme.
Il marqua une pause, son visage si près que je pouvais sentir la froideur qui émanait de lui.
— Mais après réflexion... je pense que je pourrais bien changer d'avis.
Mon souffle se coupa, et un frisson glacial parcourut mon corps. Ses yeux rouges brillaient d'une lueur malicieuse, mais aussi de quelque chose de plus profond, plus dangereux. L'effroi m'envahit, cette peur viscérale qui m'accompagnait depuis le début de notre étrange relation. Pourtant, au milieu de cette terreur, je ressentis quelque chose de totalement inattendu, presque incompréhensible : une joie sourde. Ce sentiment inattendu s'éleva en moi, me surprenant par son intensité. Je savais que je devrais être horrifiée, mais une partie de moi, aussi déroutante soit-elle, se réjouissait de cette déclaration. Il me voulait encore.
— Oui, murmura-t-il, presque pour lui-même, ses yeux flamboyant davantage, me transperçant de leur intensité. Je la veux finalement, Mademoiselle Moreau. Votre âme... me semble bien plus précieuse que je ne l'avais imaginé.
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