Chapitre 1 ✅
— Allez, Miö, plus vite !
C'est ce que je faisais depuis près d'une heure ; aller plus vite. Toujours plus vite.
J'étais sur la piste de course, repoussant mes limites comme tous les vendredis. C'était mon dernier entrainement de la semaine - j'avais le weekend pour moi, à la seule et unique condition de battre mon score. Si je n'y arrivais pas, je devais rester ici le samedi et continuer de m'exercer. J'adorais courir, mais j'aimais également avoir des journées pour moi.
— Un petit effort, tu vas l'avoir ! Plus que dix secondes !
Serrant les dents, j'usai de mes dernières réserves d'énergie pour doubler de vitesse. Je dépassai Zack pour la troisième fois sur la piste, qui essaya de me faire tomber d'un coup d'épaule. J'évitai l'accrochage, mais, parti sur ma lancée, je trébuchai et roulai dans la poussière. Reprenant mon souffle, je m'assis sur mes genoux et regardai la ligne d'arrivée, à tout juste deux mètres devant moi.
— Zack !
Lui, il avait pris soin de la franchir avant de s'arrêter, plié en deux d'une crise de fou rire. J'avais une furieuse envie de lui sauter dessus et de le faire tomber à son tour, mais je n'avais même plus assez de force pour me lever, alors que tous les autres - Debbie, Saphie et Math -, nous dépassaient à tour de rôle.
— C'est pas grave, Miö, dit Stanton en venant me rejoindre sur la piste pour m'aider à me redresser. Tu l'aurais eu si ça n'avait pas été la faute de ce petit morveux. Allez, je te donne ta fin de semaine !
— Merci, dis-je, le souffle court.
— Va te doucher, maintenant. Tu chlingues ! Et toi, Zack, tu reviens ici !
Stanton, notre coach, prit son air sévère avant de s'éloigner en direction de Zack, qui en était encore à rire. Il faisait le malin, mais j'en étais sûr, lui, il devrait courir le lendemain. Son record était en dessous du mien, et il m'en voulait, comme si c'était ma faute. D'un autre côté, sa façon d'enfreindre le règlement était seulement un prétexte pour s'entrainer un peu plus et espérer ainsi, un jour, être plus rapide que moi. Ce que je trouvais vraiment injuste, car il me battait dans tout le reste ; meilleur footballeur, meilleur boxeur, meilleur même en volleyball.
J'allai m'assoir dans les gradins en buvant dans ma gourde, essayant de reprendre un rythme cardiaque plus supportable. Debbie vint s'affaler contre moi, la tête sur mon épaule, sans se soucier de l'odeur de sueur que nous dégagions tous les deux.
— J'ai réussi, murmura-t-elle, le souffle court. J'ai battu mon record. Et toi aussi, à ce que j'ai compris. C'est fou, tu le bats à chaque fois, comme si t'avais pas de limite.
—J'aime avoir mes samedis de libre, dis-je sans parvenir à cacher ma fierté. Bon, alors. Qu'est-ce qu'on va faire ? Je te propose une sortie au ciné. Y'a ce film, le loup solitaire, ça a l'air trop bien !
— J'avoue que je voudrais bien le voir, moi aussi. Allez, on fait ça !
Souriant, je l'embrassai sur la joue alors que Zack venait s'assoir à ma gauche, me donnant une claque sur le genou en guise de salutation.
— Va chier, Miö.
— Toi de même, répliquai-je.
Perdant ses airs nonchalants, Zack m'enfonça son poing dans l'épaule.
— J'ai pas eu mon samedi, dit-il dans un grognement. C'est ta faute.
— T'avais qu'à pas me pousser.
— T'avais qu'à pas être si rapide ! C'est vraiment soulant, moi je dis que tu voles au-dessus de la piste.
Je serrai ma prise sur ma gourde, mais Zack était déjà reparti. Debbie m'attrapa le poignet, comme pour me ramener à la raison.
— Fais pas attention à Zack, il est juste jaloux.
Je gardai le silence, préférant ne rien répliquer. Debbie secoua la tête, balançant ses cheveux bruns en queue de cheval, puis se leva de son siège.
— Je vais dans la douche. On se revoit plus tard.
Je souris en guise d'au revoir, mais aussitôt qu'elle me tourna le dos, mon rictus s'évanouit, tout autant que ma fierté d'avoir battu mon record. Zack. Il n'y avait que lui pour gâcher ma bonne humeur en deux phrases et vingt secondes.
Bien sûr, tout le monde était jaloux de moi pour ce petit quelque chose que je savais faire. Pas pour ma vitesse ; c'était bien plus que courir. C'était voler. J'arrivais à me transformer en une minuscule chauvesouris mangeuse de fruit et m'envoler dans la nuit. Génial, hein ?
Non. Pas tellement.
Ce que les autres ignoraient, c'était tout ce qui allait avec. Les expériences... ça avait duré dix ans. J'étais orphelin ; j'avais été retrouvé à mes cinq ans, au milieu d'une ferme abandonnée, à deux doigts de mourir de faim. Ils avaient profité du fait que j'étais sans famille pour se servir de moi et tester plein de produits médicaux. À ce qu'il parait, j'avais aidé à sauver la vie d'une trentaine de personnes au cours de ces dix dernières années. Au détriment de ma propre existence.
J'avais ensuite été placé vers mes quinze ans - il y a tout juste six mois - chez une femme vivant dans la cité. Je disais à qui voulait l'entendre que cette femme, c'était ma mère, pour éviter un maximum de question.
En réalité, j'avais subi des mutations génétiques interespèce comme Spiderman, faisant de moi un genre de Batman, retrouvé dans une ferme comme Superman. Tout ce qu'il y a de plus normal.
Ça ne faisait que six mois que je m'entrainais ici, mais je m'y sentais plus chez moi que chez ma « mère », que je connaissais à peine. Je partageai son nom de famille, Powell, rien que pour entretenir le mensonge.
Pour être un apprenti, j'avais mes privilèges ; dans presque tous les restos de la ville, j'avais des rabais. Ce qui ne faisait que maudire mes gênes bizarres de chauvesouris, car je n'arrivais à manger rien de plus que des fruits.
Je soupirai en levant les yeux vers la piste de course, qui s'étendait devant moi. Le même terrain servait également, en son centre, à la gymnastique. Ça aussi, j'étais plutôt doué, mais pas autant qu'à la course.
Me voyant toujours affalé dans les gradins, Stanton vint s'installer à côté de moi, où était assise Debbie un peu plus tôt. Les quatre autres apprentis avaient quitté les lieux, me laissant seul avec cet homme d'une trentaine d'années aux cheveux déjà grisonnants, habillé d'un jogging sport et le gros sweatshirt alors qu'il devait faire au moins trente degrés.
— T'es pas encore en train de penser à ça, hein ? demanda-t-il.
— À quoi d'autre voudrais-tu que je pense ?
Stanton, je le voyais comme un père - du moins, je le voyais comme je crois qu'il faut voir un père. Il était exigeant dans les entrainements, mais dès qu'ils étaient terminés, il devenait vite très gentil.
— Tu n'as pas à avoir honte, tu sais, dit-il de sa voix grave et profonde.
— C'est un secret qui pourrait potentiellement révolter le peuple et causer la mort de Jeremy et la mienne si j'en disais un mot à la mauvaise personne, mais oui, y'a pas à avoir honte, dis-je d'un ton ironique. C'est pas comme si j'avais des millions de marques partout sur le corps, me rendant tout aussi joli que le monstre de Frankenstein.
— Tu n'es pas un monstre, Miö !
— Non, bien sûr. Je ne suis qu'un cobaye.
Je secouai la tête et pinçai les lèvres, essayant de me calmer. Ça ne me servait à rien de m'emporter, et pourtant, ces mots sortaient de ma bouche à chaque fois que j'en avais l'occasion.
— Excuse-moi, Stanton... je voulais pas t'ennuyer. Je vais aller dans la douche... On se revoit lundi.
Stanton esquissa un vague sourire, puis je me levai d'un bond et partis vers les vestiaires. Arrivé là, la salle était déjà vide ; personne n'aimait ces vestiaires, l'eau y était toujours trop froide. On lavait le plus gros, et le reste à la maison. Mais moi, ça ne me dérangeait pas ; j'avais enduré bien plus que ça... Car c'était ici même qu'on m'avait torturé. Et moi, comme un chien qui n'a rien de mieux à faire de sa vie que de suivre aveuglément son maitre, j'y revenais cinq fois par semaine. Parce que j'étais un apprenti.
Ça sonnait glorieux, mais dans le fond, ce n'était qu'un autre mot pour dire « élève ». Il y a un temps où on aurait simplement appelé ça « école de police ». De nos jours, il n'y avait plus de police - plus de juge ni de politicien, d'ailleurs. Rien que les exécuteurs du roi, les décisions du roi et les règles stupides du roi. Et moi, très, très loin en dessous de la hiérarchie, j'étais coincé à faire ce qu'on me demandait de faire, soit être un apprenti pour le roi. Parce que j'étais prometteur, j'avais une excellente condition physique et une bonne endurance. J'avais même un don de régénérescence impressionnant, mais ça, c'était aussi pourquoi j'étais cobaye contre ma volonté... En bref, quand je serais plus vieux, je serais voué à le protéger en tant que garde. Je n'avais pas vraiment le choix.
Tous les autres - Zack, Debbie, Saphie et Math - étaient apprentis comme moi, mais eux, ils voulaient vraiment faire ce métier plus tard. Encore un détail tout simple, mais qui me rendait si différent d'eux.
En cinq minutes, j'avais terminé ma douche, m'étais débarrassé de ma combinaison de sport et avais revêtu des habits plus normaux, soit jeans, bottes et col roulé. Je détestais les cols roulés, j'avais chaud et ça me grattait. Mais c'était la meilleure chose à faire pour cacher mes cicatrices au cou et au bras, preuves de tous les instruments médicaux qu'on m'avait introduits dans le corps.
En sortant de la salle, tenant mon sac à bout de bras, je fus étonné de voir Stanton qui m'attendait, les bras croisés, adossé au mur de brique.
— T'as pris ton temps, là-dessous. Je parie que tu ruminais encore et toujours tes mêmes idées noires.
— Mouais, avouai-je platement. Bon, tu veux quoi ? Tu vas pas m'interdire de penser librement, si ? C'est bien la seule chose qu'il me reste...
Je continuai mon chemin vers la sortie du bâtiment, Stanton sur mes talons.
— Attends, Miö, j'ai un truc à te dire. Je voulais le faire tout à l'heure, mais... je n'en ai pas eu le courage.
— Quoi ? m'étonnai-je en retournant vers lui et posant mon sac à mes pieds. Rien de grave ?
Stanton prit une grande inspiration, avant de lâcher la bombe :
— Jeremy veut qu'on fasse un test.
Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Étrangement, je me sentais plus épuisé à entendre ça qu'à faire plusieurs dizaines de tours de piste.
— Non ! m'écriai-je en reculant d'un pas. Il en a déjà fait des centaines ! Qu'est-ce qui peut encore vous rester comme test ?!
— Je suis désolé, Miö, mais tu sais bien que l'avancée de la médecine passe avant tes petits caprices.
Je soupirai et hochai imperceptiblement la tête, n'osant plus regarder Stanton dans les yeux. Il se pencha pour attraper la bretelle de mon sac et la passa sur son épaule.
— J'ai déjà averti ta mère que tu vas rester ici cette nuit. Allez, ce n'est pas si mal. Juste un seul test. Et ce sera fini après.
Stanton me fit un grand sourire, avant de se retourner et de s'enfoncer à nouveau dans le bâtiment. Non pas vers le terrain de course et gymnastique, mais vers la tour de verre, où les autres, apprentis et élèves réguliers confondus, ne sont entrés que pour y suivre nos cours ; français, mathématique, histoire... Et moi, bien sûr, il y avait un petit plus ; l'une des salles de cette tour, au sixième étage, m'était entièrement dédiée.
C'était là que je m'étais fait martyriser pendant près de dix longues années. Et c'était là que se dirigeait Stanton.
J'aurais pu courir vers la sortie, et tant pis pour mon sac de sport. J'aurais pu choisir ce moment pour m'enfuir. Mais non.
Je pris une grande inspiration puis, las, les mains dans les poches et la tête pleine d'idée noire, je suivis Stanton vers ma salle de torture.
Un jour, oh oui, j'allais partir et ne jamais, au grand jamais, revenir. Mais pas aujourd'hui.
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