43e Bougie : Retour au point de départ
L'ascenseur montait, s'arrêtait, redescendait, stoppait encore. Inlassablement. Sébastien le regardait faire d'un air sombre, au rez-de-chaussée, sous les regards perplexes de l'ensemble du personnel en place. Quelques visiteurs parvenaient à entrer dans le « saint des saints » après une longue file d'attente, mais eux ne semblaient pas le remarquer. Atone, comme déconnecté de la réalité, il fixait l'élévateur dans le plus grand silence.
Le téléphone de l'accueil résonna pour l'énième fois de la journée et la standardiste répondit avec le sourire aux lèvres, toute guillerette. Oster l'aurait bien giflée pour se sentir si joyeuse un jour aussi triste.
Gaël Tréménec, le premier type qu'il n'avait pas frappé était Aloé, une âme multimillénaire ? Impossible ! Et pourtant... Il l'avait vu à travers les écrans de Mike.
Près d'un mois d'attente pour la salle de contrôle de la sécurité des appartements de Messiah et il l'avait inauguré pour ce... Ce « type » !
– Monsieur ?
Il aurait mieux fait de ne jamais les mettre en contact, tous les deux. Sauf qu'il avait promis à Lola de retrouver ce crétin. Alors quoi ? Le bâillonner et l'enfermer dans un placard pendant un an ? Et pourquoi, par tous les dieux qui n'existaient pas, se sentait-il tellement... En colère ? Presque. Jaloux. De Gaël. Impossible !
– Monsieur Oster, vous m'entendez ?
Comment ce geek qui courrait après toutes les femmes de la création se retrouvait-il dans une position pareille ? De là à dire qu'il ne le méritait pas, Sébastien ne faisait qu'un pas. Tant pis ! Il franchissait la ligne. Gaël ne pouvait pas être ce type. Il avait sans doute utilisé les quelques informations qu'il lui avait confié plus tôt pour s'en servir afin de piéger et séduire Lola ! Voilà ! Là, tout se tenait ! Là il comprenait mieux la situation !
– Je suis désolée, Messiah, mais il semble ailleurs... Oui, comme sous le choc d'une émotion forte.
Donc il aurait laissé sa protégée avec un arriviste dragueur et opportuniste de la pire espèce ? Il bondit sur ses pieds et fonça droit vers l'ascenseur qui venait de revenir avant d'appuyer sur le troisième étage comme un forcené.
– Il... Il a filé, murmurait la secrétaire, éberluée.
Dès que les portes en métal s'ouvrirent, l'homme bondit hors de l'habitacle pour foncer droit vers la porte des appartements de Lola et l'ouvrir sans frapper, tel un forcené, les sourcils froncés et les yeux remplis d'éclairs. Il vit immédiatement la jeune fille assise sur une chaise, le téléphone entre ses mains et Gaël qui lui caressait le dos avec compassion.
– Éloigne-toi d'elle ! rugit Sébastien.
Le blond bondit de surprise avant de s'interposer entre Lola et Sébastien par réflexe. Son geste chevaleresque ne fit que confirmer dans l'esprit surchauffé du brun qu'il s'était bien trop rapproché d'elle.
Le coup de poing partit d'un coup et Gaël se tordit à moitié avant de rendre la faveur dans un mouvement du torse parfaitement étudié, preuve qu'il pratiquait la boxe, entre autres sports.
– Mais qu'est-ce qu'il te prend, idiot ? hurla-t-il à son ancien collègue.
– Menteur ! Usurpateur ! Traître ! vociférait l'autre, incontrôlable.
Ils échangèrent quelques frappes, qui risquaient de leur laisser de cuisants souvenirs dans les jours à venir, durant lesquelles Lola leur criait d'arrêter leur dispute. Rien n'y fît ! Ni les larmes, ni les suppliques, ni la colère. Ils se cognaient et se défoulaient de leurs frustrations respectives dans une discussion sans queue ni tête.
– Mais de quoi tu causes, bordel ? demandait l'invité.
– Tu m'as utilisé pour obtenir Lola ! Avoue ! grondait son hôte.
– Mais je n'savais pas qui elle était avant de venir, bougre d'âne ! répliqua le premier.
– Je refuse que ce soit toi ! trancha le second.
Impuissante, la jeune fille les contemplait se battre pour une raison qui lui échappait. Réussir à mettre son protecteur en colère à ce point relevait presque du miracle à lui seul, mais qu'avait bien pu faire Gaël pour cela ? Pourtant, à mesure de les voir se déchirer, la peine et la colère se mêlait dans des larmes qui n'avaient plus rien de factice.
– Arrêtez...
Son murmure se transforma cri la seconde suivante, avant de devenir un hurlement juste après. Avec sa force hors de contrôle, elle déplaça le canapé qui atterrit sur les deux hommes, estomaqués, avant de les soulever tous les deux de ses mains tendues et les balancer chacun sur une chaise, non sans les y tenir contre leur volonté. Échevelés, couturés de blessures et de bleus, sonnés par leur combat futile, leur colère puérile et leur arrêt aussi soudain qu'imprévisible, ils regardaient tous les deux Lola de leur air d'ahuris.
– Je vais vous relâcher. Le premier qui se lève ou qui cri, je le jette par la fenêtre !
Sa main tremblait de fatigue. Tout son corps ne tiendrait plus très longtemps à ce rythme. Ses membres eux-mêmes ne s'étaient pas encore remis de son épreuve de force du mois dernier... Et la voilà qui maîtrisait deux personnes ! Des êtres vivants ! Elle ne savait même pas comment elle venait de réussir ce tour de force ! Lola ressemblait à une feuille d'automne qui s'accrochait encore à son arbre malgré un vent de traverse. Les deux hommes le remarquèrent au même moment et hochèrent la tête en chœur. Ils furent libérés l'instant d'après.
– Sébastien, explique-toi. Dans le calme.
Sa voix continuait de le menacer des pires tortures s'il recommençait, mais elle craignait le pire pour rien. Sébastien s'était déjà repris. Son instant de folie l'avait quitté aussi vite qu'elle l'avait poussé à faire n'importe quoi... Diantre, qu'avait-il fait ? Il pâlissait à mesure que les secondes s'égrainaient.
– Excusez-moi, Messiah... Un tel comportement... Je...
– Ah non ! Je me fiche de tes excuses, ce sont les raisons d'une telle colère que je veux ! Et ne te défile pas, cette fois !
Elle le foudroyait de son regard brun, si chaud habituellement. L'homme en frissonna malgré lui. Encore une vision éphémère de l'avenir qui venait de l'effleurer... Et sa pâleur ne fit que s'accentuer. Il accusa néanmoins le coup et lança un regard noir vers Gaël.
– Je refuse de croire qu'il soit celui que vous recherchiez. Je lui avais déjà parlé d'Aloé, alors il a...
– Ce n'est pas Aloé, l'interrompit Lola.
Coupé dans son élan, Sébastien reçut ce second coup de massue sans sourciller. Son regard passa de l'un à l'autre à plusieurs reprises sans comprendre. Gaël ronchonnait déjà dans sa barbe et se massait sa mâchoire douloureuse dans un marmonnement de gosse de primaire fâché. Finalement, ce fut la jeune fille qui reprit afin de clarifier la situation.
– Je connais Gaël d'un autre plan d'existence, Sébastien.
– Pardon ? articula-t-il avec difficulté.
Elle soupira et échangea un regard avec son ami qui approuva d'un œil appuyé et un hochement de tête imperceptible. Quand, enfin, ses yeux se reposèrent sur son plus fidèle protecteur, elle sentit comme une chape de plomb se retirer de ses épaules.
– Je t'ai déjà parlé de mon père, la dernière fois, oui ?
– Oui. Et que nous vivions dans une boulangerie avec plein de mille-feuille... Ou un truc du genre. Mais vous aviez de la fièvre, alors...
– Hé ! L'excuse, ricana Gaël.
Il reçut deux regards noirs en même temps et se renfonça sur sa chaise non sans ronchonner à nouveau comme un sale gamin. Lola reprit, comme s'il ne les avait jamais interrompu.
– Le multivers existe, Sébastien, mais à un niveau bien plus massif qu'imaginé par les scientifiques. Il existe de nombreux univers avec de multiples dimensions différentes. Chacune d'entre elles possèdent neuf « naeva », sortes de plans d'existence différents.
– Vous m'aviez parlé de l'une d'entre elles, je crois...
– Oui, l'Emeth. J'y suis allée à deux reprises malgré moi. Il s'agit de la neuvième, celle communément appelée Nirvana.
Gaël esquissa un grand sourire et se tourna vers elle, le regard joueur.
– C'était l'nirvana alors !
Lola tendit la main et lui fit une pichenette sur le front pour seule punition à cette blague idiote. Il gloussa malgré tout, fier de lui, avant de retrouver une position moins penaude. La suite l'intéressait beaucoup... Et son changement de comportement fut remarqué par un Sébastien qui le désigna du pouce, négligemment.
– Il vient de là, lui ?
– Non, répondit-elle d'un hochement de tête. Il vient de la cinquième naeva, appelée Hélom. Là-bas**, nous sommes amis et nous avons... Disons...
– Sauvé le monde ? proposa courtoisement Gaël.
– Plus ou moins, chuchota Lola.
Oster se redressa sur son siège à son tour et posa ses mains jointes sur la table. Sa mâchoire serrée et son expression sérieuse n'augurait rien de bon pour la jeune fille qui reconnaîtrait cette expression entre mille : il était fâché. Encore.
– Et vous comptiez m'en parler quand, exactement ? Combien d'autre petits secrets vous cachez ? Que me dissimulez-vous encore ? C'est terminé ! Je veux tout savoir !
– Non !
Ils s'affrontèrent du regard un moment avant que Sébastien ne lâchât l'affaire.
– Je vois... Toujours plus têtue qu'un troupeau d'ânes, marmonna-t-il comme pour lui.
– Tu s'rais pas son père spirituel ? ricana à nouveau Gaël dont l'oreille fine n'avait rien raté.
Les deux hommes se fusillèrent du regard un long moment avant d'arrêter tout aussi vite qu'ils avaient commencé, comme dans un accord tacite entre eux de remettre cela plus tard. Lola ne manquait pas une miette de leur échange.
– Que voulez-vous bien me révéler sur cette... Naeva... Cet Hélom, grommela Sébastien de mauvaise grâce.
– Je préfère éviter de trop t'en révéler... Je n'ai aucune idée des conséquences éventuelles. Je peux te dire sans trop de crainte que notre naeva actuelle se situe juste avant, nous sommes sur la quatrième, l'un des plans matériel. Et sur l'Hélom, Gaël est un... Bon ami. Hmm... Il...
– Je sors avec elle, trancha Gaël face à son hésitation, sans sourciller.
Il plantait son regard droit dans celui d'un Sébastien furieux qui répliqua avec la même hargne.
– Tu peux oublier, ici.
– Hors de question, vieux ! Dans cette autre putain de naeva, j'ai déjà un type qui me met des bâtons dans les roues, tu vas pas t'y mettre toi aussi ? Si ?
– Oh ? Qui donc, que j'aille le remercier de t'emmerder ! répliqua Sébastien, caustique.
Lola poussa un énième soupir. Ils recommençaient à se chamailler...
– Kan. Celui que vous cherchez comme étant « Aloé » ici. Mais hors de question de partager ! Aela est à moi !
– Jamais !
– Hé ! se rebiffa la jeune fille aussitôt. Je n'appartiens à personne ! Je ne suis pas un morceau de jambon ! Et votre numéro de duettiste pour savoir qui a le droit ou pas de se tenir à mes côtés m'exaspère ! Vous êtes tous les deux mes amis ! Alors trouvez un moyen de vous entendre ou allez-vous-en ! Pigé ?
Ils gémirent dans un bel ensemble qui la fit sourire malgré elle. Après tout, ils étaient amis avant de la connaître, ils pouvaient bien retrouver un terrain d'entente !
– C'est donc de là que votre prénom « Aela » vient ? De l'Hélom ? grommela Sébastien, sombre et abattu.
– Oui.
Un silence gênant régna un moment entre eux.
– Et... J'ai une chance d'avoir été dans cet Hélom, moi aussi ? reprit Oster d'une petite voix plaintive.
L'expression chagrine de Gaël n'échappa pas à Lola qui hocha la tête pour l'inviter à se taire. Elle étendit sa main vers son protecteur et lui caressa le bras comme pour le réconforter.
– C'est possible, oui... Tout l'monde peut y aller, il suffit juste de savoir comment... Ou de trouver l'une des « portes » qui y mène.
– Comme une armoire magique dans la chambre d'amis ? ricana Sébastien, pince-sans-rire.
– Pas exactement, mais y'a de l'idée, répliqua-t-elle d'un rire.
Par automatisme inconscient, Sébastien récupéra la main de la jeune fille qui lui touchait le bras. Dans le silence à nouveau retrouvé, il la caressa, pensif. Les trois compères n'échangèrent pas un mot durant un long moment, chacun plongé dans ses pensées. Une fois encore, ce fut Oster qui rompit cet instant de paix.
– Et donc... Si vous savez où se trouve Aloé sur l'Hélom, pourquoi ne pas y aller et lui demander qui il est ici ?
Lola et Gaël échangèrent un regard à leur tour avant d'afficher une mine défaite en même temps. Sans explication, Sébastien comprit immédiatement où se situait le problème.
– Je vois. C'est ce qu'on appelle un retour au point de départ, je suppose.
Publié le 25/04/18
** Comme pour le chapitre précédent, pour avoir tous les détails de cette histoire, il faut lire L'Île de Verre ! ;)
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