51e Bougie : Jusqu'à la déraison
L'entrepôt brûlait encore lorsque les trafiquants débarquèrent. Il n'en restait que des ruines calcinées et les reliquats de leur commerce sous forme de cendres. Celui qui paraissait être le responsable se mit à glapir de toutes ses forces vers ses pauvres subalternes toujours ébaubis de surprise. Tapis dans l'ombre d'un conteneur, les yeux verts de Sébastien luisaient de colère.
Il ne ressemblait plus à grand-chose, la peau sombre à cause du soleil, maculé de terre et les cheveux gras plaqués sur sa tête recouverte d'une vieille casquette trouée. Ses vêtements rapiécés, bons pour les ordures, parachevaient sa dégaine miteuse. Seul le couteau de chasse qu'il tenait fermement dans sa main gauche, repliée contre son visage, dénotait avec le reste de sa tenue. En pleine forêt, son camouflage aurait été parfait, mais pas sur des docks, même de ce côté mal famé de Fangchenggang.
De sa main libre, l'homme récupéra un téléphone portable jetable dans son pantalon déchiré et composa un numéro, un sourire malsain au bord des lèvres. Moins d'une seconde plus tard, c'est le cellulaire du supposé chef qui chantait un air à la mode. Le truand décrocha non sans grogner.
– Qui est à l'appareil ?
Silence. À présent, Oster soignait ses entrées en scène avec précision. Il avait appris, avec le temps, que rien n'était pire pour un chinois ordinaire que l'autre monde. Un sujet tabou à éviter et à ne surtout jamais montrer.
– Répondez !
Sa cible commençait à s'énerver. Il émit donc un râle très lent, rauque à souhait. Avec une certaine dose d'amusement pervers, il contempla son interlocuteur regarder à toute vitesse autour de lui, avant d'aller s'asseoir dans un coin, de plus en plus pâle à chaque seconde.
– Qui êtes-vous ? demanda le trafiquant avec une politesse incroyable.
Le poisson ferré, Sébastien prépara sa voix qu'il abaissa autant que possible.
– Où est-elle ? répliqua-t-il en détachant bien chaque mot.
– De qui parlez-vous ? s'étonna l'autre d'une voix bien trop aiguë pour être innocent.
Aucune réponse. Le chefaillon s'agita un peu sur son banc, non sans jeter par moment des regards inquiets vers ses hommes encore occupés à éteindre le reste de l'incendie. Ils devaient à tout prix se dépêcher avant l'arrivée d'éventuels pompiers...
– Où est-elle ?
La voix de Sébastien fut recouverte presque immédiatement par celle d'un homme de main qui courrait vers son supérieur, aussi décomposé que lui. Il lui tendait son téléphone, avec lequel il venait de prendre une photo : dessus, le symbole chinois de la mort s'affichait, visiblement inscrit avec un objet brûlant sur la tôle.
– C'est vous qui avez brûlé notre repaire ? croassa le responsable du groupe.
– Où est-elle ? répondit une dernière fois Sébastien, le ton de plus en plus menaçant.
Il laissa passer une minute, puis deux. Il observait toujours sa proie se débattre avec ses sentiments complexes, étouffer avec lenteur sous sa main, avant d'arrêter de se débattre et enfin admettre sa défaite. La même scène, immuable, à chaque fois.
– Nanning. Chez « Monsieur » Chang. Enfin... Elle y était, car aujourd'hui, je n'en ai aucune idée ! Elle se serait enfuie, d'après un informateur, je n'sais rien d'autre !
Oster raccrocha aussitôt de rage avant de s'en aller sans un bruit. Encore un qui ne savait rien. Une autre explosion inutile. Encore une filature pour le même résultat. Il sentit un souffle de désespoir frôler son cœur avant de l'en chasser à grand coup de pompe. Il n'avait pas le temps pour ça !
Deux semaines plus tôt, il avait infiltré le trafic de femmes, suivi leurs flux, escamoté plusieurs ventes et obtenu assez d'informations pour en déduire que le type qui avait enlevé Lola surplombait toute l'organisation. Oster l'aurait tué. Il avait donc atteint le repaire du « monsieur » Chang après quelques interrogatoires musclés.
Quelle ne fut donc pas sa surprise de découvrir une grande villa privée luxueuse aussi ravagée qu'après le passage d'un typhon, des gardes pour la majorité incapable de réagir et un chef d'organisation qui avait sombré dans la folie. Que ce « monsieur » Chang soit en réalité une femme n'était, somme toute, pas le plus étrange dans toute cette affaire.
Comme sa réputation l'avait précédé, il n'avait eu aucun mal à s'inviter, contempler le désastre, appeler la police avant de s'en aller peu après. Une fois encore, il passait pour une ombre dont le souvenir s'escamoterait avec le temps.
Il l'avait manqué de peu. Si peu, en vérité, qu'il sentait encore sa présence dans cette maison !
Où était Lola ?
Depuis lors, il la recherchait sans relâche, sans parvenir à la retrouver. Même la moindre rumeur lui aurait suffi ! Le plus petit indice, une miette à laquelle se raccrocher aurait mieux valu que ce silence absolu, ce vide intersidéral.
« Et si elle était morte ? » chuchota une voix fluette dans un coin de son esprit. « Comme maman. Comme papa... »
« Non ! Non ! Non ! Je refuse ! Cela ne peut pas ! Hors de question ! » répliquait sa conscience fatiguée.
À travers les rues mal éclairées, il continuait de déambuler, hagard, sa conscience presque effacée. Cette dernière piste qui venait de s'effilocher venait larguer les amarres de son esprit. Il s'effondra dans un tas d'ordures à peine une heure plus tard, sans même savoir où il se trouvait ou pourquoi il s'arrêtait là.
Rouge. Bleu. Vert. Des pointes de jaune. Et le noir ensuite. Qui grandissait, encore et encore. Dans ces ténèbres, le froid, la faim, la solitude...
« Fils ? Que fais-tu, là ? »
Cette voix rocailleuse, avec une trace de mélancolie, il la reconnaîtrait n'importe où ! Sa main se tendit vers le visage noyé dans la brume.
– Père ?
Un simple grognement lui répondit, comme si la question paraissait ridicule. Elle l'était. Il se laissa porter. Il avait de nouveau six ans. Sa mère riait au loin. Le bonheur emplissait sa maison. La chaleur l'entourait et il sombra avec le sourire...
« Fils, aide-moi. »
Encore cette voix. Son père rangeait la vieille malle de sa mère au grenier. Où était-elle partie, déjà ? Pourquoi grelottait-il, soudain ?
– Ma... man... ?
Pas de réponse. L'image s'évanouit. Il était de nouveau seul, dans le noir et il claquait des dents. Des doigts affectueux se posèrent sur son front et son père se tenait à nouveau devant lui, prêt à partir. Il portait l'uniforme des bénévoles et son sourire n'atteignait pas ses yeux.
« Fils, adieu. »
– Non ! hurla-t-il.
Sa main s'étendit vers lui, mais l'image s'éloigna sans même s'en occuper. Son père allait mourir s'il partait de la maison ! Il le savait !
– Ne pars pas...
L'image s'estompa, devint floue, disparut à nouveau. Il se sentit sangloter, persuadé qu'il venait de tuer son père. Son esprit se souvint alors que sa mère n'était plus. Ses parents s'aimaient tellement, que la perte de l'un avait conduit l'autre à faire les pires folies jusqu'au jour où ?
– Père... Mère...
Il ne voyait plus rien, sinon du noir. Des rires, au loin, surplombaient son esprit et l'empêchaient de sombrer totalement. Il avait parfois chaud, souvent froid. Un vide au centre de son esprit, qu'il était incapable de remplir, le plongeait dans une douleur mêlée d'hébétude.
– Lo... la...
Qui était cette femme qu'il appelait ? Son nom lui donnait le sentiment d'avoir retrouvé une part de lui-même, perdue depuis son enfance... Mais laquelle ?
La sensation d'une brûlure sur sa peau le fit bondir. Sa main happa le poignet du vieil homme penché sur lui et ses yeux fous scrutèrent la petite pièce désuète où il se trouvait. Avec surprise, son hôte de s'offusqua ni de sa réaction ni de son attitude ; il le fixait de ses yeux noirs avec calme. Ils restèrent un long moment ainsi, le patient debout sur la paillasse et son médecin improvisé immobile à attendre sa prochaine réaction.
Où ? Qui ? Pourquoi ? Tant de vides impossibles à combler. Il avait perdu quelqu'un... Ou bien quelque chose... Ou encore les deux. Un objet sur la table basse à côté de sa couche attira son attention : un couteau de chasse dans une gaine noire. Son arme. L'amnésique relâcha le vieillard et récupéra prestement son bien, qu'il serra contre sa joue comme une fillette l'aurait fait de sa poupée.
Une voix féminine s'éleva dans l'autre pièce. L'inconnu à ses côtés répondit dans un calme toujours aussi absolu. La jeune femme entra juste après, un bol chaud posé sur son plateau. Elle arborait les mêmes yeux noirs magnifiques que son grand-père. Sa robe quelque peu passée ne diminuait en rien sa grâce naturelle. Dès qu'ils échangèrent un regard, sa bouche s'incurva en un radieux sourire.
– Vous avoir faim ?
Il ne comprenait rien, mais il hocha la tête. Elle déposa la soupe sur la table avant de s'asseoir en face de lui. Son regard naïf continuait de le fixer. Il chercha l'appui du vieil homme, mais ce dernier venait de se lever et se dirigeait vers l'autre pièce, non sans baragouiner un langage qu'il ne comprenait pas.
– Vous souvenir ? Hanxing... Voiture, bang bang ! Malédiction avec sang !
Elle parlait très mal anglais. Il s'en fichait prodigieusement. Chaque mot qu'elle prononçait lui offrait une bribe de mémoire.
– Moi Mei. Vous sauver moi et moi rentrer. Habiter avec papy et mamie maintenant.
Son sourire le réchauffait. Il la laissa parler tandis qu'il mangeait. La nourriture chaude lui ramena son esprit à bon port. Il demeurait de nombreux trous. Lorsqu'il passa une main sur son visage, il découvrit une barbe trop longue et une crasse incroyable.
– Que s'est-il passé ? articula l'amnésique avec difficulté.
Mei secoua ses mèches brunes en signe d'ignorance.
– Vous chercher femme... Kidnapping ?
C'était donc cela... Lola... Il devait retrouver Lola.
Il s'appelait Li Jie, à défaut de mieux. Mei l'appelait toujours comme cela avec des étoiles plein les yeux. Sa mémoire, semblable à un trou noir, refusait de lui renvoyer les informations indispensables. Il se souvenait de tout, sauf des deux ans qui venaient de s'écouler. À un détail près : il savait qu'il ne faisait plus partie du bureau. À cause de Lola ? Sans doute. Sa théorie la plus probable : après son mariage, sa femme lui aurait demandé d'arrêter ses missions d'espionnage. Mais pourquoi ne portait-il pas d'alliance ?
Le grand-père de Mei s'appelait Han. Ou Yann. Ou Hyan. Le chinois et lui, ils n'étaient pas amis. Cet homme adorable lui parlait très souvent. Lorsque Mei était là, le soir, donc, elle traduisait autant qu'elle pouvait. Mais le vieil homme racontait sa vie et sa petite fille devait déjà connaître tout cela par cœur, alors elle finissait par rire et conclure ainsi :
– Grand-père raconter encore pareil !
La grand-mère, elle, portait le prénom de Lin. Mei lui expliqua un jour que cela signifiait « jade magnifique », alors que la gentille dame lui montrait un bijou vert qu'elle portait toujours sur elle. C'était la cuisinière silencieuse de la maison. Souvent, elle lui caressait la tête comme à un chaton et il se laissait faire, le cœur serré. Il ne savait pas comment, mais cette femme savait qu'il pleurait encore sa mère.
– Li Jie ! Viens ! Sortir, marcher, visiter !
Nanning représentait l'idée de grande ville, mais semblait par endroit presque irréelle. Capitale d'une région autonome de Chine, ses gratte-ciel s'élevaient par-dessus une telle abondance de plantes tropicales, qu'elle paraissait construite dans la jungle elle-même. Il commençait d'ailleurs à faire passablement chaud, surtout lorsque le soleil se trouvait à son zénith. Cet endroit, illuminé par les rayons, brillait de mille feux.
– J'avoir une surprise ! fanfaronna Mei.
– On dit « j'ai une surprise », la repris Li Jie par automatisme.
Elle parlait de mieux en mieux anglais et il lui avait donné des bases de français bien malgré lui. Dès qu'il s'énervait, il se remettait à parler sa langue natale et Mei ressemblait à une éponge qui enregistrait tout ce qu'il disait. La jeune fille savait donc jurer avant de dire « merci »... Il aurait fait un professeur déplorable.
Mei le trimballa donc jusqu'au centre-ville. Difficile d'user d'un autre qualificatif, elle devait presque le supplier tous les cent mètres d'avancer et de ne pas rentrer. Pour une raison qu'il ne s'expliquait pas, Li Jie détestait les endroits éclairés, surtout s'il s'y trouvait une foule conséquente. La vue d'agents de police faillit le faire déguerpir à contresens et Mei lui sauva sans doute la vie une seconde fois.
– Mais où tu m'emmènes, Mei, bordel ?
Il parlait français. Elle répondit d'un sourire lumineux qu'il commençait à connaître par cœur. En traduction approximative : « Ferme-la, avance et tu verras, tête de pioche ! ». D'ailleurs, il avait appris qu'à Nanning, l'on parlait le pinghua, un dérivé de cantonnais et non pas le mandarin. Voilà pourquoi les quelques mots de vocabulaire qui avaient surgi de sa mémoire n'avaient jamais rien donné. Il aurait mieux valu que ce John lui file un dictionnaire de...
John ? Il s'arrêta pour la millième fois, de quoi faire pester Mei. Cette fois, elle lui attrapa une oreille pour le tirer en avant. Li Jie se laissa faire en silence.
– Ici ! Nous avoir chance, rien avoir commencé !
Son regard se releva sur la grande place où ils venaient de s'arrêter. L'endroit, noir de monde, provoqua chez lui un sentiment de panique jusqu'à la voir sur l'écran géant disposé contre ce qui devait être un stade.
– Ça être Guangxi Stadium ! Et elle, prophétesse de ton pays ! Elle capable de soigner n'importe quelle maladie ! Toi pouvoir lui demander pour ta mémoire !
Mei s'arrêta de parler, indécise. Pour une raison qu'elle ignorait, Li Jie pleurait et souriait en même temps.
Nota : Pour info, l'image représente le Guangxi Stadium de nuit :)
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