Surtout, ne pas penser à Lola.

          L'esprit enfiévré de Sébastien remuait l'énigme de Gaël dans tous les sens. Sa finalité demeurait un mystère. Par contre, ils avaient retrouvé un cargo de transport de voiture parti dans la nuit de la fête de charité. Pour Hong-Kong. Vide ou presque. Au Havre, le capitaine du port leur avait ouvert les portes du poste de surveillance et découvert des images d'un grand type transportant un étrange paquet qui pouvait facilement passer pour un corps emballé.

          Non, arrête. Ne réfléchis pas au pire.

          Laisser Mike gérer en France, puis prendre un billet d'avion pour la cité chinoise. Le reste ne représentait que du superflus. Falcone gérerait la suite. Il sentit Smith derrière lui, mais l'oblitéra de ses pensées.

– Oster ?

          Ils ne l'auraient pas tuée. Ils avaient sûrement besoin d'elle en vie. Messiah était bien trop précieuse pour...

– Oster !

          La main de l'agent du gouvernement le secoua violemment et il reporta ses yeux remplis d'éclairs sur lui. Son regard enfoncé dans ses orbites, des cernes aussi grosse que des valises, pâle comme la mort, décharné et les cheveux sales en bataille, Sébastien pourrait bientôt devenir le héros principal d'un film d'horreur.

– Quoi ? cria-t-il.
– Reprenez-vous. Votre passé brillant d'espion semble loin derrière vous, là. Vous lui faites honte. Remettez vos pendules à l'heure avant de créer une catastrophe !

          La leçon de morale de Smith lui passa largement au-dessus, mais un détail attira son regard. Assis en classe affaire, il aperçu l'écran de télévision d'un autre passager. Les images d'un soap défilaient à l'écran, où les personnages buvaient au comptoir d'un bar sous le sourire charmant d'un serveur qui lançait son shaker en rythme...

– L'horaire d'ouverture sera étendu d'une heure...

          Smith haussa un sourcil d'un air indécis. Il n'eut pas le temps de poser de question que Sébastien bondissait de son siège et fonçait vers l'avant de l'avion sous les demandes répétées de l'hôtesse qui l'implorait de s'assoir. John laissa échapper un soupir à faire décoller tous les hangars avant de le rejoindre pour essayer d'aider...

– Monsieur, nous allons décoller, vous devez...
– Je dois descendre ! Nous ne partons plus ! gueulait Sébastien à tue tête.
– Mais, monsieur, gémit la petite hôtesse.

          Un stewart arrivait à grandes enjambées afin d'aider sa collègue quand, dans une expression fataliste, Smith brandit son insigne officielle sous leur nez.

– Pardon de vous déranger, mais pourriez-vous nous laisser descendre ?

          Les spectateurs de la scène regardèrent tour à tour les étranges individus et les responsables de la compagnie. Ces derniers appelèrent le capitaine de bord pour l'avertir et après un bon quart d'heure de menaces d'Oster et d'excuses de Smith, ils terminèrent sur le tarmac à suivre un responsable de piste qui ronchonnait à demi sur leur sans gêne...

– Bordel, Oster, j'espère pour vous que vous avez une bonne raison à tout ce merdier, car mon opinion à votre propos commence sérieusement à péricliter ! gronda l'agent du gouvernement.
– Fermez-la ! On a un plus gros problème sur les bras que votre opinion à mon sujet !
– Ah ? Lequel ?

         Sébastien planta son regard déterminé dans le sien, afin de lui faire comprendre qu'il ne plaisantait pas.

– Celui qui a enlevé Messiah nous espionne depuis longtemps... Via nos téléphones, le réseau informatique ou un autre moyen quelconque. Et Gaël est en danger car maintenant, notre adversaire sait déjà que nous savons !

           Sébastien raccrocha le téléphone de sa chambre d'hôtel au moment où Smith sortait de la douche. Ils venaient à peine d'arriver sur Hong Kong. Après leur premier vol avorté, ils avaient pris des mesures pour protéger Gaël et avertir le reste de l'équipe des éventuels micros espions avant de repartir dans un autre avion. Ils avaient perdu une journée entière à colmater son erreur...

– Nous avons perdu tout avantage, nous sommes isolés et sans aucune piste... Je me sens perdu, soupira Oster.

          Smith s'installa confortablement dans un fauteuil et récupéra son vieux paquet de cigarette, avant de l'écraser nerveusement. Il devait arrêter, mais avec toutes ces histoires, il avait laissé ses patch de nicotine dans son autre veste...

– Nous devrions rapidement obtenir de l'aide, j'ai envoyé quelques messages. Le problème, c'est surtout si Messiah a été emmenée en Chine...

          Ils restèrent silencieux tous les deux quelques instants à ruminer la suite de leur expédition.

– Vous ne m'avez pas expliqué l'anecdote derrière la fin du message codé de votre ami, relança Smith. Comment de « L'habituel horaire d'ouverture est étendu d'une heure. » vous avez fini par comprendre qu'il s'agissait d'une mise sur écoute ?

          Une fois encore, Sébastien soupira et son visage se durcit. Son découragement présent se mêlait aux souvenirs qui remontaient en sa mémoire à l'évocation du passé...

– Une vieille mission... Gaël et moi devions obtenir des preuves qu'un patron de boîte de nuit dealait de la drogue. J'ai joué un barman et Gaël s'occupait d'infiltrer le réseau informatique. Il a découvert au bout d'une semaine que des micros et des caméras étaient planqués partout... Et de mon côté, j'ai fini par apprendre que le mot de passe utilisé par la boîte pour les transactions, c'était cette phrase.

          Inutile de faire Saint Cyr pour comprendre que la drogue dans les verres n'était pas l'information que Gaël désirait transmettre dans cette dernière phrase.

– D'où sa décision d'envoyer ce message en langage codé, pour éviter que notre espion sache qu'il transmettait les informations voulues...
– Je m'en veux, gémit Sébastien non sans enfouir sa tête entre ses mains.

          Dès qu'il avait compris son erreur, il avait senti la vie de son ami ne tenir qu'à un fil. Nul doute que le meurtre raté de Gaël devait poser soucis à leur ennemi, mais si, en plus, l'espion apprenait qu'il avait aiguillé Sébastien sur la piste de Messiah, il ne donnait pas cher de sa peau.

– Le dénommé Mike Wilkes a de nouvelles informations ? demanda Smith en triturant son vieux paquet de cigarette.

         Sitôt arrivés à l'hôtel, Sébastien voulait appeler le chef de la sécurité qui l'avait assuré qu'il se chargerait de la protection de Gaël durant leur absence.

– Gaël est dans le coma... Visiblement, les médecins ne sont pas confiants, murmura Sébastien, défait.

          Une fois encore, le silence s'éternisa entre eux. C'est la sonnerie du nouveau portable de Smith qui les sortit de leur léthargie. Il décrocha d'un mouvement souple d'habitué accroc à son cellulaire.

– Smith.

         Pendant la conversation en chinois de son co-équipier toujours aussi mystérieux, Oster décida d'aller se doucher à son tour. Il se sentait aussi sale à l'extérieur qu'à l'intérieur. Sa faute de n'avoir pas compris tout le message de Gaël, d'avoir perdu Lola et de risquer leur vie à tous les deux le rendait malade. Il s'engouffra sous la douche sans réfléchir à ses gestes et termina par simplement laisser tomber l'eau sur sa tête, posé contre le mur, incapable de se réveiller de ses pensées moroses.

         Surtout, ne pense pas à elle.

        Il se répétait la phrase en boucle, mais malgré cela, il s'imaginait déjà le pire. Et son monde s'effondrait à mesure qu'il enchaînait les scénarios catastrophe...

– Oster, ça va ?

        La voix de Smith, tout proche, le fit sursauter malgré lui. Son regard hagard se décala vers la porte de la salle d'eau.

– Des nouvelles ? demanda-t-il d'une voix cassée par les émotions mélangées.
– Oui, mais pas que de bonnes, je le crains. Dépêchez-vous de sortir.

         Surtout n'y pense pas.

          Sébastien éteignit l'eau et s'enroula rapidement dans un peignoir avant de retourner dans la chambre où John semblait encore occupé au téléphone. Il lui fit signe de s'assoir.

– J'appelle l'Elysée, je risque d'attendre mon correspondant un moment. D'après un vieil ami qui habite le coin, y'a eu des rumeurs sur un type assez riche qui serait venu quelques jours en ville pour en repartir assez vite. Son déplacement correspondrait avec l'arrivée de Messiah... et, soyons honnête, son portefeuille au prix que représente le kidnapping de votre protégée.
– Où ? l'interrompit Oster.

          L'autre hocha la tête.

– C'est la mauvaise nouvelle. Il a repassé la frontière hier soir. Si c'est bien lui qui a Messiah, nous l'avons manqué d'une dizaine d'heures...

          Le coup de poing de Sébastien dans le mur à ses côtés trahit leur sentiment réciproque. C'est à cet instant que le correspondant de Smith arriva au bout du fil...

– Oui, Smith à l'appareil. Pardon de vous déranger, monsieur le Président, mais c'est assez urgent, comme vous pouvez vous en douter...

          Ne pense pas.

          Le regard vide fixé vers le ciel, Sébastien sentait son esprit se vider à mesure des heures qui s'écoulaient. L'absence de nouvelle de Lola d'une manière ou d'une autre l'inquiétait jusqu'à le submerger. Seul son instinct d'espion, encore enfouis en lui, le forçait à évacuer ces pensées. Seulement, il ne bougeait plus que pour elle... L'un dans l'autre, il devenait peu à peu une coquille vide. Sans Smith pour le recadrer de temps à autre, il aurait sans doute sombré dans la folie.

– Nous avons reçu une réponse officielle, annonça justement l'agent.

          Sébastien bondit sur ses pieds et rejoignit l'ambassadeur. Ce dernier affichait une mine assez éloquente pour se faire comprendre même sans parler.

– Ils affirment que Messiah n'a jamais pénétré en Chine et déclarent que toute intrusion de notre part pour enquête ira à l'encontre des relations entre nos deux pays. Vous n'êtes pas autorisés à entrer. Je suis désolé...

          Ne pense pas.

– Dans ce cas, monsieur l'ambassadeur, pourriez-vous m'accorder une faveur ? demanda Sébastien, furieux.

          Sa peine et son inquiétude venaient d'atteindre de telles profondeurs de désespoir qu'il sentait son esprit réagir sans lui. Son conditionnement d'espion, d'agent, de protecteur, tout se mélangeait en un amalgame de fureur et de décision folle. Il sentait parfaitement le regard de Smith peser sur ses épaules, mais même ce dernier verrou sauta. Il ne s'appartenait déjà plus.

          Sébastien sentit son corps bouger sans lui. Il entendit sa voix prononcer les mots, mais il n'avait pas conscience de le faire. Il était détaché, comme flottant au-dessus de lui-même.

– Confirmez-leur que nous retournons en France et trouvez-moi un passeur. Puisque la voie officielle ne fonctionne pas, je choisirai moi-même le chemin.
– Oster, c'est de la folie ! s'exclama Smith.

          Le regard enfiévré de l'interpellé se retourna alors vers l'agent du gouvernement. Pour la première fois depuis leur rencontre, durant cet échange, Smith se sentit en position d'infériorité. Il ne pourrait jamais arrêter Oster... et il se demanda une seconde si quelqu'un sur Terre en serait capable.

– Vous ne savez même pas où aller ! essaya une dernière fois Smith.

          Sébastien se rapprocha alors de lui pour poser une main sur son épaule qui se serra par automatisme. La pression fut telle que sa peau risquait de s'en souvenir longtemps.

– Je n'ai jamais eu besoin d'aide pour retrouver quelqu'un... Et Messiah n'est pas le genre à attendre que je vienne la sauver. Sa simple présence ressemblera à l'entrée d'un caillou dans une eau calme... Il me suffira de suivre les répercussions de son passage pour l'atteindre. Aidez-moi une dernière fois, vous voulez bien ? Il me faut trouver de l'équipement, j'aurai besoin de quelques petites choses...

          Smith et l'ambassadeur échangèrent un coup d'oeil éloquent. De son côté, Sébastien avait  totalement arrêtéde réfléchir.

          Ne pense pas.
          Réagi !