Chapitre 15
CAMILLA
— S'il te plaît, soupire Erika pour la troisième fois, d'une voix assez basse pour que je sois la seule à l'entendre. C'est mon anniversaire.
Je lève les yeux au ciel, mais je ne peux m'empêcher de sourire en continuant à servir des verres à un groupe d'hommes installés au bout du bar.
— On en a déjà parlé.
Elle fait une grimace et s'affale sur le tabouret.
— Oui, mais je croyais que tu plaisantais.
En hochant la tête avec amusement, je souris.
— Erika, tu me connais assez pour savoir que je ne rigole pas avec ces choses-là.
Sans attendre sa réponse, je glisse rapidement le plateau de shots vers les hommes d'un certain âge, qui me remercient avec gentillesse.
Quand je reviens à ma place, je fronce les sourcils.
— Je ne rigole pas quand il y a un risque que je me fasse arrêter.
Elle se penche sur le bar et me lance un regard suppliant.
— Qui va le savoir ?
Ses mots essoufflés me font rire.
— Pourquoi tu tiens tant à boire un coup, d'abord ? Tu n'es pas vraiment dans ton état normal.
Pour appuyer mon propos, je tapote doucement son front du bout de mon doigt, puis je fais une grimace quand elle bascule en arrière.
— Merde, Erika.
— Écoute, elle se redresse en s'accrochant à son tabouret. Je ne suis peut-être pas complètement ivre, mais je veux garder cette sensation d'ivresse.
— L'ivresse ? je ricane. Mon service se termine dans dix minutes. Je pense que ça ira.
Elle va se plaindre, mais je m'approche déjà de Beth, qui s'active à remplir deux verres en même temps. Je lui donne un coup de hanche et je désigne du menton le bazar qu'elle crée.
— Tu veux un coup de main ?
— Oui, gémit-elle, faisant la grimace quand de la vodka déborde sur la table. Comment se fait-il que mon côté soit toujours plus chaotique que le tien ?
Je lui prends le mixeur des mains en souriant.
— Je n'en sais rien. Tu veux qu'on échange ?
— Non, non, elle souffle et malgré son découragement, ses mains poursuivent leur travail. De toute façon, tu vas bientôt partir.
Même si le bar ferme plus tôt en semaine, je culpabilise de la laisser se débrouiller seule après mon départ.
Je pose une main réconfortante sur son épaule.
— Courage. Il te reste encore une heure. Après, tu pourras rentrer chez toi.
Elle acquiesce brièvement, comme si elle venait de s'en rappeler.
— D'accord. Je vais profiter de toi.
Je souris avec satisfaction, mais je reprends vite mon sérieux lorsqu'elle commence à me dicter une liste de boissons qu'elle doit préparer. Au bout d'un moment, elle me lance un regard incertain.
— Tu as suivi ?
En hochant la tête, je souris et je saisis les verres à bourbon.
— Oui, madame.
Nous continuons sur cette lancée pendant les dix minutes qui suivent, en préparant des boissons côte à côte. Comme j'ai plus d'expérience dans la confection de cocktails, elle me laisse gérer ceux-ci pendant qu'elle s'occupe des autres boissons.
Il est un peu après minuit quand Beth me donne une tape dans le dos.
— Allez, Camilla. Je peux finir seule.
Elle fait un clin d'œil à ma sœur en souriant.
— Emmène-la. Elle va commencer à agacer les clients.
— Certains devraient sortir du bâtiment, je réplique en regardant les deux hommes plus âgés qui nous lancent des regards noirs depuis qu'ils sont installés à la table du fond.
Elle hoche la tête en signe d'approbation, mais me pousse vers les portes du bar.
— Partez. Je suis sérieuse.
Elle a dû parler assez fort pour qu'Erika l'entende, car elle commence à sautiller de joie. Beth rit.
— C'est ta sœur.
— Tais-toi.
Je lance un regard noir à Erika, qui s'assied sagement sur la chaise.
— À demain.
Elle acquiesce d'un signe de tête en guise d'au revoir, mais je suis déjà en train de sortir de derrière le bar, en enlevant le tablier de mon corps. Erika se précipite vers moi, passant son bras sous le mien.
— Tu es prête ?
— Tu veux que je sorte comme ça ? dis-je en riant, désignant la chemise noire et le short que je porte depuis des heures. Laisse-moi me changer.
Je ne peux pas résister à la tentation de lui pincer la joue et de lui souffler un bisou, malgré son air boudeur.
— Regarde un peu ma petite sœur. Elle a dix-neuf ans et elle fait encore cette tête.
Elle repousse ma main d'un regard furieux.
— Je ne suis plus ta petite sœur. Je suis une adulte à part entière maintenant.
— Bien sûr, je rétorque en me rendant dans la salle du personnel. J'espère donc que ma sœur adulte ne bougera pas d'un pouce jusqu'à ce que je revienne.
— Je ne suis pas totalement incompétente. J'ai une double spécialisation en informatique et en commerce. Bourse complète.
Je ne peux pas m'empêcher de la serrer dans mes bras et de lui pincer à nouveau les joues avant qu'elle ne se rende compte de ce que je fais. Elle a hérité des gènes intelligents. Au lycée, mes notes étaient tout juste suffisantes pour avoir mon diplôme.
Elle repousse ma main en plissant le nez.
— Tu me gâches mon maquillage, râle-t-elle en s'écartant de moi. Qu'est-ce qu'il faut pour que tu me prennes au sérieux ?
— Oh, Erika.
Je fronce les sourcils, posant ma main sur ses cheveux. Elle ne se dérobe pas quand je lisse quelques mèches rebelles.
— Je t'ai toujours prise au sérieux. Tu sais à quel point je suis fière de toi.
Gênée, elle baisse la tête.
— Tu passes pour une idiote.
— C'est ton anniversaire, dis-je d'un ton taquin.
— Techniquement, ce n'est plus mon anniversaire, a-t-elle dit d'une voix lasse.
Je lève un doigt et je souris.
— Eh bien, pas sur la côte Ouest.
— Nous ne sommes pas sur la côte Ouest.
— Attends-moi là, je me hâte avant de me diriger vers l'arrière, sans lui laisser le temps de continuer à discuter avec moi.
Mais juste au moment où je franchis la porte, ma bouche se tord quand je l'entends marmonner quelque chose d'inaudible.
En ouvrant mon casier, j'en sors une robe noire moulante à fines bretelles que j'ai faite l'année dernière, quand j'ai fêté mon vingt-deuxième anniversaire avec Sharon. Alors, après m'être assuré que personne n'allait entrer dans la pièce, j'enlève vite mes vêtements de travail et j'enfile la robe avant de mettre une autre couche de déodorant.
En vérifiant que mon maquillage n'a pas coulé pendant mon service, je me regarde dans le miroir. Mes cheveux, ébouriffés sur le haut de la tête, attirent mon attention. Sans réfléchir, je retire l'élastique et les observe tomber en ondulations. Une grimace me traverse le visage lorsque je remarque la marque bizarre laissée par l'accessoire. Je prends alors un moment pour démêler mes cheveux avec mes doigts.
Me sentant mieux, je redresse mes épaules et ajuste ma tenue. Je suis visiblement fatiguée, mais pour ma sœur, je suis prête à faire un effort et à l'accompagner au club, même si je rêve de m'affaler dans mon lit.
Je jette un œil à mes chaussures plates, espérant qu'elles conviendront à l'occasion, avant de fouiller à nouveau dans mon casier. M'assurant de ne rien oublier, je vérifie que le sac est bien fermé avant de le hisser sur mes épaules. Est-il tendance ? Non, pas vraiment. Mais il est hors de question que je rentre chez moi pour le changer.
Sur cette dernière pensée, je prends une profonde inspiration et affiche un sourire. Attendant un bref instant de détente, je me dirige vers la sortie.
Je suis surprise de découvrir Erika assise tranquillement sur un tabouret, les pieds balançant et jouant avec son téléphone. Adossée au chambranle de la porte, je la contemple, admirant la femme qu'elle devient. Malgré nos presque quatre ans d'écart, je l'ai toujours considérée comme ma fille. Peut-être parce que j'ai assumé son éducation. Je ne sais pas si nous avons la même mère. Tout ce que je sais, c'est qu'un jour, une femme l'a déposée chez nous avant de disparaître. Quant à ma propre mère, je l'ignore. Mes souvenirs avant mes cinq ans sont presque inexistants.
Frissonnante, je secoue les épaules et me dirige vers Erika, qui ne me remarque que lorsque je passe mon bras sous le sien. Ses yeux s'écarquillent et un sourire illumine son visage lorsqu'elle me reconnaît.
— On y va ? demande-t-elle en bondissant du tabouret et en nous entraînant vers la sortie. On va au club d'à côté, c'est plus près.
Jetant un regard furtif autour de moi, je hoche distraitement la tête en guise d'approbation.
— D'accord.
Lorsque j'aperçois les hommes de Dominik derrière nous, une vague de malaise et de méfiance m'envahit. Je m'efforce de ne pas laisser cette découverte altérer ma démarche sur le trottoir. Erika, quant à elle, me parle d'un stage qu'elle convoite, tout en restant attentive à notre environnement.
Au coin de la rue, une file d'attente s'étend devant les portes du club.
— Qu'est-ce qui se passe ? je murmure, poussant instinctivement nos corps derrière un couple.
Erika hausse les épaules avec nonchalance.
— Les gens adorent faire la fête en ville, surtout les touristes. Qu'est-ce que tu t'attends à trouver dans l'Upper East Side ?
— Mais un mardi ? je rétorque, stupéfaite, en me hissant sur la pointe des pieds pour observer les têtes qui composent la file. Ne travaillent-ils pas demain ?
— Merde, tu bosses demain ? s'exclame-t-elle d'un ton las, avant de rapprocher son regard inquiet du mien. Dis-moi, ça va aller pour demain ?
Oubliant mes questions, je lui adresse un sourire.
— Maintenant que tu le dis... ma voix est joyeuse, mais son froncement de sourcils s'accentue. J'ai échangé mon horaire avec une collègue. Je suis libre demain.
Elle pousse un cri de joie.
— Oui ! Bon, je me sens moins coupable maintenant.
Malgré la pénombre, lorsque son regard se pose à nouveau sur moi, j'y vois pétiller l'enthousiasme.
— Attends, on est toutes les deux libres à la même heure demain ? On devrait vraiment en profiter pour faire quelque chose.
— Qu'est-ce que tu aimerais faire ?
La file avance lentement.
— En fait, j'ai besoin de racheter du tissu, et je pensais qu'on pourrait aller à Chinatown ensemble.
Erika observe le ciel étoilé, pensive.
— On devrait aussi en profiter pour faire nos courses, c'est toujours moins cher là-bas.
Son regard s'attarde sur ses bottines en cuir noir, qu'elle adore porter même à la fac. Lorsque je lui demande pourquoi elle les porte si souvent alors qu'elle passe des heures assise sur les bancs de l'amphithéâtre, Erika me répond que cela lui donne confiance en elle lorsqu'elle se rend à son cours d'informatique. Bien que la filière soit majoritairement masculine, elle fait toujours partie des meilleurs élèves.
Alors que j'allais lui suggérer de faire une liste avant de dormir, je suis interrompue par le bruit de pas lourds sur le trottoir et par une ombre qui les enveloppe.
Ma soeur lève la tête et pince les lèvres avec anxiété en croisant un regard. Elle reprend ses esprits, fait un sourire poli et tourne la tête dans l'autre sens, pour découvrir un grand homme avec un talkie-walkie à l'épaule, qui se tient à côté de nous. Étrangement, il porte des lunettes de soleil malgré la nuit noire.
Quand elle voit l'inscription sur la manche de sa chemise, elle est encore plus perplexe. Il s'agit d'un agent de sécurité.
— Puis-je vous aider ? demande-t-elle aimablement.
Son expression ne change pas, mais il incline légèrement la tête vers le club.
— Vous pouvez passer.
Je ne peux m'empêcher de demander :
— Comment ça ?
Erika me donne un coup de coude au moment où l'homme baisse le menton.
— Suivez-moi.
Il ne nous attend pas et repart d'où il vient. J'hésite un instant, mais Erika me pousse par le côté.
En grimaçant, j'évite de regarder les gens qui font la queue. Arrivées à l'entrée, nous sommes dispensées de fouille et laissées passer sans encombre.
— On n'a même pas besoin de payer ? chuchote Erika à côté de moi lorsqu'un autre garde nous fait entrer dans le club.
Mes yeux scrutent toujours les murs sombres quand je marmonne :
— Apparemment non.
Lorsque nous franchissons une autre porte, je suis surprise par la puissance de la musique. Je me décale rapidement sur le côté et prend quelques secondes pour m'habituer au volume avant de me tourner vers Erika. Elle est déjà en train d'hocher la tête en rythme, emportée par la musique.
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