62e Bougie : La cérémonie (Partie 2)
Le capitaine Virro sentit sa tête tourner presque immédiatement. Il fit quelques pas chancelants en arrière, sous l'expression faussement inquiète de son bourreau. Où se trouvait son second ?
– Nick !
L'appeler lui demanda toute son énergie. Le lieutenant Parnas arriva dans son champ de vision au moment où le « comptable », un rictus sardonique, lui insérait une seconde aiguille dans sa peau. Il se sentit partir dans un cri intérieur plein de rage.
– Alex ! Alex, tu m'entends ? Merde... Excusez-moi, je l'emmène à l'infirmerie !
– Faites, faites, pauvre homme ! balbutia avec brio mister K.
Un agent de sécurité qui passait par là et spectateur de la scène, accourra pour venir aider Nick à porter son supérieur vers la tente de secours. Un adversaire imprévu vaincu en moins de trois secondes, un bon ratio. Comment avait-il réussi à le surprendre ? L'homme devait bien l'avouer, il avait fait une erreur. Il considérait ce militaire comme un pion du décor et s'était laissé attraper. Il nota sa maladresse dans un coin de sa mémoire et décida de reprendre sa mission initiale.
Tuer les proches de Messiah en plein jour et durant la cérémonie funèbre de cette dernière lui valait un bon pécule en compensation. Mais c'était le défi qui l'avait amené à accepter. Il avait donc commencé par imaginer un tir dans la tête pour chacun, avant de devoir mettre l'idée de côté. Aucun toit ne serait accessible ce jour-là et la première balle partie, les autres auraient été impossibles à lancer. Non, il fallait plus de finesse et de créativité.
Voilà pourquoi il était comptable. Souvent, une liasse de billets réglait tout. Ici encore, cette idée lui avait servi. Il s'était occupé du financement d'une grosse partie de cette fichue cérémonie. Le choix des fleurs, des fournisseurs des organisations qui pouvaient tenir un stand... Une belle œuvre caritative...
Un sourire sarcastique éclaira son visage une seconde. La naïveté des gens le fascinait toujours autant... Son regard avisa les caisses de bougies dans le camion non loin et ses mains habiles en récupérèrent plusieurs, tandis que toute l'attention de la foule se concentrait sur l'homme qu'il venait d'envoyer à l'infirmerie. Une fois son chapardage terminé, il prit la direction du chef de la sécurité de cette petite dinde refroidie... Peuh ! Prétendre être un messie et finir morte pour un simple tremblement de terre ! Encore heureux qu'elle n'eût pas été obligée d'arrêter un météore, sinon la Terre aurait été fichue !
Mais bientôt, elle dévoilerait ses vilains petits secrets d'imposteur ! Il ricana intérieurement non sans étudier l'expression qu'il allait devoir afficher face à ces agents de sécurité. La tristesse, la douleur, la culpabilité, il allait sortir le grand jeu. Mais son plan génialissime méritait bien quelques sacrifices... Ses doigts s'amusèrent un peu avec les bougies qu'il portait avec ferveur. D'adorables petites choses blanches, innocentes, pures... Et mortelles. Comment serait-il possible de suspecter le pauvre homme qui, malgré la commande à ce fournisseur, allait perdre toute sa famille dans cette tragédie ? Un plan parfait.
Tout à ses pensées, il ne remarqua pas un œil sombre le détailler avec attention...
Tous les prêtres déambulaient sur l'estrade, qui pour répandre l'encens, qui pour réciter un passage de son livre sacré, qui pour chanter lorsque la voix au micro se taisait. La foule tout autour priait en chœur, chacun à son rythme, avec l'homme de sa religion. La ferveur sur la place était presque palpable. Tous les regards fixés au même endroit rendaient la surveillance des lieux bien plus simple. Même les agents de la sécurité baissaient un peu leur garde par moment, comme muent par une volonté de respecter les minutes de silence à chaque roulement entre les litanies.
Kiryu sentit l'arrivée de Sam derrière lui sans avoir besoin de le voir. L'irlandais savait d'ailleurs qu'il n'avait pas à s'annoncer et posa une main dans son dos avec bienveillance, avant de le rejoindre du bon côté de la barrière.
Son attitude et ses gestes furent remarqués par Mike, d'abord surpris par une ombre dans son champ de vision, avant de se détendre lorsqu'il reconnut son vieil ami. D'un serrement de cœur, il nota également le regard complice et l'entente manifeste de ces deux-là. Il se sentit soudain bêtement envieux. Et seul. Terriblement seul... L'œil noir du japonais ramena vite son attention sur la foule autour de lui et ses responsabilités. Pour une raison qu'il ne s'expliquait guère, il craignait l'éventuel commentaire de Kiryu... Et cette constatation l'ébranla un peu plus.
De son côté, l'autre s'amusa intérieurement d'avoir un tel ascendant sur son chef, alors qu'il en avait dit et fait si peu. Il fallait croire que ce pauvre « petit » avait été le plus affecté par cette mort. Pour lui, la seule présence de Sam le rassurait et lui évitait de prendre de mauvaises décisions. Il n'osait s'imaginer le perdre. Comment réagirait-il ? Mal, sans aucun doute. Il lui faudrait travailler sur cette éventualité. Pour la sécurité de tous.
– Nanika (quelque chose) ? chuchota Sam.
– Hai. Keikai shite (oui, reste sur tes gardes).
Mike ne parlait pas japonais et supposa qu'ils avaient une conversation privée. Il fit mine de les ignorer et les deux hommes continuèrent quelques secondes de plus. Finalement, le silence revint entre eux et Kiryu reprit son examen attentif des lieux et de la foule.
Son regard sombre finit par être attiré par une silhouette élancée qui se rapprochait justement d'eux. Il reconnut sans peine le chef comptable engagé pour l'entreprise de Messiah, le visage tordu dans une expression complexe de tristesse. Le nouveau venu ignora le couple pour mieux s'adresser à Mike, assez surpris par cette entrevue inattendue.
– Pardon de vous déranger, messieurs. Ce ne sera pas long... Je tenais à vous offrir ces bougies, car... Après tout... Enfin... Nous partageons la même douleur, n'est-ce pas ?
Le chef Wilkes le remercia avec une certaine émotion et Kiryu se demanda une seconde s'ils n'allaient pas tomber dans les bras l'un de l'autre, tant ils pleuraient tous les deux. Dans l'ombre, Sam glissa une main sous la veste de son compagnon qui toussa, ce qui l'interrompit net. Le message était passé. De son côté, Vladimir Kunzthaler distribua ses bougies, grimaça quelques moues douloureuses avant de s'éloigner vers d'autres agents qui réagirent à peu de chose près comme Mike. Ce dernier, justement, se tournait vers ses camarades, la larme encore à l'œil.
– Quel brave homme !
Sam l'ignora pour regarder Kiryu avec intensité. Lui fixait sa bougie en silence. Ses iris noirs détaillaient l'objet tandis que son esprit réfléchissait à toute allure. Existait-il un objet plus innocent que celui-là ? Il lui fallut un moment pour comprendre... Et pour la première fois depuis des années, il se sentit pâlir.
– Sam, kaze.
Son compagnon approuva d'un signe d'habitué, sortit un appareil de sa propre veste qu'il brandit en l'air avant de le ramener vers lui un peu plus tard. Entre temps, son autre main allumait son portable sur lequel il pianota. Lorsqu'il termina de compulser les informations, il reporta son attention sur Kiryu, grave.
– Pas de vent.
Sans leur laisser le temps de réagir, il récupéra leurs bougies d'autorité avant d'ouvrir sa valise en cuir brun d'un geste brusque. Curieux, Mike passa une tête au-dessus de son épaule, s'attendant à voir apparaître son fusil et son silencieux habituels. Mais, contre toute attente, il se retrouva devant un ensemble du parfait petit chimiste. À chaque seconde qui défilait, sa consternation devint de la peur : Kiryu enfila des gants, manipula les bougies à l'abri des regards, coupa un bout de mèche et prit de la cire avant de les placer dans des tubes fermés. D'un œil paniqué vers Sam, il rechercha du soutien, mais son vieil ami le fixait en silence, un doigt sur ses lèvres. Qui avait-il donc engagé, déjà ?
– Je... J'aimerais bien comprendre...
Son marmonnement sortit malgré lui et il eut la sensation juste après de se retrouver petit garçon devant ses parents qui parlaient de trucs de grandes personnes.
– Va falloir nous croire sur parole, Mike, mais il semble qu'il y ait un problème avec les bougies, c'est ça, 'Ryu ?
– Oui. Pas qu'avec elles. Sam.
Avec précision et efficacité, Kiryu rangeait tout le matériel qu'il venait d'utiliser en vitesse puis ouvrit le fond plat de la valise où un véritable arsenal miniature ambulant émergea une seconde à la vue de ses deux collègues. Mike déglutit de malaise avant de se retrouver, une seconde plus tard, seul avec Sam. Les deux se fixèrent sans rien dire alors qu'un chant d'Action de grâce débutait sur l'estrade. Les prêtres en appelaient à la paix et à l'amour malgré l'absence de Messiah ce qui ne fit qu'accentuer le décalage avec leur situation présente.
– Tu m'expliques, Sam ?
– Il vaudrait mieux s'occuper de rapatrier toutes les bougies, Mike. Si j'ai bien compris les manipulations de Kiryu, elles contiennent de l'acide sulfurique...
Cette fois, ce fut au tour de Mike de pâlir avant de porter son attention sur la foule conséquente devant eux :la majorité tenait entre ses mains l'une de ces bougies.
– D'ici une heure, tout le monde va allumer la sienne, balbutia sa voix caverneuse.
Les deux hommes échangèrent un dernier regard avant de filer chacun de leur côté prévenir leurs collègues et mettre en place la récupération des bougies mortelles.
Sa mission lui insufflait assez d'adrénaline pour tenir des heures. L'absence de Sam à ses côtés ou d'un quelconque collègue de ces deux dernières années l'aidait à retrouver ses anciennes habitudes qu'il s'était juré d'oublier. Il brisait sa promesse pour la première fois en dix ans. Mais celle qui gisait sur son lit de mort, au milieu de cette place, lui chuchotait qu'il serait pardonné. En attendant, il devait l'arrêter...
Ses grandes enjambées rythmées tempéraient sa respiration. Peu à peu, il cloisonnait ses pensées du monde extérieur pour ne plus rien sentir d'autre que la terre et le ciel. Son visage durci se transformait à son tour en un masque de rigidité tandis que l'éclat de ses yeux prenait cette intensité métallique de celui qui a déjà créé un bain de sang. Son pouls accéléré se régularisa sur un tempo qu'il connaissait que trop bien. Ses oreilles se refermèrent pour ne s'ouvrirent que sur les indices qui pourraient le mener à sa cible. Ses iris scrutèrent chaque détail. Son nez se focalisa sur les odeurs inhabituelles. La traque commença.
Son maître ne cessait jamais de répéter qu'un loup reconnaissait toujours un autre loup, mais qu'un véritable expert devait pouvoir dissimuler ses traces et sa présence. Qu'en tant qu'humain, il avait cet ascendant sur les prédateurs qu'il pouvait réfléchir à mille et une façons de passer inaperçu. Et le jour où vous aviez le malheur de réaliser votre erreur, vous étiez fini.
Pour maître G, l'Ordre n'admettait pas les vulgaires prédateurs en son sein.
Kiryu laissa ses pensées défiler. Celui qu'il traquait employait les méthodes de l'Ordre, mais lâchait derrière lui une traînée si perceptible qu'il invitait à sa propre mort. Comme si l'expert appelait à lui toutes les créatures des environs afin de mesurer sa force contre elles.
Pathétique. Orgueilleux. Mortel.
Son adversaire lui ressemblait. Mais au Kiryu du passé. À celui qu'il avait été, bien avant. À celui qui serait resté dans l'ombre s'il n'avait pas pris certaines décisions. À celui qui n'était pas tombé amoureux. À celui qui n'avait pas rencontré Sam.
Le japonais repéra sa cible se faufiler entre des camions remplis de bougies. De ces choses moulées sans doute exprès pour aujourd'hui, afin de tuer. Massacrer la place entière, même des innocents. Tellement d'innocents...
Kiryu avait changé, mais il demeurait un chasseur. Un chasseur qui huma la panique engluer sa proie.
Leurs regards se croisèrent pour la première fois.
Mister K sentit la peur se mêler à sa joie et son adrénaline. Aurait-il enfin trouvé son Alpha ? Aurait-il réussi ? Un sourire lent et tordu éclaira son visage une seconde. Il ne bougeait plus, attendant que l'autre soit à portée de voix. L'instant lui parut irréel, magique.
– Tu m'as découvert ? Je vais pouvoir te tuer ! mister K rayonnait d'un délire malsain.
Kiryu se rapprocha encore un peu. L'une de ses mains laissa une lame poindre dans le creux de sa paume. Ses yeux noirs ancrés dans ceux de sa cible, il ouvrit la bouche pour énoncer l'ancienne formule antique de l'Ordre :
– Pra -saap en a décidé.
L'expression du comptable se décomposa. Seule sa voix blanche répliqua, tandis qu'il enregistrait la nature exacte de son opposant :
– Enduku ne connaît qu'une loi.
Publié le 31/01/19
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