47e Bougie : Le voyage de Lola
Pour la centième fois, peut-être, elle émergeait d'un sommeil presque comateux, la tête transpercée d'un millier d'aiguilles invisibles et la bouche pâteuse. D'habitude, son premier réflexe de gémir finissait à peine qu'une sensation d'aiguille dans son bras la faisait replonger dans les bienfaits de l'inconscience ; pas cette fois. Pourtant, là, elle rêvait de dormir plutôt que de subir la douleur, la soif, la faim et surtout l'angoisse qui jaillissait en geyser.
– T'es réveillée, sale pute ?
La voix reconnaissable entre toutes de la dénommée Rebecca fit grimacer Lola. La claque qui atterrit sur sa joue propulsa l'arrière de son crâne contre le tuyau auquel ils l'avaient accrochée et provoqua une telle douleur qu'elle s'évanouit à demi.
– Merde ! cracha son bourreau.
Le bruit de métal rouillé d'une porte qui s'ouvrait et se fermait avertit toutefois la jeune fille qu'elle ne risquait plus les coups, du moins, pour le moment. Et l'autre devait la croire dans les vapes pour l'avoir laissée seule. Lola se força donc à rouvrir bien vite les yeux, malgré la lumière qui lui vrillait la tête et observa sa cellule improvisée.
A droite, une porte avec une grosse poignée ronde qui tournait sur elle-même et qui lui fit penser à un navire. A gauche, la confirmation qu'elle naviguait en haute mer depuis un moment : une salle des machines ! L'unique source de lumière provenait d'une ampoule ridicule à l'entrée.
Un bruit de pas l'incita à refermer bien vite les paupières sur ce constat amer. Son envie de sombrer à nouveau dans l'inconscience l'y aidait, alors que sa bouche pâteuse réclamait de quoi manger. Deux voix parlaient une langue indéfinissable à vive allure ; du russe ? Un dialecte de l'est, en tous les cas. Ils entrèrent moins d'une minute plus tard, en silence, avant de se remettre à discuter, cette fois dans des chuchotements ridicules.
Une main qui lui bougeait la tête l'avertit qu'à défaut d'être sauvée, on lui prodiguait des soins. Au moins, tout cela lui confirmait que la personne qui avait monté toute cette opération ne comptait pas la tuer... pour le moment. Une injection dans son bras la fit tressaillir, mais son médecin improvisé ne sembla pas relever sa réaction. Lola attendit donc l'inconscience, sans résultat.
– Je vous ai administré un antidouleur, cela devrait vous faire du bien, marmonna un homme avec un fort accent slave.
Le second l'apostropha à nouveau dans leur langue et ils se disputèrent un moment. Lola prit le partie d'ouvrir les yeux à nouveau afin de les observer : le premier en chemise et aux gants ressemblait à l'idée du docteur, le second tenait un fusil d'assaut et portait aussi bien un haut sale qu'une cigarette au bec. Dès qu'ils se sentirent regardés, le silence retomba entre eux une seconde. Ils s'observèrent tous les trois avec circonspection.
Celui qui devait assurer le rôle de garde cracha alors quelques mots avant de sortir, laissant le médecin avec elle. Malgré son allure mieux habillée, Lola préféra rester méfiante.
– Où... suis-je ?
Sa voix ne ressemblait plus à rien et l'absence de salive brûlait sa gorge. Des larmes menaçaient de tomber de ses yeux et une envie folle de pleurer la submergea. La seconde d'après, une gourde en métal inclinée vers elle laissait couler de l'eau ferrugineuse entre ses lèvres parcheminées. Mais qu'importait sa qualité, Lola but la totalité sans sourciller.
– Mer...
– Évitez de parler, la coupa aussitôt l'homme face à elle.
Il ne ressemblait pas à un russe, plutôt à un hindou, maigre comme un clou. Lorsqu'il se retourna vers ses affaires pour jeter ce qu'il venait d'utiliser, elle remarqua l'attirail plutôt professionnel. Rien dans son allure ne correspondait. Lorsqu'il se redressa, ses yeux noirs lui jetèrent un dernier regard.
– Je reviendrai un peu plus tard, essayez de vous reposer.
Ami ? Ennemi ? Lola ne parvenait pas à savoir de quel côté penchait sa balance. Peut-être était-il juste neutre...
– Re...be...cca ?
– Elle ne viendra plus vous embêter, rassurez-vous.
Le grincement caractéristique de la porte acheva cette entrevue digne d'une rencontre du troisième type et la jeune fille se laissa sombrer peu à peu dans le sommeil. Grâce à l'antidouleur, sa tête ne ressemblait plus à un marteau-piqueur, c'était suffisant.
Le médecin s'appelait Ayoub, mais il parlait peu et jamais pour ne rien dire. Il lui apporta des dattes sucrées et la fit manger un peu, boire encore, vérifia sa tête plusieurs fois et lui posait de nombreuses questions sur sa santé. Au-delà de cela, Lola ne parvenait à rien obtenir de lui. Son rôle devenait évident : la maintenir en vie.
– Pour...quoi ?
Ses yeux noirs charbons se fixèrent alors dans les siens et ils échangèrent une longue discussion silencieuse avant qu'il n'osa répondre, d'une voix si faible qu'elle l'entendait à peine.
– Celui que je sers a payé très cher pour que vous soyez ramené à lui, c'est tout ce que je sais. Maintenant, taisez-vous et évitez les questions.
Cette fois, Lola approuva de la tête et décida de conserver le silence. Nul doute qu'ils étaient sous haute surveillance, même ici. Elle préférait donc, pour le moment, conserver son seul lien social au mépris des réponses qu'elle espérait obtenir. De toute manière, elle les aurait bien assez tôt...
D'ailleurs, après ce qui lui parut être une éternité plus tard, plusieurs hommes armés entrèrent dans la pièce. L'un d'entre eux lui déposa une sorte de sac en toile noire sur la tête, un autre lui détacha ses bras engourdis avant de lui passer de grosses moufles aux mains et lui rattacher les poignets face à elle. La pensée éphémère qu'ils semblaient bien informés lui traversa l'esprit, avant de devoir marcher... Elle s'effondra dès le premier pas. Ses jambes, ankylosées après cette longue station à moitié agenouillée à moitié assise, refusaient de lui répondre. L'un des types la hissa sur son épaule tel un sac de patates et elle se retrouva promenée, incapable de voir quoi que ce soit ni faire le moindre geste.
L'air frais du soir lui fouetta la peau juste avant que plusieurs voix, cette fois au parler asiatique, ne vînt lui titiller les oreilles. Combien de pays allait-elle traverser ? Ses geôliers prirent ce qui ressemblait à une passerelle de bateau aussi rouillée que le reste et l'odeur de poisson putréfié s'imprégna à jamais dans son nez. Même l'iode de la mer ne parvenait pas à surpasser cela.
Elle s'inquiétait déjà de la suite lorsque celui qui la portait la reposa par terre et posa sa grande paluche sur son épaule. Ils patientèrent quelques secondes jusqu'au bruit ronflant à peine perceptible d'une voiture de luxe haut de gamme. Une portière s'ouvrit et la main qui la maintenait la poussa vers l'habitacle en cuir dans lequel Lola s'effondra. Des milliards de fourmis semblaient lui grignoter les jambes et elle aurait tout donné pour faire passer cette sensation. Pendant ce temps, ils refermaient la voiture qui se remit en route dans un silence absolu.
À moitié effondrée sur la banquette, Lola tâtonna pour se redresser, mais les gros gants à ses mains l'empêchaient de presque tout. Seul son nez percevait l'odeur très discrète d'une autre personne non loin... Mais où ?
– Où... sommes... nous ?
Pas de réponse. Elle soupira. Vaincue et épuisée, les jambes encore transpercées de centaines d'aiguillons, Lola préféra s'allonger comme elle put et se reposer un peu. Elle s'endormit sans même s'en rendre compte...
La sensation agréable du satin sur sa peau et l'odeur tentatrice de croissant chaud l'incita à croire que Maria venait la réveiller. Ses pensées retrouvèrent vite les impressions folles de sa nuit et elle sourit à demi. Son cauchemar lui avait paru plus vrai que nature !
Ses yeux s'ouvrirent sur un plafond décoré, une chambre immense, un lit à baldaquin aux draps rouge, un mobilier chinois probablement hors de prix et de vrais arbres taillés derrière une fenêtre ajourée en rond aux motifs asiatiques. L'ensemble ressemblait à s'y méprendre à un palais impérial et l'idée de dormir dans la Cité Interdite lui traversa même l'esprit.
Un ricanement plus tard, un couinement de surprise passa ses lèvres : elle dormait nue ! Ses yeux scrutèrent rapidement les alentours pour trouver de quoi se vêtir et un peignoir tout aussi écarlate que le reste de la pièce trônait sur une petite chaise plus décorée qu'un arbre de Noël. Lola s'en enveloppa, non sans apprécier la texture soyeuse, mais grimaça devant l'évidence qu'elle ne pourrait pas dissimuler ses jambes avec. La coupe étrange de ce vêtement permettrait au moins de cacher l'essentiel. Et elle avait mieux à faire que craindre un bout de peau exposé.
Ses pensées frivoles reprirent donc des voies plus pragmatiques : où ? En Asie semblait le plus logique... Seulement il s'agissait d'un immense territoire ! Elle fonça jusqu'à la fenêtre et grimaça immédiatement : il s'agissait d'un jardin intérieur, certes magnifique, mais qui dévoilait d'autres murs.
– Pardonnez-moi de vous déranger, s'excusa une douce voix féminine aussi mélodieuse qu'un moineau.
Lola sursauta et se retourna aussitôt pour tomber nez à nez avec une femme sans âge, plutôt petite, la taille fine et qui ressemblait à une poupée dans ses atours de... femme de ménage ? Sa tenue, parfaitement coupée, laissait sous-entendre qu'elle n'était qu'une servante dans une grande maison. Elle souriait face à cet examen sans émettre le moindre commentaire.
– Hm. Pardon... Vous êtes...?
– Votre femme de chambre, je viens vous aider pour vous habiller.
Cette fois, Lola se renfrogna intérieurement. Pourquoi tous les gens autour d'elle craignaient-ils qu'elle ne sache pas le faire seule ? La nouvelle venue sembla traduire sa réaction, car elle émit un léger rire digne d'un rossignol avant de reprendre bien vite d'un visage plus sérieux :
– Veuillez m'excuser, mais le Maître désire que vous portiez une robe qu'il a commandée exprès pour vous, elle sera plus facile à mettre avec mon aide.
Et encore une robe... La jeune fille devrait être indignée d'avoir été kidnappée, transportée de force dans des conditions affreuses et traitée comme une simple marchandise, mais là, elle se sentait surtout frustrée de retrouver les mêmes problèmes ici que chez elle. Sans compter qu'elle sentait son pouvoir parcourir son corps, ce qui, en plus d'atténuer les différentes contusions de son corps, oblitérait sa peur et donc sa colère.
– Fort bien... De toute manière, je suppose que votre « Maître » désire me rencontrer, que cela doit être urgent et qu'il vaut mieux nous dépêcher ! Je me trompe ?
– Non, madame, répliqua l'adorable servante d'un sourire à fossette.
Difficile aussi de crier face à tant de politesse et de douceur féminine. Mieux valait conserver ses reproches pour ce « Maître » qui prenait les autres pour des paquets de viande. Quoi que... encore allait-elle devoir confirmer qu'il connaissait les conditions de son voyage. Entre sa descente du bateau et son arrivée ici, elle ne se souvenait de rien.
– Veuillez me suivre, la salle de bain se situe à côté, madame...
Les gestes doux et délicat de cette petite poupée apaisèrent quelque peu l'esprit enfiévré de questions de Lola. Elle se laissa guider jusqu'à une pièce presque aussi grande que la première et qui possédait un bain olympique rempli d'eau chaude. Après l'enfer qu'elle venait de traverser, malgré ce qu'elle était censée représenter et ses devoirs, son for intérieur se brisa. La jeune fille avait parfaitement conscience qu'elle se trouvait dans une cage dorée, mais là, tout de suite, elle avait besoin de se remettre de son voyage.
Lola se laissa donc dorloter par sa femme de chambre qui l'aida à chaque étape sans qu'elle ne sentît le besoin de lui refuser ce droit. Maria lui manquait trop, en cet instant, pour refuser l'aide bienveillante d'une autre personne.
Et surtout ne pas penser à Sébastien.
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