61e Bougie : La cérémonie (Partie 1)
Le bruit du moteur s'arrêta en souplesse, comme il se devait d'une berline haut de gamme. Rien à voir avec les voitures de série ou les vieux tacots ; du pur luxe. Tenir ce volant en cuir entre ses doigts, son rêve depuis des années, paraissait pourtant bien terni par la journée. Le ciel gris au plafond bas menaçait de lourdes gouttes de pluie. La foule de plus en plus grande se pressait de partout vers le nouveau centre du monde, en ce jour. Et Messiah. Morte. Allongée sur ce lit trop blanc de roses, pâle au visage figé.
Les mains de Kiryu se relâchèrent soudain et il sortit de l'habitacle d'un élan subi. Le besoin de bouger, d'arrêter de réfléchir, de ne plus penser à rien... Du coin de l'œil, il remarqua Mike, en retrait, qui fixait la dépouille de la jeune fille avec cette expression dans le regard qui expliquait tout : son cœur vomissait du sang dans un silence mortel. Wilkes risquait de faire une connerie incessamment sous peu.
Soudain lui-même calmé, il s'en alla récupérer une grande valise plate en cuir dans le coffre, avant de se diriger vers son supérieur. Le grand baraqué, malgré sa taille, parvenait à remarquer une puce sauter sur un chat, en temps normal. Aujourd'hui, il paraissait surtout prêt à fermer les yeux définitivement.
– Ts.
Le chauffeur venait de se poser aux côtés de Mike et sortit une barre énergétique de sa veste. Il en proposa un morceau à Wilkes, comme il l'aurait fait avec son compagnon, par automatisme. Son chef récupéra le morceau de nourriture et le plaça dans sa bouche, non sans le fixer de ses grands yeux sombres, vides.
– Focus.
Kiryu engloutit à son tour son morceau et le mâchonna non sans surveiller la place surchargée de personnes d'un œil affûté. Mike approuva mollement avant de faire de même, non sans se demander pourquoi ce type étrange et taciturne décidait soudain de venir à ses côtés. Mais son esprit, englué dans sa douleur, écarta vite la question pour revenir à sa peine.
Le japonais soupira et flanqua un coup de coude vigoureux dans les cotes de son supérieur, qui en toussa de surprise et de douleur.
– Non, mais qu'est-ce que...
– Focus, j'ai dit, le coupa l'autre.
Cette fois, Mike sentit de la colère affleurer et se laissa dominer par elle, trop heureux de ne plus pleurer en silence.
– De quel droit...
Une fois encore, son subordonné l'empêcha de terminer sa phrase et pointa une lame sur son ventre. Dissimulée dans sa manche de veste, il l'avait sortie comme il l'aurait fait d'une friandise à manger, avec naturel.
– Vous êtes en service... chef. Ayez l'obligeance de faire votre job ! Et si vous préférez vous effondrer comme une petite vieille, laissez au moins les rênes à quelqu'un qui a encore la tête sur les épaules. Wakarimasu ka ?
Encore une fois, Kiryu le surprenait au moment où il s'y attendait le moins. Ce type parlait tellement rarement qu'on s'étonnait à chaque fois qu'il alignait plus de trois mots. Cette fois encore, Mike sentit comme un déluge d'eau glacé venir l'engloutir tout entier, de quoi le réveiller parfaitement de sa torpeur. Il songeait à répondre lorsqu'il vit le stylet de son interlocuteur disparaître à nouveau dans sa manche. Le japonais relâcha juste après son col de chemise, même s'il n'avait pas conscience jusque là d'être maintenu par lui et s'écarta de nouveau. Cet individu mystérieux reprit son air imperturbable, adossé au camion de surveillance comme si tout était parfaitement normal.
Une pensée soudaine terrassa le chef de la sécurité. Il avait embauché ce Kiryu sur recommandation de Sam, qu'il connaissait depuis l'école secondaire. D'après son ami, il s'agissait d'un tireur d'élite hors pair, ce qu'il avait déjà prouvé. Mais ses origines s'arrêtaient là, puisqu'il faisait confiance à Sam... Lui aurait-il fait trop confiance ?
– Kiryu, vous... Vous...
– Focus.
Mike approuva d'un signe de tête. Il aurait bien le temps de lui demander plus tard, après tout...
La place de la Concorde, noire de monde, grouillait de vie. Tous ces imbéciles venaient pour espérer l'apercevoir, elle. Vladimir Kunzthaler en était malade d'avoir été trainé jusqu'ici par sa femme avec leurs enfants. Son fils aîné, toujours turbulent malgré sa médicamentation rigoureuse, ne cessait pas une seconde de s'agiter au bras de sa mère, tandis que sa fille, d'un calme à faire pâlir une statue, demeurait pensive, sa menotte dans la sienne.
– Maman, pipi ! Pipi ! gémissait son crétin d'enfant depuis cinq bonnes minutes.
Comment se débarrasser de sa famille assez longtemps, afin d'effectuer sa mission ?
– Chéri ? Je vais chercher des toilettes publiques avec lui, allez donc acheter des bougies, de votre côté !
Sa femme, parfaite femme active, qui aime tous les gosses, faire des repas et nettoyer leur foyer par beau temps, souriait comme une idiote. Pour elle, son paradis se voyait dans les yeux de ses enfants, s'en occuper revenait à fabriquer l'Eden et même les entendre crier se transformait en symphonie sacrée du ciel. Oui... Quelle idée d'épouser une femme pieuse, aussi... Mais quelle parfaite couverture pour ses bonnes œuvres, la religion ! Officiellement converti par elle, non sans d'innombrables heures de catéchisme qui avait risqué quelques vies paroissiales tant il s'ennuyait, il devenait le parfait petit mari.
– Bougie, déclara solennellement sa fille.
De sa main libre, elle désignait une vieille tente blanche de marché en plein air où s'alignait un tas de cônes de cire blanche. Il grimaça à l'idée d'attendre son tour comme un imbécile, en plein contrat. Il se pencha afin d'être à la hauteur de regard de la fillette et fit son sourire de père aussi persuasif que possible.
– Maman a oublié de me laisser de la monnaie. Va donc voir celle que tu voudrais acheter, je vais chercher de l'argent à la voiture, d'accord, chérie ?
Obéissante et gentille, elle hocha la tête avant de s'éloigner vers le stand, tout heureuse à cette promesse. Il regrettait par moment de n'avoir pas eu un enfant aussi intelligent que lui... Même si, en l'occurrence, leurs bêtises respectives lui servaient quotidiennement. Cette fois, son idiote de gamine allait demeurer face aux bougies tant qu'il ne reviendrait pas... ou qu'une tierce personne vînt l'emmener ailleurs. Il haussa les épaules. S'il lui arrivait du mal, sa femme en serait dévastée, mais pas lui. Depuis longtemps, il savait qu'il fallait parfois des dégâts collatéraux à certaines missions.
Un sourire ironique face à la bêtise humaine plus tard, il se dissimulait tranquillement entre un stand et le camion rempli de cartons à bougies. Le monde, toujours plus intense, empêchait le vendeur de remarquer sa présence. Son regard observa alors l'estrade d'où provenait les premiers chants, le premier rang d'officiels, où ce « Austère » tenait une femme entre ses bras, avant de s'éloigner peu à peu vers l'arrière. Tirer sur un type en fauteuil roulant, ce n'était bon que pour un abruti ! Pourquoi devait-il s'en occuper lui-même ?
D'après son commanditaire, mieux valait réduire à néant tous ses proches, afin de récupérer le corps plus facilement, pour autopsie. Quelle plaie ! Pourquoi lui ? Pourquoi ? Ah oui, car « vous êtes le meilleur et il ne faut aucun témoin ! », la bonne blague. En pleine place publique, durant une cérémonie, entouré par plusieurs milliers de personnes... Il en avait de bonnes...
Ses yeux, habitués à trouver rapidement ses cibles, repérèrent enfin le responsable de la sécurité : grand, la peau sombre, une oreillette d'un côté, le regard vide dirigé vers la cérémonie.
Monsieur K remarqua bien l'Asiatique qui se tenait à côté du premier, mais n'y prêta aucune attention. Il ne représentait que du menu fretin, rien de bien compliqué. Une seule question demeurait en suspens, encore : comment allait-il tous les éliminer sans attirer l'attention ?
Que faire ?
Le capitaine Virro faisait sa ronde, comme toute son escouade. Il faisait partie des rares personnes armées sur la place, prêt à tout et n'importe quoi. Son équipe et celle des services publics avaient reçu des consignes sévères. À croire qu'il allait se dérouler un autre attentat et que toutes les hautes instances le savaient déjà ! Quelle idée !
– Nick, quelque chose à signaler ? demanda-t-il dans son oreillette.
Son second travaillait pour lui. Il croyait encore que la jeune Messiah venait de l'espace, mais au moins obéissait-il sans rechigner à son supérieur. Depuis le temps qu'ils se connaissaient, de toute manière, travailler ensemble restait le meilleur choix. Et Nick savait bien que lorsqu'Alex avait une idée en tête...
« R.A.S. je m'emmerde, chef. »
Ah. Il devait se trouver non loin d'un ou plusieurs hommes des forces officielles, pour lui sortir du « chef ». Quant au reste...
– T'es encore tombé sur un raseur ?
« Affirmatif. »
Le capitaine Virro gloussa tout seul le plus silencieusement possible. Son lieutenant avait vraiment la poisse, pour attirer les types bizarres. Sans doute pour cela qu'il prenait Messiah pour une alienne, d'ailleurs. Cela n'avait sans doute rien à voir avec son intérêt certain pour l'espace, sa collection de films de science-fiction chez lui, ni ses peluches de wookies qui encombraient son lit. Bien sûr que non...
Après avoir jeté un œil aux différents camions de télévision venus spécialement pour l'occasion, il prit la direction des stands de bougies. Jamais encore il n'avait vu autant de ces trucs allumés en même temps en si peu de temps : le tremblement de terre, les prières afin que Messiah s'en sorte et maintenant, sa cérémonie funèbre...
Son regard chagriné se porta vers l'estrade centrale, où plusieurs prêtres de religions très diverses entonnaient à tour de rôle des chants traditionnels. Étrange office que voilà, qui mêlait une bonne dizaine de clergés différents. Une preuve d'œcuménisme encore jamais vu... Grâce à la mort d'une seule personne...
« Chef ? Vous avez besoin de moi ? » le relança Nick d'une voix très — trop ? – sérieuse.
– Je n'ai rien dit, resquilleur !
Même sans être à ses côtés, il l'entendit pester. Il souriait encore lorsqu'il remarqua l'attitude très interlope d'un badaud en costume gris. Il ne regardait ni les bougies, ni la cérémonie, ni les personnes ayant eu la chance d'obtenir une place assise devant ; non. Il fixait un point vers l'extérieur de la place, non loin de là. Alex suivit son regard et ne remarqua rien dans cette zone qui méritât autant d'intention honnête. Et puis... Il connaissait cet homme. Sa tête lui rappelait quelqu'un...
– Finalement, Nick, j'ai besoin de toi.
« J'arriiiiiiive ! » clama son second, ivre de joie, sur toutes les modulations possibles de sa voix.
Pour ne pas éveiller les soupçons, il fit mine de rester planté là comme si la zone lui avait été attribuée. Il regardait partout, comme un homme qui s'ennuyait beaucoup et ne désirait qu'une chose : rentrer chez lui. Bref, il essayait de se fondre dans le décor, malgré le gros calibre qu'il tenait fermement entre ses mains. Fort heureusement, son lieutenant arriva moins de cinq minutes plus tard, essoufflé, mais plus joyeux qu'un pinson. Peut-être un peu trop, pour un enterrement officiel...
– Tu m'as demandé, j'suis là ! Alors ! Qué passa ?
– Reste avec moi, j'ai l'impression d'oublier des trucs, j'vois la vie en gris et j'trouve ça bizarre...
Ils se connaissaient bien. Nick décrypta son expression et ses paroles en moins d'une seconde avant de lui répondre d'un clin d'œil et de se positionner à ses côtés, l'air d'un abruti qui prenait du service. Là, il répliqua à son supérieur, non sans chercher un individu suspect habillé en gris qui pouvait paraître louche...
– Normal, j'étais pas là ! Tu vas voir, j'vais résoudre touuuut tes problèmes !
Le double sens de cette conversation échapperait à n'importe qui. Pas à eux. Le lieutenant Parnas remarqua bien vite celui qui avait alerté les sens de son capitaine.
– Bha c'est l'comptable, nan ? Con't'as'l'heure, un truc du genre... On s'moquait d'lui avec les potos...
– Ah... J'suis trop sur les dents... P't'être à cause du discours super pas inquiétant du type présidentiel, là...
– Ouais. Le pauvre homme doit pleurer son gagne-pain, là, soit un peu compréhensif, merde ! plaisanta Nick.
– T'es con.
Il délaissa son idiot de second et se rapprocha de l'homme ostensiblement. Malgré les blagues de Nick, il continuait de le trouver bizarre. La situation ? Ou le fait que ce type ne paraissait pas du tout triste, bien au contraire ?
Lorsqu'il posa sa main sur son épaule, afin de lui signifier sa présence, le comptable se tourna d'un bloc vers lui, comme surpris dans ses pensées. Alex perçut son regard froid et meurtrier une brève seconde avant d'avoir la sensation qu'un masque d'apparat prenait sa place sur le visage rond et faussement affable de son interlocuteur.
Un frisson glacé lui parcourut aussitôt l'échine.
– Pardon, je n'ai pas le temps, je cherche ma fille, monsieur le militaire, elle a disparu...
Mensonge.
La main du comptable attrapa fermement la sienne et Alex sentit une aiguille lui percer la peau.
Danger.
Publié le 23/01/19
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