Chapitre 2 - Le Fantasmagoria [2/2]
_ Quel drôle d’endroit, maugréa Edmond. Quel plaisir éprouve-t-on à le fréquenter ?
Victor réprima un rictus. La réprobation dont son collègue abreuvait la bâtisse, à grands coups d’œillades circonspectes et de moues sévères, révélait l’aspect le moins fantasque de son esprit. Lui-même comprenait assez qu’on vînt s’y détendre.
Le Fantasmagoria s’ouvrait sur une terrasse à colonnade, où la musique, échappée de quelque gramophone, résonnait comme une invite à l’escapade. Les lampes pailletaient de pourpre le crépis. La nuit passée, le lieu revêtait son habit de lassitude mais, pour l’heure, il drainait une faune ivre et joyeuse jusqu’à sa porte.
En s’approchant, Victor se laissa aller à la taquinerie.
— Ainsi donc, vous êtes opposé aux charmes des enivrements et d’une bonne compagnie ?
— Oh, j’apprécie assez les premiers. Quant à la seconde… Je n’ai aimé qu’une seule femme dans ma vie et je n’entends guère lui être infidèle. Même en imagination, précisa-t-il comme Victor ricanait.
Ils poussèrent la porte à double-battants, dont les dorures s’émaillaient, et s’arrêtèrent sur le seuil.
Le Fantasmagoria bruissait en sourdine. Il y éclataient les rires, les chuchotis, les conversations alanguies, les verres choqués, la musique ; tout cela restait cependant feutré, comme amoindri par les soieries. Ces gens s’étalaient dans l’ivresse avec mesure.
Victor s’emplit du décor. Un certain aspect de déclin s’en exsudait.
La magnificence affichée était le masque d’une pourriture latente, visible à de petits détails épars ici et là. Les tapis perdaient leurs chaudes couleurs au fil des passages, le cuir des fauteuils s’écorchait, la poussière grisait le tout.
Les filles restaient mornes. Bien sûr, elles riaient, la gorge offerte, renversées sur l’épaule d’anonymes soûlards ; leur bouche murmurait les meilleurs flatteries et quelques-uns se déhanchaient, luisantes de lumières. Mais sous leur lascivité, la tristesse pointait. Les regards ternissaient d’ennui.
— Allons nous asseoir, suggéra Edmond.
Ils choisirent un guéridon proche du bar. Le vieil homme traversa la salle avec autant d’aise que s’il eût marché sur des œufs. Son regard lacérait quiconque le considérait trop manifestement – surtout les filles. Il s’enfonça dans son fauteuil et n’en bougea plus.
Victor, en revanche, traîna sa curiosité sur chaque recoin. Il avisa la collection d’alcool ; la lueur ambiante ourlait le bombé des bouteilles.
— Étrange. Pour un établissement qui possède des extracteurs de rêves, on pourrait s’attendre à ce qu’ils en servent. Je ne vois aucune fiole de songe.
— Vu ces ivrognes, renifla l’autre, je ne pense pas que beaucoup pourraient se l’offrir. En plus…
Il dévisagea une femme qui badinait tout près. Sa chevelure était piquée de plumes froissées, dont l’une lui masquait à-demi l’œil, mais pas l’éclat lointain.
— Absorber son propre rêve amoindrit les suivants. La patronne souhaite sans doute préserver ses filles d’une dépendance malavisée.
— Seuls les rêves infantiles provoquent une dépendance, rectifia Victor. Mon père m’a bien assez décrit comme les effets sont terribles sur l’âme et comme les proscrire était primordial.
— Ton père, hein ?
Si la perspicacité de l’aîné perça les ombres de cette si complexe filiation, il n’en laissa rien paraître et répliqua plutôt :
— Je ne remets pas en cause leur nocivité, là n’est pas mon propos. Je disais juste que les rêves-adultes, même si légaux, ne sont pas si inoffensifs. Ils possèdent le statut des spiritueux et, à la façon des alcools, sont terribles pour les vies bancales.
— Après tout, concéda Victor, il est possible qu’un ivrogne se soûle à la bière faute de liqueur.
Leur débat fut interrompu par l’intrusion d’une femme à leur table. Petite, replète, elle s’installa sans plus de façon sur l’accoudoir d’Edmond. Son sourire était charmant, gourmand presque. Il ne distillait pas la même lassitude que les autres.
— Pardon de vous interrompre, messieurs… mais avec un tel flot de paroles vous devez être assoiffés !
Victor la toisa, le menton dans les mains. Ils se jaugèrent, sans qu’aucun d’eux ne se détournât ; elle avait la mine malicieuse. Le jeune homme désigna Edmond du doigt.
— Mon ami est assez indécis. Nous aimerions, si possible, être conseillés par la patronne sur le meilleur moyen de gaspiller notre argent.
La femme retint un gloussement. Sa pose devint tout à fait avantageuse comme elle se désigna de l’ongle.
— Voici votre jour de chance ! Je suis Guillemette, gardienne et propriétaire du Fantasmagoria !
— Je l’avais deviné, souffla Victor avec un rictus entendu.
— Alors ? Comment puis-je aider votre ami à se décider ?
Guillemette entreprit d’en chatouiller les longs favoris, Edmond parut au bord de la syncope. Il se raidit et, à dessein d’échapper à ces intrusives caresses, bascula à l’extrême du sofa. Son camarade décida d’abréger le supplice.
— Nous aimerions vos lumières à propos des filles. Serait-il possible d’en, disons, réserver une ?
— Ce sera cher, roucoula la patronne.
— Nous cherchons…
— Dites-moi, mes chéris!
— … Renata.
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