Noir-Sauge

C'est l'heure.
L'heure où la ville se remplit
Se remplit comme une tombe
Quand se taisent les cris.
Il est minuit.

« -J'ai une devinette. »

JungKook, je ne suis jamais triste avec toi.
JungKook, tu fais quoi ?
Reviens-moi.

TaeHyung,
je serais là avant l'aube.

N'ouvrez pas les yeux.
Il fait trop noir pour y voir.

Des ombres, et des silhouettes, des chairs et des peaux livides. Ce soir, on nettoie le monde. Et le monde se débat. Il fait si froid. Dans les immeubles insalubres, sous leurs éclats de rire lugubres, on entend le goût des larmes, et on voit qui sonne l'alarme. Personne. Les fous sont encore plus fous. Les camés sont encore plus camés. Et on se demande à qui la faute ? Ah non, tout ça n'a plus de sens. Le drap était si propre, on a renversé l'encrier. Et la substance noire imbibe lentement ce bout de soie immaculé. Ce n'est pas un tourment. C'est un cataclysme. On a mis les bons à l'abri. On a claqué, verrouillé, encerclé, protégé les grands portes à doubles épaisseur, coupe feu et coupe cœur. Les bons sont à l'intérieur. Et les mauvais, où sont-ils ? Ils se sont fait dévorer par la ville ? A qui la faute ? Des ombres noires dans des couloirs ouvrent leurs lèvres masquées. Et dans les hangars, et dans les rues, et dans le métro, et partout ailleurs, les mauvais sont balayés. La ville a trop joué. Elle peut geindre, elle peut crier. Les sains restent sains. Et les églises restent vides. Il y a un type qui n'a jamais fini son livre.

TaeHyung est allongé sur son matelas. Il ne pleure pas. Il ne tremble pas non plus d'ailleurs. Il manque juste un peu de couleurs. Ses doigts glacés s'agrippent à la couette, il sent ses ongles contre sa paume, percer à travers. Il a les yeux grands ouverts, les globes oculaires écartelés, et les oreilles à l'affût. Un silence, coupé par les tristes soupirs du vent, résonne dans le hall. Et puis c'est tout. Dehors, dans la rue, il n'y a pas un bruit. On entend même plus les gamins casser des bagnoles. Par ici, il n'y a plus personne. Parce que personne ne vit ici. TaeHyung l'avait dit à JungKook. Il s'en souvient. Il pleuvait beaucoup cette fois là. Il l'avait fait rentrer chez lui. Et dans les escaliers il le lui a dit. Plus personne ne vit ici. Il l'a dit à JungKook. JungKook. Où es-tu ? TaeHyung se mord les lèvres. Ses paupières tombent comme deux rideaux de fer, qui luttent, qui luttent dans les enfers. TaeHyung n'entend pas les bruits de pas.

Une horde d'hommes vêtus de noir pousse la porte de l'immeuble. Ils respirent comme des robots, dans des masques de cendre. Et ils avancent au milieu d'un hall vieux de mille âges.

TaeHyung essaie de respirer correctement. Le matelas est tâché du sang de sa coupure.

Une horde d'hommes avec des armes monte les marches.

TaeHyung entend un son grave au milieu du silence.

Une horde d'hommes qui se tait arrive en haut des escaliers.

TaeHyung se redresse en sursaut et aussitôt une main se pose sur sa bouche.

Elle glisse lentement.

Une horde de flammes invisibles.

« -JungKook. »

TaeHyung passe immédiatement ses bras autour du cou de l'autre homme tremblant et essoufflé. Il embrasse ces lèvres qu'il a craint de ne jamais retrouver. Ils laissent leur peau glacée s'effleurer. JungKook caresse les cheveux de TaeHyung puis essuie les traces ensanglantées sur son front, il toise la blessure avec colère. Mais TaeHyung est vivant. Il pose ses paumes contre ses joues quelques instants puis se lève et dit :

« -Allons nous en.

-JungKook, qu'est-ce qu'il se passe ?

-C'est la folie en ville.

-C'est la folie partout. »

JungKook s'arrête et fixe un point indéfini sur le sol.

« -Qu'est-ce qu'ils nous veulent JungKook ? »

JungKook hausse les épaules, il a le regard triste. Au fond de lui, il pense savoir mais il ne dit rien. Et il sait aussi que TaeHyung est intelligent, que TaeHyung saura. Mais il ne comprendra pas. Personne ne comprend rien.

« -Allons nous en.

-Où ça ?

-Peu importe. Ils seront bientôt là.

-Ils tuent des gens...

-Oui.

-Pourquoi ?

-Pour faire le ménage. »

JungKook pose sa main sur la baie vitrée, toise les immeubles, se tourne vers TaeHyung. Il a une idée. Il tend sa main, TaeHyung l'attrape. Leur paume brûle comme la première fois dans l'atmosphère gelée. JungKook sourit à l'autre, comme pour lui dire que tout va bien aller, puis il se penche tout près de son visage afin de murmurer ses mots :

« -Quoi qu'il arrive, cours. »

Une demie heure plus tard, une horde d'hommes vêtus de noir, les mains accrochées à leurs armes, fracassent la porte de l'appartement. Ils se précipitent à l'intérieur. La salle est presque vide, si ce n'est un matelas sur le sol et une table pour poser un livre. Le sol est couvert de verre brisé, il n'y a plus de baie vitrée. La ville s'est engouffrée par le trou. Quelle étrange lumière il y plane. Un des hommes se tourne vers le mur, il y a là un idéogramme que personne ne comprend. Ah, plus rien n'a de sens. Et l'encre a commencé à couler par terre.

« -Ils sont partis. »

L'un des hommes écrase des morceaux de verre sous ses chaussures épaisses, se poste au bord du vide à peine ouvert et dit d'une voix étouffée par son masque :

« -On ne part jamais. »

Dans la nuit, l'infini désert, des hommes, en colère,
Fuient deux corps
Qui cherchent des signes
Et des symboles
Dans le ciel, informe

JungKook et TaeHyung courent sur les toits plats des immeubles, sous le ciel, loin du sol. La ville tangue. Et le ciel crache une brume humide qui se dissipe le long des murs, à des centaines de mètres d'altitude. Les deux garçons courent. Ils passent sur les passerelles reliant un immeuble à un autre, quand il y en a. Sinon, ils utilisent les escaliers de secours et prennent de la distance dans ce labyrinthe aérien. Alors qu'ils arrivent sur un point haut et froid, TaeHyung se retourne et ne voit que les résidus vagues de leur chemin. Il ne voit plus son appartement. Il ne voit plus rien. JungKook s'approche du bord et observe le cœur de la ville. TaeHyung le rejoint. Le visage du chaos se distord sous leurs yeux, et une couleur étrange s'est agrippée à l'atmosphère. Un vert de sauge, presque glauque, qui absorbe tout. Qui absorbe tout.

Et de ce nœud brûlant où se bouscule les bas fonds du monde, on entend un lourd gémissement de peur, de haine et de danger. La ville commence à gronder. Le ciel se met à siffler. Mais ce son est un peu trop audible. JungKook attrape TaeHyung par le bras et le tire pour qu'il se baisse. Un vaisseau immense, qui ne fait que siffler, passe au dessus de leur tête puis s'éloigne vers le centre. Les garçons se redressent et regardent le corps immense qui déraille, et se penche en douceur vers le brouillard vert. On y entend des cris. Est-ce la mort ? Ou est-ce la vie  ?

TaeHyung attrape la main de JungKook et la serre fort entre ses doigts lorsque le vaisseau se rapproche dangereusement d'un grand building. Mais la main s'échappe quand JungKook se redresse et observe la scène de son regard pétrifié. Le vaisseau se fracasse contre l'immeuble. Alors il voit le fer, alors il voit la pierre qui tombent, qui s'effondrent. Et comme recroquevillé sur lui même, le bâtiment rejoint le centre de gravité terrestre, comme au ralenti. Le fracas qui s'ensuit est strident. Et si grave en même temps. Et après la chute, JungKook reste là, immobile. Il fixe le drame de cette cité qui gémit. Puis il murmure un mot.

« -Corruption. »

TaeHyung, le dos contre le muret et les yeux luisants, relève la tête. Il fronce les sourcils, le scrutant. Il chuchote :

« -Qu'est-ce que tu as dit ? »

JungKook se détourne de la ville pour plonger dans ses pupilles graves. Il pointe la place désormais vide du building.

« -Cette banque a été accusée de corruption.

TaeHyung,
c'est une punition. »

TaeHyung continue de le fixer, sans rien dire. Son iris semble s'assombrir.

« -Ils veulent nous punir. »

JungKook quitte ses yeux pour retrouver la ville. TaeHyung ne répond pas. Quelques instants de silence au milieu du cataclysme. TaeHyung attrape la main de JungKook. Il enroule ses doigts autour des siens. Et dans ce froid intense, sous les fumées de sauge, leurs mains continuent de brûler.

« -Qu'est-ce qu'on a fait ? »