5e Bougie : La plus longue des nuits...
Un long silence s'imposa entre elles. Juliette venait de révéler à Lola les résultats de ses examens médicaux de la semaine passée. Sa fille se sentit impuissante, perdue et terrorisée.
Tous ses ennuis ne valaient plus rien, à présent. Ses bras entourèrent les épaules de sa mère et les deux femmes s'étreignirent sans un mot durant plusieurs minutes chargées d'émotions.
– Dis-moi ce qui te ferait plaisir, proposa la jeune fille qui retenait ses larmes.
– Passe le BAC, chérie, et poursuis tes rêves. Je désire juste que tu sois heureuse...
Leurs mains se crispèrent l'une sur l'autre, tandis que leurs respirations courtes trahissaient leurs sentiments.
Novembre défilait avec lenteur. Lola se laissait porter par les jours comme une bouteille à la mer secouée par les flots capricieux. Son attitude détachée de la réalité, son air amorphe et ses pensées diffuses n'échappèrent pas à l'agent Oster. Il veillait toujours sur elle, de plus en plus inquiet pour sa santé. Depuis qu'elle savait pour sa mère, Lola ressemblait presque à un zombi de série télé. Il l'avait déjà surprise plusieurs fois, la nuit, à parler face à la photographie de son père. Curieux, il s'était donc renseigné, pour tomber sur un dossier vide : Yann Becquerel avait disparu peu après avoir signé son testament, fin de l'histoire.
Un adulte qui s'en allait du jour au lendemain, cela ne représentait pas un facteur si rare, mais qu'une personnalité telle que lui l'ait fait, malgré sa famille, laissait Sébastien dubitatif. Les femmes Becquerel avaient enterré un cercueil vide, mais tout dans leurs attitudes dévoilait qu'elles le pensaient encore en vie, quelque part. Il avait bien essayé d'en savoir davantage, mais aucune des deux ne répondait à ses questions. Elles fuyaient le sujet aussi sûrement que des réfugiés la guerre.
Lola traversa le salon pour se diriger vers la cuisine de son pas lent habituel en ce début de journée. Sébastien l'examina attentivement comme tous les jours depuis plus d'un mois et considéra qu'il serait peut-être temps de la secouer. D'un froncement de sourcil décidé, il se releva du canapé pour la suivre jusqu'au plan de travail où elle faisait chauffer son eau, pour le thé. Il croisa les bras au milieu du chemin, bien campé pour l'empêcher de s'enfuir, et entama les hostilités :
– Que vous refusiez de me parler de votre père, passe encore, mais il va falloir que vous m'expliquiez votre attitude. Vous êtes déjà résignée à perdre aussi votre mère ou je m'trompe ?
Il s'attendait à se faire massacrer du regard, il n'en fut rien. La main tremblante de la jeune fille retira la bouilloire de son support afin de verser l'eau chaude dans sa tasse, puis de la reposer en douceur. Les yeux perdus dans le vague, Lola répondit d'une voix détachée et atone.
– Nous sommes tous voués à mourir, non ? Que puis-je y faire ?
Statufié sur place, il se laissa pousser sur le côté par un bras glacé, tandis qu'elle s'en allait s'asseoir à la table de cuisine, une tartine beurrée dans la main. D'une nature plutôt têtue, Sébastien la rejoignit en deux enjambées et frappa le support en bois du plat de sa paume. La dernière fois, il avait réussi à lui remettre les idées d'aplomb, ainsi !
– Votre mère est toujours en vie ! Profitez donc de sa présence ! Et...
– Et QUOI, hurla-t-elle soudainement.
L'homme se recula un peu sous l'effet de la surprise. Il essayait de la faire réagir, pas de la transformer en furie, surtout qu'il ne comprenait pas son attitude... Il se força à se composer un visage calme et mesuré, avant de répondre de sa voix ferme.
– Vous possédez un pouvoir en vous. Que vous le vouliez ou non, il dort, là, quelque part.
– Car vous pensez naïvement qu'arrêter un objet dans les airs pourrait m'aider à sauver maman ? Sérieusement ?
Lola serrait ses petits poings sur la table, comme pour se retenir de les lui envoyer en pleine figure. Il prit la chaise à côté pour s'y asseoir. Ses mains vinrent naturellement capturer les doigts frigorifiés de la jeune fille pour la forcer à le regarder dans les yeux ; elle pleurait, nerveuse.
– Vous croyez que votre pouvoir se résume à cela ? N'est-ce pas plutôt l'une de ses manifestations ? Durant l'attentat et face à moi, c'est votre peur qui a parlé... mais si vous laissiez s'exprimer votre cœur, que pensez-vous qu'il adviendrait ?
– Je... Je ne sais... pas, articula-t-elle avec difficulté, à cause des hoquets.
– Battez-vous, Lola. Ne laissez pas tomber votre mère, sous prétexte que la vie est trop courte, que vous avez déjà perdu l'un de vos parents ou que vous vous sentez inutile. Mon père prétendait régulièrement que les événements qui nous arrivent ne surgissent pas dans nos vies par hasard, qu'il ne s'agissait que du destin...
– Le destin, répéta Lola, les yeux grands ouverts sous la surprise.
Sébastien continuait de parler, mais elle ne l'écoutait plus. Il venait d'avancer le seul argument capable de faire mouche. Une pensée éphémère secoua son esprit tiraillé entre passé et présent, réalité et pouvoir, haine et amour... Le Destin ! Une voix résonna une fois encore dans sa tête : elle pouvait choisir de s'en défaire ! Elle pouvait le tordre à sa volonté.
Elle pourrait sauver sa mère.
« Bonjour, j'ai dix-huit ans, un pouvoir fabuleux capable de faire plier le Destin, je compte soigner ma mère de son cancer, vous permettez ? »
Un bruit de gorge plus tard, Lola pénétrait dans l'hôpital, tout en ravalant ses pensées ridicules. Comme tous les dimanches depuis novembre, elle venait passer un peu de temps avec sa mère. Et si, au début, les paroles de cet Oster-à-la-noix lui avaient redonné courage, Noël était arrivé sans apporter la moindre réponse. Adieu, les espoirs de cure miracle ou des deus ex machina, en l'honneur de la naissance d'un type mort depuis plus de deux mille ans.
– Maman ? Je suis là !
En moins d'un mois, Juliette Becquerel ne ressemblait plus à la brillante femme d'affaires qu'elle avait incarnée avec brio. Ses magnifiques cheveux avaient été remplacés par un foulard bleu, son sourire chaleureux par un autre, plus terne, de personne désireuse de ne pas dévoiler sa douleur. Sa leucémie foudroyante avait eu raison de sa force et de sa joie de vivre. Pour Lola, qui connaissait sa mère comme une vraie guerrière des temps modernes, la voir alitée et faible entre ces draps blancs la troublait plus que de raison. Une haine viscérale la secouait encore par moment, tandis qu'à d'autres, elle pleurait toute seule des heures face à ce fichu « destin » !
– Oh ? Monsieur Oster ne t'accompagne pas aujourd'hui ?
Juliette pensait elle aussi que l'âme de son mari avait incité cet homme à protéger leur fille. Elle avait donc immédiatement accepté sa présence avec joie, encore plus lorsqu'elle avait reçu les résultats médicaux. Lola ne parvenait pas à supporter sa décision à ce propos. Pour elle, il restait un agent à la botte du gouvernement. Alors oui, il avait déjà fait beaucoup pour elles, mais la jeune fille ne réussissait pas à lui faire totalement confiance.
– Non. Je l'ai envoyé cueillir des fraises, histoire de l'occuper !
– Lola, gémit sa mère d'une voix bourrée de reproches.
– Oh, ça va ! Il est assez grand pour se défendre tout seul, tu sais ? Arrête de le protéger, ça m'agace !
Par soucis diplomatiques, la malade ne répliqua rien. En son for intérieur, elle possédait déjà sa petite idée quant à ces deux-là, mais préférait la garder pour elle. Et puis... Pour l'heure, elle désirait surtout parler avec sa fille en toute quiétude. La main pâle de Juliette se tendit vers celle de Lola qui l'attrapa en silence.
– Je suis désolée, ma chérie... Je t'offre un bien curieux Noël...
– Ne t'en fais pas, maman. L'important, c'est que l'on soit ensemble, comme papa l'aurait voulu.
Elles échangèrent un sourire de connivence. Lola entreprit ensuite de faire chauffer de l'eau avec la bouilloire qu'elle avait amenée de chez elles, afin de leur préparer un thé de saison, véritable cérémonie de la famille à l'occasion des fêtes de fin d'année. La mère et la fille discutèrent ensuite une bonne partie de l'après-midi, jusqu'à ce que Juliette, épuisée par cette longue visite, s'assoupît discrètement.
« ... mais si vous laissiez s'exprimer votre cœur, que pensez-vous qu'il adviendrait ? »
Lola secoua violemment la tête. Pourquoi les paroles de ce pot de glu lui revenaient en mémoire maintenant ? Un bref coup contre la porte fit pivoter son regard vers elle. Apparut un médecin âgé aux cheveux grisonnants. Il avisa avec la situation et se rapprocha d'elle.
– Vous êtes Lola Becquerel, sa fille ?
– Oui, c'est bien moi, docteur.
Il lui signifia discrètement de le suivre à l'extérieur. Elle lança un rapide coup d'œil à sa mère endormie, avant de sortir de la chambre, le cœur lourd. Ses pensées anticipaient trop bien l'annonce du médecin et ses larmes menaçaient de couler à tout moment. Pourtant, elle affronta le regard du praticien sans ciller.
– Je vois que vous vous doutez déjà de mes paroles, lâcha-t-il d'un soupir désolé.
– Oui, souffla Lola.
– Le dernier traitement n'a pas donné de résultat probant. Nous allons en essayer un autre, votre mère l'a accepté, mais...
L'homme sembla abattu. Et compte tenu des années de carrière qu'il paraissait compter, elle en conçut un choc d'autant plus grand. Si une personne qui en avait vu autant se trouvait résigné, comment pouvait-elle encore réagir ?
– La situation est désespérée, si je comprends bien, risqua la jeune fille.
– Toutes mes excuses, mademoiselle. Je sais qu'annoncer cela un jour comme aujourd'hui c'est...
La petite main de Lola se leva entre eux pour le stopper net. Elle n'en pouvait plus d'entendre le même refrain depuis son réveil ! Oui, nous étions le jour de Noël, oui, cela signifiait un moment important pour des millions de personnes, mais cela ne voulait rien dire pour tous les autres ! Et depuis sa dernière sortie avec son père, elle avait pleinement conscience qu'il s'agissait d'un jour comme d'un autre. Ni plus ni moins.
– Je retourne auprès de ma mère, merci d'être venu me parler, docteur.
Sans attendre de réponse de sa part, elle revint s'asseoir au chevet de la malade. Elle avait rangé ses affaires, avait éteint la lumière afin de l'aider à se reposer et se retrouvait là, en larmes, les poings serrés sur ses genoux.
« ... mais si vous laissiez s'exprimer votre cœur... »
– La ferme, Austère ! croassa-t-elle d'une voix enrouée.
Pourquoi les paroles de ce type n'arrêtaient-elles pas de tourner en boucle dans sa tête comme un écho incessant ? Elle porta une main à ses yeux rougis pour en chasser les larmes, sans succès. L'autre toujours serrée se tendit pour aller caresser le bras doux de sa mère. Lola pleura un long moment ainsi, incapable de s'arrêter.
– Je t'aime, maman... Ne m'abandonne pas, murmura-t-elle dans un souffle ténu.
Une sensation diffuse de fatigue l'accabla juste après ; la peur, l'angoisse, la peine, l'amour, sa vie... Tout se mélangeait dans son esprit et elle se sentit sombrer dans un profond sommeil malgré elle...
Le bruit caractéristique d'un moteur de voiture berça son réveil lent et cotonneux. Où se trouvait-elle ? Quel jour... ?
– Vous émergez enfin ? Tout va bien ?
Sébastien Oster. Encore lui. Lola laissa un long soupir sortir de sa poitrine comme pour répondre à ses questions. Sa réaction sembla faire rire cet idiot, ce qui l'agaça un peu plus.
– Votre mère m'a appelé. Vous dormiez tellement bien, qu'elle n'avait pas le cœur à vous réveiller... par chance, je trainais dans le hall de l'hôpital...
– Ô quelle coïncidence étonnante, grinça la jeune fille.
Ce sale arrogant se mit encore à rire face à sa remarque et elle se renfrogna sur son siège, bien décidée à lui faire la tête, pour ne pas changer. Mais cela ne sembla pas le déranger le moins du monde. Le trajet se termina dans un profond silence. La clef joua dans la serrure et le véhicule arrêta de vrombir. Avec l'envie furieuse de le planter là, Lola ouvrit sa portière afin de rentrer en avance dans l'appartement. Mais ses jambes venaient à peine de récupérer le poids de son corps, qu'elle sentit sa tête partir en arrière...
Une grande claque sur sa joue la réveilla avec brutalité. Penché au-dessus d'elle, le fier monsieur Oster semblait bien pâle et inquiet...
– Lola, vous m'entendez ?
– A... arrêtez... de... crier, articula-t-elle en douceur.
Elle vit sa mâchoire se serrer, ce qu'elle comprenait à présent comme une colère quelconque de cet homme vis-à-vis de quelqu'un ou d'une situation délicate. Non... Si elle commençait à décoder ses expressions faciales, elle était fichue ! Lola rêva une seconde qu'il disparaissait de sa vie et que cette dernière reprenait son cours normal : son père vivant, sa mère en bonne santé, elle qui se chamaillait avec eux...
– Lola, restez avec moi, bordel !
Ses paupières papillonnèrent. Elle n'avait même pas remarqué que Sébastien la portait jusqu'à l'appartement et la déposait sur le canapé du salon. Elle n'entendit pas non plus qu'il passait un appel vers un service d'urgence médical, de nouveau plongée dans un profond sommeil...
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