4e Bougie : Cohabitation difficile
Comme prévu, le « bureau des affaires spéciales » s'abstint de poursuivre Lola plus avant, compte tenu des avertissements de sa mère à leur encontre. Juliette Becquerel possédait quelques « bons amis » dans les médias et jurait de révéler la supercherie s'ils osaient toucher à sa fille. Fin de l'affaire. Du moins, officiellement...
D'un énième soupir, Lola reprenait donc le chemin de son lycée, l'esprit toujours embrumé par la semaine dernière. Elle ne possédait aucune certitude sur la manière dont elle parvenait à stopper les objets qui fonçaient vers elle. Mais elle comprenait parfaitement qu'elle avait tout intérêt à conserver cela le plus secret possible. De même que son hospitalisation forcée. Déjà, ses « camarades » la considéraient comme une « porteuse de malheur » depuis son accident de car scolaire, alors s'ils apprenaient toute la vérité, sa vie deviendrait définitivement un calvaire.
À son arrivée en classe, des dizaines de paires d'yeux se fixèrent sur elle. Dans un silence tombal, elle rejoignit sa place en évitant tous les regards. Habituellement, ils l'ignoraient tous superbement toute la journée, mais il semblerait que son absence d'une semaine leur ait donné du grain à moudre. L'une des filles qui paraissaient la détester au plus haut point se rapprocha de son bureau, un sourire malsain affiché sur son visage.
– Bha alors, maintenant tu sèches les cours ?
Seul le directeur de son lycée connaissait la vérité. Pour les professeurs, elle avait attrapé la grippe et elle comptait bien utiliser cette version pour les élèves.
– J'étais malade. La grippe, déclara-t-elle froidement.
Face à un événement aussi peu croustillant, Lola s'attendait à voir cette peste s'éloigner d'un grognement, mais elle n'en fit rien. Pire, elle ricana avant de lâcher, très fière d'elle :
– Mince ! Moi qui pensais que tu étais au salon du zen le week-end dernier ! Au moins on saurait pourquoi y'a eu un carnage...
Sur ces quelques mots perfides, suivis de quelques rires amusés alentour, elle s'en retourna vers ses amies, avec lesquelles elle échangea des claquements de main, très fière de sa répartie. Lola ravala ses larmes et s'empressa d'afficher son air d'indifférence habituelle. Ne surtout pas montrer ses émotions, tel représentait son leitmotiv de terminal. Ils s'en fichaient tous de la blesser, puisqu'ils pensaient dur comme fer qu'elle attirait le malheur sur son entourage. Et à l'idée qu'ils aient raison, elle sentait une boule se former dans son estomac.
Car après tout, elle se trouvait bien au salon du zen le week-end dernier...
La sonnerie salvatrice permit à une marée humaine de s'échapper à toute allure du lycée. Lola ne se pressait jamais pour sa part, puisqu'elle connaissait par avance le châtiment si elle osait se dépêcher avec eux. Les plus gentils la fuyaient en hurlant et en cachant leurs yeux pour ne pas croiser son regard, les autres la repoussaient violemment avant de l'enfermer dans la classe d'un ricanement amusé. Le responsable d'étage commençait d'ailleurs à bien la connaître, puisqu'il la libérait régulièrement de la salle de cours.
Cette fois, pourtant, elle réussit à s'en aller sans problème. Intriguée, elle rejoignait les escaliers, quand une main la tira violemment en arrière. Un petit cri de surprise plus tard, elle finissait étalée sur le sol, traînée par deux garçons vers les toilettes non loin, sous le regard impassible d'un troisième.
– Mais qu'est-ce que vous faites ? Lâchez-moi !
Ses protestations ne servaient à rien dans l'étage à présent désert, mais sa peur prenait le dessus. Son esprit affolé se disputait entre se sauver d'une bastonnade et celle de protéger son secret à tout prix. Elle se trouvait encore à réfléchir, quand ils refermèrent la porte, une expression mauvaise affichée sur leurs visages désagréables.
– Jake t'a vu au salon du zen, sale menteuse. J'parie qu'c'est ta faute ! Pour la peine, on va te refaire le portrait !
– Vous êtes des idiots ! Comment pourrais-je être responsable d'un attentat ?
Lola sentit au fond d'elle qu'essayer de discuter avec ces trois-là ne servirait à rien, mais une partie d'elle espérait encore faire rentrer un peu de plomb dans la tête de ses « camarades » de classe. Le premier coup de pied s'enfonça dans son ventre. Un hoquet de stupeur sortit de sa bouche. Le second s'abattit dans son dos et un cri rauque s'échappa de ses lèvres pâles. Une chaussure s'approchait de son visage lorsqu'elle se recroquevilla d'instinct sur elle-même.
La porte des toilettes s'ouvrit avec fracas sous la main ferme du responsable d'étage furieux, suivi de Sébastien Oster, une lueur sombre dans le regard.
– Bande de sales mômes ! Est-ce que vous vous rendez compte au moins, de ce que vous faites ? gronda l'éducateur.
La conclusion à cette affaire se déroula avec une simplicité étonnante. Les trois garçons furent emmenés par les deux adultes au-dehors, avant que l'agent du gouvernement ne revînt, seul. Il s'accroupit aux côtés de la jeune fille qui tremblait sur le carrelage froid.
– Vous pouvez vous relever ? Ou je vous aide ?
Elle pleurait, incapable de s'arrêter. Sa tête hocha avec lenteur de gauche à droite avant de s'assoir par gestes saccadés. Ils restèrent un long moment dans cette position, silencieux tous les deux. Lorsque Lola fixa son regard sur lui, il paraissait encore rongé par la colère, car sa mâchoire se contractait.
– Qu'est-ce... que... vous faites... ici ? demanda-t-elle de sa voix cassée hachée de sanglots.
Il se ressaisit et secoua la tête non sans lâcher un grognement et un gros mot étouffé.
– J'étais venu vous chercher. C'est un gamin en descendant qui a alerté le responsable que des garçons parlaient de s'en prendre à vous dans les toilettes, à la sortie. J'ai demandé à l'accompagner. Et je suis ici.
Sa surprise devait être visible, car il pencha un peu la tête sur le côté.
– Qu'est-ce que j'ai dit d'étonnant ?
– Quelqu'un... a prévenu... le responsable ? Qui ?
Sébastien haussa les épaules en signe d'ignorance manifeste. Quelle idiote ! Bien sûr qu'il serait incapable de répondre. Comment ce type pourrait-il connaître ses camarades de classe ?
– Bon, vous pouvez vous lever ou pas, alors ? Que je sache si je dois vous porter pour...
Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase qu'elle le foudroyait de son regard sombre. Ses pensées revenaient peu à peu et à l'idée d'être portée pour sortir du lycée lui donnait des frissons glacés le long du dos. Qu'une seule personne de sa classe la vit et elle finirait au ban de la société définitivement.
– Je marcherai.
Sa voix déterminée haussa les sourcils de Sébastien d'étonnement, mais il ne répliqua rien. Il attendit avec une patience d'ange qu'elle se remit sur ses jambes pour la suivre au-dehors, par petits pas comptés. Une fois sorti, il lui indiqua son véhicule, garé non loin. Et même si Lola ne l'appréciait pas, elle le remercia intérieurement de la ramener en voiture...
Deux hématomes, un sur le ventre, l'autre sur le dos. Trois élèves renvoyés pour une semaine du lycée. Le « bonheur » de Lola continuait, car toute cette histoire lui retomba dessus avec un naturel détestable. Pour ses camarades de classe, elle devenait responsable, encore. Et Sébastien qui venait la raccompagner tous les soirs à la vue de tous n'arrangea en rien une situation déjà déplorable. Un jour, alors qu'ils arrivaient dans le garage et qu'il éteignait le moteur d'un geste calme, elle prit le taureau par les cornes.
– Arrêtez de venir me chercher, s'il vous plaît.
– Non.
Sa réponse claqua dans l'habitacle aussi bien que sa portière juste après qu'il referma sans aucune délicatesse. Il fit le tour de son véhicule pour aller ouvrir de son côté. Lola croisa les bras et lui lança un regard colérique.
– Votre attitude ne m'aide pas au lycée, vous savez !
Avec surprise, elle le vit émettre un léger sourire ironique.
– Non, mais je rêve, vous vous foutez de moi, en prime ?
– Non.
Elle émergea à son tour de la voiture d'un geste brusque et le tira par son blouson de cuir d'une petite poigne ferme.
– Expliquez-vous, monsieur l'agent secret ! Donnez-moi une seule bonne raison pour accepter votre détestable présence à ma sortie de cours !
L'expression de l'homme se modifia un peu pour adopter un air plus calme et sérieux, ce qui énerva encore plus Lola. Elle n'arrivait décidément pas à le comprendre !
– Nous montons chez vous et je vous raconte tout, d'accord ?
Sa main le relâcha aussitôt, mais elle lui lança un coup d'œil perplexe qui le fit réagir très vite.
– Juré. Venez.
Une fois de plus, il eut raison d'elle et prit d'autorité son sac de cours avant de marcher à grandes enjambées vers l'ascenseur. Lola le suivit non sans grogner quelques injures de son cru, mais attendit qu'ils soient arrivés dans l'appartement pour continuer les hostilités là où il les avait laissées.
– Nous sommes rentrés. Dites-moi !
– Vous avez faim ?
– Oui, d'informations ! Mettez-vous à table, bon sang !
D'un petit sourire espiègle, Sébastien déposa le sac avant d'aller s'asseoir à la table du salon, l'air très fier de lui.
– Voilà, j'y suis.
Lola fronça les sourcils et ses yeux se plissèrent de colère. Elle le rejoignit telle une furie et allait encore lui crier dessus, quand il lui tira une chaise et l'invita à s'y poser. Elle hésita une longue minute avant d'accepter, puis ouvrit la bouche, mais il la devança.
– Votre mère vous a-t-elle expliqué les raisons du bureau pour vous laisser tranquille ?
– Non. Elle m'a dit qu'ils avaient peur que l'affaire devienne médiatique...
– En partie. D'un autre côté, je n'ai pas confirmé avoir réussi à vous faire utiliser votre... don. Mes supérieurs m'ont alors ordonné de vous protéger le temps d'en savoir plus. Et comme ils ont pris la peine de demander l'autorisation à votre mère, il n'y a rien d'illégal.
– Je suis majeur, je vous rappelle, merci de m'avoir demandé mon avis, à moi aussi ! gronda-t-elle, rageuse.
Sébastien s'adossa à sa chaise dans un geste las qu'elle ne lui avait encore jamais vu.
– Vous êtes trop impliquée émotionnellement pour décider. Et en considérant le récent incident dans les toilettes, vous m'excuserez de vous signifier que vous n'avez plus voix au chapitre, pour l'heure.
– Merveilleux, grogna-t-elle d'un ton dramatique.
Ils laissèrent le silence retomber dans la pièce, jusqu'à ce qu'un détail vint titiller l'esprit de la jeune fille.
– Attendez... Pourquoi n'avez-vous pas confirmé mon... don ? J'ai arrêté votre fichue boulette de papier à l'hosto ! Vous m'avez assez bien piégée, d'ailleurs...
Elle lui en voulait encore pour cette petite affaire, mais la question la taraudait plus que son envie de vengeance. Lola le regarda se passer une main dans ses cheveux et grommeler quelques mots incompréhensibles avant de répondre.
– J'ai dit à votre mère que j'entendais une voix qui me demandait de vous protéger... Je n'ai pas menti. Dès l'instant où je vous ai rencontré, je me suis mis à percevoir sans arrêt cette voix, m'ordonner de faire ci ou ça. Lorsque j'ai appelé mon bureau, elle m'a imposé le silence pour ma petite expérience. Mais depuis que je vous protège, elle s'est tue...
– Ah.
Des milliers de pensées décousues agitèrent Lola quelques minutes, de quoi laisser à Sébastien le temps de réfléchir aussi de son côté. Ce fut lui qui reprit la parole, sur un ton docte qui n'admettait aucun refus.
– Vous devrez donc vous habituer à ma présence. Désolé pour votre vie sociale...
– Faudrait déjà en posséder une, cracha-t-elle, peu amène.
Sur ce, elle se leva de sa chaise à toute allure et s'en fut vers la salle d'eau sans lui laisser le temps de répondre.
Octobre laissait échapper ses derniers rayons de soleil et novembre annonçait déjà sa venue, que rien n'avait changé. Sébastien jouait toujours au garde-chiourme avec Lola, qui le supportait tant bien que mal. Sa cote de popularité au lycée frôlait le zéro absolu, mais plus personne n'osait l'enfermer le soir dans la classe ou la frapper ; devait-elle s'en réjouir pour autant ? Ses résultats scolaires restaient dans une moyenne acceptable et les professeurs ne l'ennuyaient pas ; se sentait-elle heureuse malgré tout ? Sa mère continuait de rentrer à des heures indues, de plus en plus fatiguée et à peine consciente que la situation familiale devenait très étrange ; qu'y pouvait-elle changer ?
– Papa, tu ne peux pas savoir combien tu me manques, marmonna-t-elle un matin, devant la photographie de Yann Becquerel.
Bel homme brun aux yeux bleus très doux, il souriait sur le cliché avec un naturel que Lola appréciait plus que tout.
– Quand est-ce que vous l'avez vu pour la dernière fois ? questionna une voix masculine inimitable.
La jeune femme se renfrogna et s'enfonça dans un mutisme qu'elle cultivait avec lui depuis deux bonnes semaines. Monsieur Oster se mêlait de tout, tout le temps, à la rendre dingue ! Il en connaissait déjà bien assez sur son passé à son goût et préférait l'ignorer. Mais cela n'empêchait en rien ce type de continuer de s'occuper d'affaires qui ne le regardaient pas !
– Je vois... Vous m'en voulez encore. Dans ce cas, laissez-moi vous faire une fleur.
Lola daigna lui accorder son attention, non sans une moue dédaigneuse. Il souriait un peu avec mélancolie, comme quelqu'un qui s'en allait révéler une triste nouvelle.
– Votre mère a passé des examens médicaux, la semaine dernière. Vous devriez aller discuter avec elle...
– Qu'est-ce que vous me racontez pour m'obliger à vous parler, encore ?
Sébastien haussa les épaules d'un air désabusé et répliqua, l'air de rien :
– Si vous considérez que j'ai besoin d'inventer des informations pareilles pour vous faire réagir, vous vous trompez. Pour une fois, vous feriez bien de me faire confiance...
– Pourquoi ? À tout moment vous pouvez retourner votre veste et me vendre au gouvernement !
Il se rapprocha rapidement du comptoir de la cuisine et aplatit sa main dessus dans un grand « boom » retentissant qui fit sursauter la jeune fille. L'homme était soudain transfiguré par une colère froide qu'elle n'avait encore jamais contemplée chez lui. Il paraissait tellement calme et mature en toute occasion que ce brusque changement lui imposa le respect...
– Quand est-ce que vous comprendrez que je suis de votre côté ? J'ai enfreint un nombre incalculable de règles, de codes et de lois pour vous sauver, depuis le début ! Commencez à ouvrir les yeux et à vous comporter en adulte, pour une fois, cela changerait ! Là je vous parle de la santé de votre mère : allez discuter avec elle et arrêtez de faire la sale gamine !
Sous le regard stupéfait et statufié de Lola, Sébastien tourna les talons et repartit de la cuisine d'un pas affirmé. Restée seule, elle sentit des larmes venir couler sur ses joues, tandis que ses yeux se fixaient à nouveau sur la photographie de son père.
– Pourquoi l'as-tu forcé à me protéger ? lui demanda-t-elle sur un ton de reproche doux-amer.
Mais l'image de Yann Becquerel continuait simplement de lui sourire.
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