6. Bois. Baises. Black-out... Repeat !
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"Il faut savoir encore sourire
Quand le meilleur s'est retiré
Et qu'il ne reste que le pire
Dans une vie bête à pleurer"
Charles Aznavour - Il faut savoir
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5/01/2019
Aujourd'hui, c'est le grand jour ! J'emménage enfin à Lyon avec mes deux meilleures copines Candice et Inès.
Revenir à Lyon me fait l'effet d'une bouffée d'air frais. J'y ai été tellement heureuse.... Soudain, une foule de souvenirs me remonte pèle mêle à la tête : les soirées, les chorées, les chants de promo, les campagnes ski club, les tournois sportifs inter-écoles...
Et les filles ! Six mois qu'on ne s'est pas vues ! Inès était en stage au Mexique, Candice, elle, en Argentine. J'ai tellement hâte de les retrouver, elles doivent avoir tant de choses à me raconter !
En même temps, j'appréhende aussi nos retrouvailles. Je ne suis plus tout à fait la même depuis le Vietnam, et les elles ne sont au courant de rien. Comment parler du Vietnam sans parler de toi, AJ ? Et par où commencer ? tes 43 ans ? ton sexe ? ton profil de junkie ?
J'imagine déjà la scène :
Ines et Candice, toutes les deux en coeur : "Et alors, toi Hannah le Vietnam ?"
moi : "Orf ...J'me suis tapée une femme du double de mon âge ! Mais si, tu sais, l'âge de ta mère... et sinon toi ça va ? "
Hum...typiquement le genre d'info que tu balances spontanément au milieu du diner, entre un bout de steak et deux cuillères de purée mousseline. Je souris : décidément, quand je lâcherai ma bombe, elles ne seront pas prêtes...
En arrivant enfin à l'appart' avec ma grosse valise, je constate que les parents d'Inès et Candice sont là, eux aussi. J'ai un pincement au cœur quand je les vois s'affairer joyeusement autour de leurs filles, les aidant à transporter leurs meubles ici et là, pour s'assurer qu'elles ne manquent de rien. Moi, comme d'habitude, personne n'est venu. Bien sûr, les miens avaient sûrement beaucoup plus à faire.
Les filles discutent gaiement avec leur famille. Je ne me sens pas vraiment à ma place.
"Haaannah ! J'ai fait des crêpes, tu en veux ?" c'est la mère de Candice qui me regarde, tout sourire.
"Oh c'est adorable ! merci beaucoup, mais j'ai déjà mangé...".
Candice me lance un regard gêné. Souvent, elle me parle de sa mère, « trop envahissante ». Comme j'aimerais que la mienne le soit un peu plus !
Les parents enfin partis, nous nous réunissions toutes les trois dans la cuisine pour notre premier diner. L'ambiance est à la fête, et nous partageons nos aventures en riant. Je les laisse parler, espérant secrètement que mon tour ne vienne pas.
Candice est enfin en couple avec Axel, un gars de l'école. Ils se sont rapprochés en Argentine et elle espère que sa relation va pouvoir survivre aux excès de la vie étudiante. Qui prend les paris ?
Inès, elle, nous partage avec humour ses péripéties avec un mexicain, « le meilleur coup de sa vie ! ».
« Et toi alors ? » me demande t'elle. « Tu ne dis rien. Tu fais durer le suspense... Tu t'es trouvée un ptit Vietnamien ? ». Et elle me lance un sourire enjoué.
Je ris de bon coeur : « Non, je ne suis pas très asiat' si tu vois ce que je veux dire... ». Elles pouffent alors toutes deux à l'unisson.
Je prends mon courage à deux mains et commence prudemment : "Mais oui, moi aussi j'ai eu ma petite aventure..." Je marque une pause, pour vérifier que j'ai toute leur attention puis : "J'ai rencontré une personne extraordinaire au Vietnam et j'ai vécu une passion folle pendant 3 mois. »
"Une personne", "quelqu'un" voilà les mots qui me viennent spontanément à l'esprit pour parler de toi. Je tente de rester la plus évasive possible, sans tomber dans le piège du il/elle. Et je prie secrètement pour qu'elles ne me posent pas plus de questions, mais en mon fort intérieur, je sais bien que c'est peine perdu.
Je ne suis pas du genre fleur bleu, et je m'emballe peu. Intriguée, Inès siffle alors : « Dis donc... Ça doit être vraiment sérieux pour que tu parles de quelqu'un comme ça ! »
Candice ouvre de grands yeux ahuris : « Mais pourquoi tu ne nous a rien dit ? Moi je t'ai parlé d'Axel ! »
« Euh...Je ne sais pas. Je ne t'ai pas beaucoup eue au téléphone avec le décalage horaire... Chacune avait sa vie...Enfin, je vous le dis maintenant. C'est ce qui compte non ?»
« Et alors ? Raconte !! » me presse Inès attendant la suite, impatiente.
Ne sachant trop comment aborder le sujet, je lance alors : « Préparez-vous ... Vous risquez d'être choquées. » comme pour les préparer psychologiquement à ce qui va suivre.
Première erreur. Je n'aurais jamais dû dire ça. Voilà que maintenant elles sont suspendues à mes lèvres...
« Mais quoi ? dis-nous ». Inès me regarde avec des yeux pétillants de curiosité.
« Non, rien d'incroyable vraiment...c'était juste quelqu'un de plus âgé et... » et je n'ai pas le temps de terminer ma phrase que déjà elle m'interrompt :
« Plus âgé ? genre 25 - 30 ans ? », et elle me regarde avec un sourire entendu l'air de dire « bien joué ! ».
Je sens d'un coup que la conversation prend une tournure qui les passionnent.
« Hum...un peu plus... » je murmure dans un soupir.
« Quoi, plus de 30 ans ? » les filles me regardent stupéfaites mais toutes excitées.
Aïe... Ça y est. La loterie est lancée ! C'est à qui devinera ton âge en premier. Les chiffres fusent !
« 32 ? »
"Non"
"35 alors ?"
Face à mon sourire énigmatique, elles continuent de balancer des nombres espérant que je finisse par craquer. Mais je ne laisse toujours rien paraitre.
« 40 ans ? » Candice explose de rire.
"Non mais alors là... toujours plus" Ines la rejoint dans un fou rire incontrôlé.
Comme je sens que la barre des 40 ans les choque, je tempère : « Non mais bref...quelqu'un de plus âgé ! ».
« Tu m'aurais dit que tu te tapais quelqu'un de 40 ans ça aurait été chaud ahah » rigole Candice qui crois que je viens de démentir sa supposition.
« Mais pourquoi tu ne veux pas dire son âge ? on s'en fou hein on va pas te juger ! »
Je souris gênée : « Mais parce qu'on s'en fou justement ! »
Je sens Inès prête à revenir à la charge, mais heureusement Candice change de sujet :
« Bon il s'appelle comment ? Il est français ? »
Aïe deuxième erreur... Evidemment, j'aurais dû anticiper qu'elles ne pourraient m'imaginer qu'avec un homme. Et comment leur en vouloir ? Mais quelle idiote ! Je le savais, j'aurais dû commencer par dire que tu étais une femme ! Et maintenant, comment leur dire qu'elles se trompent ?
La galère ne fait que commencer.... Et je ne sais déjà plus comment me sortir de cette situation.
« Non pas français... Américain. » Et hop, voilà que moi aussi implicitement je te donne du «il ». Stop ! Il faut que j'arrête ce massacre !
Mais l'interrogatoire continue de plus belle :
« Et vous vous êtes rencontrés comment ? Il fait quoi dans la vie ? »
« On était dans la même coloc, on habitait ensemble. Euh.. Il était coach sportif, mais aussi artiste ». Aïe de pire en pire ! Je viens carrément de faire comme si tu étais un homme !
« Ah ! Il doit être bien gaulé ! » s'esclaffent elles en coeur en me gratifiant d'un clin d'oeil complice.
Je suis de plus en plus mal à l'aise. Je n'aurais pas pu faire pire.
AJ, te voilà donc en homme de 35 ans...
Mais ça ne s'arrête toujours pas :
« T'as pas des photos ? » .
"Les filles... J'ai vraiment pas envie d'en parler maintenant. C'est encore un peu récent et ça me rend triste... Vous comprenez... ? Je vous raconterai tout une prochaine fois." et je coupe court définitivement a la conversation.
Je crois que cette fois elles ont compris. Elles sentent que le sujet me touche : "Ok. Comme tu veux".
Ouf ! la discussion est close. Mais comment rectifier le tir maintenant ?
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8/01/2019
« Les filles...Il faut que je vous dise quelque chose... »
« Humm » aucune d'entre elles ne lève les yeux de son ordinateur. Je pisserais dans un violon que ce serait pareil !
« C'est à propos de l'autre soir...Je... euh...Je n'ai pas été honnête. Mais vous avez directement commencé à dire « il », "il", et... euh... je ne sais pas pourquoi j'ai paniqué. Je n'ai pas réussi à vous dire que ce n'était pas « il » mais « elle »... »
D'un coup, elles lèvent simultanément les yeux de leur écran.
Je poursuis : « Je ne suis pas sortie avec un homme. Je suis tombée amoureuse d'une femme. ».
Un silence s'installe. Elles me dévisagent toutes deux à présent.
Peut-être qu'elles croient à une blague ? Elles ont l'air sonnées. Et Comment leur en vouloir ? Il y a 6 mois je n'y aurais probablement pas cru non plus.
Lancée, je poursuis alors, bien déterminée à vider mon sac une bonne fois pour toute : « Elle s'appelle AJ. Elle est américaine et elle a 43 ans ».
Je vois Candice rougir de gêne. Surement à propos de son commentaire il y a quelques jours. Je lui adresse alors un sourire, comme pour lui montrer que tout va bien et je n'ai pas été touchée.
« Alors là... je m'attendais a tout sauf à ça ! » lâche Ines, dubitative, après une longue minute.
La pillule semble être passée sans trop faire de dégats. Toutes deux me regardent avec un mélange d'incompréhension, de curiosité et de bienveillance.
« Maintenant, tu es obligée de tout nous raconter ! » poursuit-elle.
Avec plaisir, je m'éxecute. Je leur raconte tout : toi, notre rencontre, Pleiku.
Parler de toi et observer leur regard curieux, sentir qu'elles s'intéressent a toi me réchauffe le cœur. A ma grande surprise, elles ne me jugent pas un seul instant.
Quand j'ai terminé mon histoire, elles me regardent toutes deux avec envie et admiration. « C'est assez incroyable la manière dont tu parles d'elle. J'aurais aimé la connaitre." conclue simplement Inès.
« Ça l'air si évident entre vous quand tu en parles. J'aimerais un jour pouvoir décrire quelqu'un comme tu la décris ». me dit Candice.
Leurs réactions me touchent et me mettent les larmes aux yeux.
« On dirait une série ! Tu devrais faire un roman de tout ça ! » me suggère même Ines en riant.
Je pouffe. Moi écrire ? bien sûr que non ! j'aime garder ma vie privée. Je ne suis pas du genre à m'étaler.
Au bout d'un moment, et alors que je croyais le sujet clos, Candice demande : « Mais ...ça veut dire que tu aimes les femmes maintenant ? »
Hum...la fameuse question. Celle que j'attendais tant. Je réfléchis un instant à la meilleur réponse que je pourrais donner, puis je dis simplement dans un sourire : « Non... j'aime le genre humain ».
Elles me regardent dubitatives. Je les ais scotchées, je crois.
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12/01/2019
J'ai repris les cours. Finalement la vie ici aussi est lente et régulée comme du papier à musique. Un vieux disque rayé qui jouerait toujours la même piste... Les 15 pauvres heures de cours éparpillées sur la semaine, tous plus inintéressant les uns que les autres, nous laissent profondément vides et désœuvrés. Alors inévitablement, à un moment, on ne peut s'empêcher de se demander : Mais qu'est-ce que je fous la ?
Surtout pas de panique ! L'école a réponse à tout : sortir, la voilà la solution ! Sortir pour éviter de penser... Proposons leur pléthore d'évènements associatifs et le tour est joué ! Ils n'y verront que du feu !
Et il y en a pour tous les gouts : dégustation de vin, weekend ski, soirées de promo, semaine voile,... pourvu que tu aies les moyens de mettre la main à la poche !
Une bien belle routine donc, soigneusement ficelée, finement orchestrée au rythme des pintes du lundi, les cours en creux...
La pinte du lundi ? Même cet évènement hebdomadaire qui rassemble toute la promo autour du bar de l'école me semble soudain d'une hypocrisie sans nom.
Ils sont tous là, hilares, le pull d'association porté fièrement en bandoulière, signe d'appartenance ostentatoire. Ça y est, l'esprit de promo supplante les individus. Dissimulés les identités, le collectif triomphe. On croirait une secte... Il faut rentrer dans le rang, et gare a celui qui ne le ferait pas !
Je baisse les yeux. Hum...je réprime un sourire à la vue de mon pull noué autour de ma poitrine. Bien sûr, je ne fais pas exception. Je ne vaux pas mieux qu'eux....
Je les observe, tous ces gens dont je me fous, se sentir obligés d'avoir une conversation avec un maximum de personnes dans la soirée pour augmenter leur cote de popularité. Quelle ironie ! Une mécanique bien huilée à n'en pas douter !
"Hé Haaaannah ! "
Grand signe de la main. Claquement de bise métallique.
"Ça fait looongtemps ! Comment ça va ?
Claquement de bise métallique. Fin de l'accolade.
"Alors ton staaage ? Raconte" ils n'ont que ce mot là à l bouche , parce qu'il faut bien parler de quelque chose.
"Super." Je ne m'étends pas. J'ai même réfléchis à un baratin que je pourrais ressortir à toutes les sauces au cas où un facétieux me demanderait de développer. Jamais je ne te mentionne. C'est comme si tu n'avais pas existé...
Le Vietnam à t'il vraiment existé ? Ce temps là me parait si loin à présent.
Oui on croit connaître tout le monde, mais on ne connaît personne vraiment. Un monde de faux semblants, ou prétendre est la règle d'or. Pseudos compétences, pseudos amitiés, pseudos relations... Elle est bien belle la vie d'école ! Je n'ai plus envie de faire l'effort.
Et que dire des soirées qui se succèdent ? Sortir pour Sortir. Faire la fête pour faire la fête. Tel est le crédo de l'étudiant en école de commerce ! Excès et exhibitionnisme, sont ses mots d'ordre. "Bois, baise, vomis, oubli... repeat !" sa devise. Tous, on se tire vers le bas, comme une bande de moutons décérébrés ; les pantins d'un système pré-établit.
Surtout ne pas trop réfléchir, on risquerait vite de se dégouter ou d'être surpris par sa propre vacuité. Mais à quel moment ça a foiré ? Ici, aucune place pour le talent individuel. Les mecs, tous plus beaufs les uns que les autres, boivent comme des trous et exhibent leurs parties génitales à tout bout de champ. Un climat malsain renforcé par les associations de l'école : le journal qui répertorie implacablement toutes les "choppes" renforce le voyeurisme ; L'exhibitionnisme est exacerbé par l'association de montage vidéo qui filme les élèves complètement bourrés et les incite à commettre toujours plus d'excès.
"bois, baise, vomis, oubli .... et repeat !". C'est à qui sera le plus con ! Et Il faut admettre que la compétition est rude...
Et les filles ne sont pas en reste ! Féminisme oblige, voilà enfin un sujet ou elles ont réussi a promouvoir l'égalité !
Souvent, ça vomis. Parfois même, ça pisse dans la boite. C'est alors vulgairement ramené à son instinct primitif, une sorte de retour à l'état de nature...15 000 euros l'année pour finir par patauger dans un savant mélange d'alcool, de vomi et de pisse...
"bois, baise, vomis, oubli, ...repeat" nous n'avons plus que cette rengaine en tête ! Des coquilles vides, voilà ce que nous sommes ! Repeat Repeat Repeat.
Le plus grave, c'est que finalement la coquille vide devient la norme. On ne s'interroge plus...
Ah elle est bien belle l'élite ! Mais de quelle élite parle t'on ?
Quand je pense que c'est cette élite qui à la prétention de te mépriser AJ !
Ce microcosme me dégoute. Comment pouvais-je seulement être épanouie là-dedans il y a tout juste un an ? Et maintenant, comment faire pour y retourner comme si de rien n'était ?
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