Noir-Sapin

La lune en plein jour
Au zénith.
Tes yeux
Comme ceux d'un loup
Brillent dans l'obscurité.

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Aujourd'hui TaeHyung est resté tard au travail. Ses phalanges sont brisées de trop s'affairer, et de trop répéter ces mêmes gestes infimes. Il s'est arrêté dans la supérette du coin pour s'acheter de quoi manger. Et ce soir, si c'est un soir, il pleut averse. TaeHyung marche dans sa rue, large et silencieuse, abrité sous son parapluie numérique. Enfin, presque silencieuse. Il passe à côté d'un groupe d'enfants, des sans familles qui s'amusent à casser des voitures terrestres qu'on a laissées là, il y a longtemps. Il entend des cris, et du verre brisé. Et quand il passe à côté d'eux, personne ne le remarque. Il les regarde de ses yeux lucides, puis s'éloigne entre les hauts immeubles. Dans un quartier d'un autre temps.

Il s'approche et s'apprête à rejoindre la grande porte d'entrée quand une vision le retient. Il reconnaît le type grand et fin, inconnu au visage inoubliable. JungKook est là, debout, droit sous les trombes de pluie. Il se tient à un mètre de l'entrée, à un pas du bâtiment de pierre. Alors TaeHyung fait quelques pas vers lui, d'une prudence innocente.

« -Tu es trempé. »

JungKook ne cille pas. Ne dit rien. Il le fixe à travers ses cils humides. Et l'eau coule le long de son visage, perlant au bout de son menton. Et TaeHyung le trouve si pâle qu'il craint de voir le peu de couleur se diluer puis disparaître complètement. JungKook regarde TaeHyung de ses yeux perçants. Et alors que TaeHyung s'approche de lui, il entrevoit derrière le chaos, le puits sans fond de sa peine.

« -Tu vas tomber malade. »

JungKook cligne soudain des yeux, comme surpris par ce grand froid qui le prend. Un vent nocturne, sans début, ni fin. Et un morceau de soleil qui lui parle.

« -Tu peux rentrer, si tu veux. »

TaeHyung pointe la porte de l'immeuble. Il esquisse ce qui ressemble à un sourire, avec ses lèvres, avec ses prunelles. Elles scintillent. Encore plus que la ville. Alors JungKook hoche la tête et le suit. Le suit jusque chez lui. Le hall est plein de grands et larges escaliers. Le sol de carrelage est brisé, recouvert de poussière et d'objets en morceaux. TaeHyung monte les hautes marches, JungKook à sa suite. Il lui parle un peu, comme pour casser le silence. Il lui raconte que les bâtiments ont été abandonnés il y a des années, parce qu'ils étaient trop vieux, et qu'on privilégie le neuf, parce que les gens veulent du renouveau, encore, toujours, plus de renouveau. JungKook écoute mais ne commente pas. JungKook n'a pas l'air bien. JungKook ne sait pas. Ne sait pas ce qu'il fait là. Dans ce monde. Alors quand TaeHyung ouvre la porte de son appartement, il le suit sans savoir. Dans ce silence étouffant. Dans cet égarement.

Son appartement est grand.
Son appartement est vide.
Il y a une pièce immense,
Des grandes fenêtres,
Et puis la ville à travers.

TaeHyung pose son sac plastique dans la cuisine, dans un coin de ces quelques murs. Et ces murs sont noirs, et il n'y a presque pas de lumière. La ville suffit. Elle dépeint leurs visages que rien n'éblouit. JungKook s'avance lentement, jette un regard attentif à travers l'appartement. Il n'y a pas de décoration sur les murs, pas de séjour, pas de salle à manger. C'est un espace informe, presque vide, impersonnel. Comme s'il ne vivait pas ici. Comme si personne ne vivait ici. JungKook n'a pas de chez lui. C'est un nomade. Il ne peut pas rester immobile. Alors, il change, il change en permanence. Et finalement, il se dit que TaeHyung n'a pas plus de foyer que lui. Ses pas suivent la baie vitrée, rencontrent un matelas étalé là. Et dessus, une couverture repliée.

Et puis par terre, son dessin.

JungKook le ramasse, se souvient du rêve, de la couleur verte, et de leur main sur la craie. Doucement, il pose la feuille sur la couverture puis fait demi tour. Ses pieds sur le sol résonnent. TaeHyung sort les emballages plastifiés du sac, les sourcils froncés, concentré sur les bruits du silence. JungKook se poste à sa gauche, contemple son agréable profil. Ses yeux se posent sur ses gestes, sur les expressions de son visage. Il s'abreuve de son image. Puis il passe derrière lui, rejoint sa droite, lentement. Et soudain sa voix grave brise toutes les cordes du monde. Pourtant ce n'est qu'un murmure. Un simple murmure tout près de son oreille.

« -Tu me laisses entrer chez toi sans même me connaître. Les gens sont dangereux tu sais. »

TaeHyung arrête ses mouvements puis repose doucement ce qu'il tient dans ses mains.

« -Je ne crois pas tu sois dangereux. »

Les traits de JungKook sont impassibles. Mais ses yeux sont froids.

« -Vraiment ? Kim TaeHyung. C'est ton nom pas vrai ? »

L'autre se retourne le temps d'un frisson. Son visage traduit la surprise plutôt que la peur. Et toujours le mélancolique mystère entre deux corps glacés.

« -J'ai fait mes recherches. C'est comme ça que j'ai trouvé ton adresse et ton lieu de travail. Et là ? Regrettes-tu ? Parfois, je te suis même, dans les rues, quand tu erres. Tu n'as pas peur ? Tu crois que je ne suis pas dangereux. Mais je pourrais te faire du mal. »

Les prunelles de TaeHyung semblent couler lentement, se vider de quelque chose. Elles s'abandonnent, restent imperméables. Puis il lui dit, dans un souffle si proche :

« Alors vas-y. »

Le silence plonge sur eux, les engloutit, aussi profond que la nuit, aussi aigu que grave. Et puis c'est tout. Plus un son. Même la ville a disparu. Leur échange est un salut. TaeHyung le regarde droit dans les yeux, pas l'ombre d'un sarcasme au fond de son iris amochée. Pas de peur. Pas de regrets. Rien. JungKook reste statufié, hypnotisé par ce vide identique au sien. Captivé par cet esprit qui n'est pas qu'un corps, et de ce corps qui n'est pas sans âme. Mais soudain, TaeHyung s'éveille, amusé mais surtout gagnant.

« -Je l'avais dit. »

Puis il rompt le contact et tente de revenir à ce qu'il faisait. Mais dans son dos JungKook s'éveille aussi. Il semble hésiter un instant puis annonce :

« -J'ai quelque chose pour toi. »

TaeHyung s'appuie contre le plan de travail tandis que JungKook fouille dans son sac. Il attrape le quelque chose et le tend à l'autre garçon, un peu inquiet. C'est un livre. La couverture est d'un vert sapin. Et il manque pas mal de pages à l'intérieur. C'est le livre. Les longues mains de TaeHyung parcourent sa couverture, encerclent sa reliure, le bercent du bout des doigts. Il l'ouvre et fait danser les pages. Et les pages survivantes sont des oiseaux. Mais il le referme tout aussi vite, d'un coup sec.

« -Est-ce que tu l'as volé ? »

JungKook hausse les épaules. Ça veut dire oui. Il l'a fait.

« -Tu... tu ne peux pas voler les choses comme ça tu sais. Tu vas avoir des soucis s'ils l'apprennent. Tu...

-Ils ?

-Enfin, la loi. Tu sais bien.

-Il n'y a pas de loi ici. »

TaeHyung se fige, ses paupières tombent. Quelques secondes passent puis il tend le livre vers JungKook. Aveugle mais plus si muet. Jamais sourd. Il sait qu'il a raison. Et pourtant.

« -Tu devrais le rendre à la bibliothèque. »

JungKook pose ses deux mains à l'autre bout du roman, le pousse jusqu'à sa poitrine.

« -S'il te plaît, garde-le. »

Les paupières de TaeHyung se lèvent. JungKook a envie de se recroqueviller à l'intérieur. Mais il est toujours au dehors, couvert de pluie, endolori par le froid, le cœur un peu triste.

Je voulais te faire plaisir
Mais tu t'es inquiété pour moi
Pourquoi ?

« Je devrais partir. Désolé ... pour tout ça. »

JungKook s'incline vivement en guise d'excuse puis traverse la distance qui le sépare de la porte d'entrée. Les ténèbres sont tapis derrière, craquant, sifflant sous les escaliers, fiché au creux des lustres du hall. Les ténèbres sont partout où tu n'es pas. Si seulement c'était ça.

« -Reste. S'il te plaît. »

Sa voix s'élève comme un supplice, l'attrape violemment, le tire en arrière. Il serait prêt à se jeter par terre. Et il n'y a jamais eu autant de mots pour parler de ça. La solitude est un fantôme. Mais la solitude se remplace. La solitude est là. Sœur de la nuit. Mais eux aussi sont là.

« -Reste avec moi. »

JungKook se détourne. Et ses yeux à lui sont pires qu'un supplice.
Il le fait.
Il reste. Juste pour une fois.
Il reste. Et il aimerait rester toujours.

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Viens me parler
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Je te regarde
Pendant que tu regardes la ville
Meurtrière.
Il n'y a pas de gens comme toi.
Il n'y a que toi
Qui la reflète ainsi
Cette nuit infinie.

« -Dis moi ton nom. »

Assis devant les vastes fenêtres, la cité obnubile les silhouettes abîmées.

« -Je ne le dis jamais. »

TaeHyung sourit. Mais JungKook ne le voit pas.

Un jour peut être.

Minuit a déjà sonné mille fois lorsque JungKook emporte TaeHyung sur son matelas. Il le recouvre en douceur. Une de ses mains est ouverte sur le sol. Il aimerait la prendre. Car elle est belle. Au moins aussi belle que lui. Mais JungKook ne le fait pas.

Car JungKook se sent sale.

Et que TaeHyung n'est rien de tout ça.

TaeHyung est pur.