Chapitre 2 - Le Fantasmagoria [1/2]
Harassé, Victor déverrouilla la porte de sa chambre. Le battant entrouvert dévoila la mansarde éclaboussée d’un halo de lune. Sa lueur mourait sur une forme assoupie.
Il s’agissait d’une femme couverte, sinon de son drap, de toute sa volupté. Brunes, suaves, racées, ses lignes évoquaient celle d’une panthère. Le repos lui seyait à merveille, en ce qu’il domptait sa beauté sauvage, l’offrant toute entière au regard.
La vision arracha un sourire au voyeur. Quelle amante de celle-là ! Quelle audace ! Il alla se lover se lover au plus près de sa chaleur. L’endormie grogna :
— Victor ?
— Comment es-tu rentrée ? lui glissa-t-il au creux du cou. Es-tu sûre que la logeuse ne t’as pas vue ?
Elle se redressa sur un coude, à dessein de le cingler d’un œil farouche. L’effet fut néanmoins gâché par sa mine grise de sommeil.
— N’importe quel idiot peut passer par ta fenêtre. Où étais-tu ?
— Mais avec ton mari, Soie chérie.
Il ricana, l’embrassa puis la mordit. La jeune fille finit par le repousser.
— Tu mens ; mon mari est en voyage d’affaires. Et puis, ce genre d’impertinence ne m’amuse plus.
Soie le dévisagea avec, au coin des lèvres, une moue moqueuse. Celle-ci ourlait sa bouche de perfection car, loin de gâter sa beauté, l’ironie la rehaussait encore. Mais, comme l’attention de Victor restait lointaine, elle finit par s’inquiéter.
— Tu as des soucis.
Ce n’était pas une question, aussi le jeune homme se refusa-t-il d’y répondre. Souhaitait-elle vraiment entendre l’échec de sa journée ? Soie se blottit contre son torse. Elle le dévisagea par en-dessous, de sorte que son regard le brûlait presque.
— Ton travail te préoccupe, devina-t-elle.
Il murmura en réponse :
— Une fille a été repêchée morte du canal.
— Oh.
— J’ai passé la journée à interroger les gens du quartier. La journée entière ! Des cinquante mètres amont au cinquante mètres aval, personne n’a rien vu. Personne n’a disparu – ils mentent. Chacun médit sur le moindre faux-pas de la voisine, chacun digresse sur la petite vie de l’autre… Mais parler à la police ! Ces gens-là nous haïssent.
Maintenant, la déception tombait sans entrave de sa bouche. Victor se saoulait de mots. Ils tissaient leur trame dans la nuit bleue, là, fébriles, se froissant juste au-dessus de leur tête. Il suffirait de tendre le doigt pour en effleurer un et en saisir l’amère saveur. Victor se confessait tant à Soie qu’à lui-même.
— Si tu avais vu le corps… Et la tristesse d’une telle fin ! J’ai l’impression que ses yeux me fixent encore.
À son souvenir, un frisson le hérissa. Consolante alors, féline dans sa tendresse, Soie lui caressa la joue. Mais sa chaleur formait une si mince barrière face aux désillusions ! Il mêla un instant son souffle au sien avant de soupirer.
— Edmond m’avait prévenu. Sans doute ma première affaire sera-t-elle classée aussi vite qu’elle m’est tombée dessus.
— Imbécile.
Le regard de Victor vint heurter celui de sa compagne. Les deux se lièrent, pareillement noir, brûlant du même éclat humide. Soie y instilla une pointe provocatrice.
— Qui donc a résolu un enquête en un jour ? Pas-même ton père ! Tu te juges comme lui-même le ferais… Et tu souhaites tellement sortir de son ombre que tu en deviens ridicule. Ridicule !
— Soie, moins fort.
— Quoi ? Tu n’as rien obtenu aujourd’hui ? Recommence demain ! Et si jamais l’enquête se tasse, et bien, tu auras bien d’autres occasions de lui prouver ta valeur.
La flamme de son amante flatta le jeune homme. Elle lui tira même un fin sourire – désabusé, certes, mais sourire tout de même. Victor poussa l’audace à insister.
— Penses-tu vraiment que je réussirai ?
Soie lui mordit l’épaule pour y dissimuler un sourire. Puis, comme l’autre s’impatientait, elle lâcha :
— Si tu étais moins stupide parfois, je n’en douterais pas.
— Si j’étais moins stupide, tu ne m’aurais jamais attiré dans ton lit, rétorqua-t-il.
Son regard fauve le brûla. Il lui griffa la cuisse en retour. Jamais l’abandon ne s’éternisait entre eux, leur relation mêlant douceur et conflit à parts égales.
Résolu à mener l’échange, Victor l’écrasa de sa masse. Sa langue dessina un sillon humide le long de la clavicule – la lueur du dehors en fit un long ruban d’argent. Plus encore que de son parfum, il s’enivra de la douceur du derme. Il y planta d’ailleurs les crocs ; Soie feula. Mais le jeune homme prolongea son périple, savourant au passage toutes les variations de la peau : frisson sur l’épaule ; sueur perlée ; velours d’un sein.
Soie elle-même aurait voulu le torturer de la sorte, il le sentait. Pas ce soir. Ce soir, il s’agissait de se dissoudre dans l’oubli.
Le lendemain, Victor eut la surprise de retrouver Edmond assis à son bureau. Le vieil homme se balançait sur sa chaise.
—Tu es en retard, bougonna-t-il.
— Je sais. Une houleuse discussion avec ma logeuse…
À la lumière du jour, il apparaissait que Soie ne supplantât guère les maîtresses de monsieur Jade en termes de retenue. Le jeune homme avait eu grand peine à s’enfuir – les stridents reproches de madame Londau sifflaient toujours à ses oreilles.
— Regarde ça, intima plutôt l’aîné.
Edmond ouvrit son carnet. Le geste en fit tomber quelques feuilles couvertes d’encre, parmi lesquelles un visage perçait la masse des mots. Le croquis était sobre. On y représentait la morte sans fioriture ; mais ce réalisme la rendait plus terrible encore.
Ce portrait disait : « voyez comme l’agonie est laide ! Allez, contemplez-le à loisir, comblez donc vos morbides curiosités ! ». Le fusain figeait cette chose grotesque, mais fugitive, de la déchéance d’un corps, dont seul l’oubli aurait dû s’emparer. Victor tint la feuille à bout de bras ; la victime sembla le toiser.
— Pas mal, n’est-ce pas ? dit Edmond. Tes petites menaces auprès du légiste semblent avoir fonctionné. Il nous a fait envoyer ce portrait hier, très tard dans la soirée.
— Peut-être finira-t-il vraiment par l’autopsier, alors. Je n’aurais jamais cru qu’il me prendrait au sérieux.
— Tu es plutôt doué en chantage, gamin.
Ils échangèrent un silence complice, que le vieil homme finit par rompre.
— Bon, au travail. As-tu un plan du quartier ?
— Une seconde.
Le bureau ne brillait pas par son ordre. Plusieurs dossiers dégueulaient des étagères et, comme une coulée de lave, les papiers encombraient chaque replat. La pièce, déjà minuscule, en paraissait plus exiguë encore. Victor fouilla un moment avant d’en extirper le sésame. Il l’étala à même le sol.
— Bien, voyons voir… Prête-moi ton monocle, veux-tu ? Voilà ! La victime a été repêchée… ici.
D’un coup de plume, Edmond griffa la feuille.
Le canal perçait le quartier à l’instar d’une veine, de laquelle naissaient milles petites ruelles comme autant de capillaires. La morte en obstruait le centre. Victor fit courir son doigt le long des quais.
— Nous avons parcouru les rives sur clinquantes mètres, mais nous devrions aussi quadriller les plus proches quartiers.
— Il y a aussi un pont plus en amont ; on ne sait jamais…
Un coup à la porte les interrompit. Sans attendre de réponse, un brigadier glissa la tête par l’entrebâillement.
— Pardon, Béchetoile. J’ai un type en bas qui souhaite absolument te parler. Ce serait très important.
L’expression d’Edmond renvoya sa propre incrédulité au visage du jeune homme. Personne ne le réclamait jamais. Aussi insista-t-il :
— Es-tu sûr qu’il veuille vraiment me voir ?
— Pour sûr ! Il n’arrête pas de répéter ton nom : « Béchetoile, comme le chef de l’anti-contrebande. » De ce que j’ai compris, c’est un pêcheur.
— Fais-le monter.
Il s’agissait de Philémon.
Parvenu au seuil, l’homme se fendit d’un timide salut. Il était manifeste que sa présence ici lui coûtait. Comme son regard s’appliquait à fuir tout contact, il tomba par mégarde sur le portrait de la victime. L’homme gémit.
Victor bondit pour débarrasser une chaise de son fatras. Il y conduisit Philémon et l’autre s’y affaissa.
— Ouais, maintenant j’en suis sûr… J’me trompais pas.
Victor redouta que le pêcheur rendit sa bile sur la moquette tant son teint virait au blême. Mais Edmond connaissait l’astuce. Il extirpa une fiole de son veston.
— Du rêve ?
— Du rhum.
Philémon s’en satisfit assez bien : il biberonna sec trois lampées puis sirota la quatrième. Un soupir d’aise lui retroussa les lèvres. Et, à mesure que l’alcool empourprait ses joues, sa contenance lui revint. Il bafouilla quelque excuse.
— Pardon, c’est qu’cette histoire me tourneboule un peu trop. En plus, j’ai vidé vot’ flasque.
— Ce n’est rien, assura Edmond.
Son timbre suintait de tempérance. Il semblait disposé à attendre que la vérité se dévoilât d’elle-même, sans rien hâter. Son collègue, néanmoins, frémissait d’expectative.
Attentif à ne pas le brusquer, doux de la voix et de geste, Victor s’adressa à Philémon.
— Et donc, vous me cherchiez ? Souhaiteriez-vous confier quelque chose… à propos d’hier ?
L’autre déglutit. Il contempla alors le sol, le souffle court. Chaque inspiration vint nourrir son courage.
— Cette fille… marmonna-t-il enfin. J’crois bien… J’crois que je la connaissais.
— Vous le croyez ou l’affirmez ?
— Hier, en la voyant flotter, j’ai eu comme un pressentiment. Ҫa m’a heurté : sa silhouette m’parassait familière. Ҫ’a duré une seconde, à peine. Et puis on l’a retournée. Son visage bouffi, tout tordu… Ҫa lui ressemblait pas. Plus je la regardais et moins je la reconnaissais. Je me suis convaincu qu’y avait juste une drôle de coïncidence.
— Mais le doute vous a convaincu de venir ici.
— Oui. Cette nuit, j’en ai pas dormi. Elle même venue m’hanter pour que la vérité éclate.
Empli de la plus extrême précaution, Edmond lui déposa le portrait entre les mains. Le papier froissa un peu, mais Philémon l’affronta sans faillir. Il s’appliqua à contempler chaque trait, chaque bouffisure.
— Regarder bien. Ce n’est pas facile, convint Edmond. Imaginez là moins gonflée. Un détail vous aidera peut-être ? Sur son croquis, le légiste a indiqué trois grains de beauté au coin de la mâchoire, juste sous l’oreille.
Philémon glapit. Aucune parole ne vibra plus de désespoir et de soulagement mêlés que celle-ci :
— Oh ! Alors mes cauchemars disaient vrai. C’est vrai. C'est elle !
— Son nom ?
— Renata.
— Renata comment ?
— Je ne sais pas.
— D’où la connaissez-vous ?
— C’est que…
La concision de son propos témoignait d’une certaine gêne. Maintenant ses craintes avérées, Philémon rougissait de justifier ses liens avec la victime. Il se dandina sur sa chaise. Victor devina vite l’origine de son trouble.
— Était-ce une prostituée ?
— Il m’arrive… de temps à autres… pas souvent… de fréquenter le Fantasmagoria. Renata y travaillait. J’lai prise une fois ou deux seulement, mais parfois, elle tenait le bar et on causait un peu. Pas beaucoup.
— Le Fantasmagoria ? releva l’aîné.
Évidemment – ce genre de lupanar devait bien lui être inconnu, à son âge ! L’endroit se rappela cependant à la mémoire de Victor. Non pas qu’il en fût familier… Soie l’aurait tué ! Mais il longeait parfois sa façade pourpre, et son regard dérivait à l’occasion vers les lascives silhouettes qui s’y mouvaient. On dansait, on buvait ; plus tard, on s’y noyait de plaisirs.
Le jeune homme attrapa le plan. De hâte, il en déchira la pliure.
— Voilà, indiqua-t-il à Edmond. Le Fantasmagoria se trouve ici, une centaine de mètres en amont du canal.
— Ҫa correspond.
Ils se mesurèrent du regard. Chacun constata chez l’autre la même flamme avide qui y brûlait. Résolus, synchrones, ils toisèrent alors Philémon.
— À quelle heure ouvre le Fantasmagoria ?
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