3e Bougie : Protège-la !
La musique de western revenait au grand galop dans l'esprit joueur de Lola, qui émit un léger sourire énigmatique. Elle n'avait pas la moindre idée des éléments connus par ce « Sébastien Oster » mais compte tenu de sa présence dans sa chambre d'hôpital, elle pouvait en conclure que la balistique avait relevé quelques incohérences. Ou bien il s'agissait d'un gros bluff.
– Monsieur Austère, commença-t-elle non sans rire intérieurement de sa blague idiote, laissez-moi vous signifier que je ne comprends pas votre présence ici. Remettez-vous en doute mon statut de victime ?
– Oster, comme « bonheur », merci.
« Plutôt comme "malheur" » pensa-t-elle in petto.
Ils se toisèrent à nouveau, chacun avec la volonté d'obtenir raison sur l'autre, ce qui durerait sans doute des heures, vu leurs caractères respectifs. Mais à la grande surprise de la jeune fille, cet agent « secret » finit par soupirer et reprit, sur un ton moins belliqueux :
– Comment avez-vous fait ?
– Quoi donc ? Rétorquait déjà Lola, de son air le plus innocent possible.
Le regard assassin qu'il lui asséna l'aurait sans doute fait rire si la situation présente ne présentait pas autant de tension palpable. Elle espérait conserver le secret sur sa performance, après tout. Or ce Sébastien Oster paraissait déterminé à lever le voile sur toute cette affaire. D'ailleurs, il sortit son téléphone portable de son blouson d'un air bougon, avant de se rapprocher d'elle pour le lui présenter. Intrigué, son regard se fixa sur l'objet à l'écran sombre, où la vidéo tremblotante d'une personne terrifiée de samedi dernier avait filmé toute la scène. Le couloir obscur en coin ne permettait pas de bien comprendre, mais plusieurs balles immobiles dans l'air à quelques centimètres du visage de Lola se voyaient avec netteté. Elle pâlit et détourna le regard aussitôt.
– Donc... Comment avez-vous réussi cet exploit ?
Avec des gestes lents étudiés, l'agent du gouvernement rangea son portable dans sa poche avant de reporter ses yeux durs sur la jeune fille. De son côté, des tremblements involontaires commençaient à la secouer dans son lit. Malgré toute la morphine, son cerveau venait de replonger dans la terreur indicible de cette après-midi et tout son corps réagissait instinctivement.
– Je... Je...
Lola plaqua ses mains sur ses oreilles, persuadée d'entendre encore ces mitraillettes tirer. De grosses larmes s'échappèrent de ses yeux et elle se retrouvait incapable de se calmer. Le moniteur cardiaque commença à émettre un son aigu désagréable, rapidement suivi par l'arrivée du médecin et d'infirmières en panique.
– Sortez, monsieur.
Cette fois, Sébastien Oster ne broncha pas et obéit sans un mot. Il venait de comprendre qu'il n'avait pas affaire à un extra-terrestre ou un éventuel cobaye échappé d'un laboratoire étranger, mais bien à une gamine à peine adulte, encore sous le choc. Mais une gamine capable de repousser des projectiles grâce à une force indéterminée.
Dès qu'il fut dehors, ses pas le menèrent au hall d'entrée de l'hôpital où il reprit son téléphone. Ses doigts pianotèrent quelques secondes, avant de l'amener jusqu'à son oreille. Plusieurs sonneries plus tard, quelqu'un décrochait à l'autre bout.
« – Oster ? Alors ? »
– Monsieur, je crois qu'il va nous falloir un nouveau dénominatif pour elle.
« – Ah. Parker avait raison ? »
– Non, il s'agit d'un cas unique. Jusqu'à preuve du contraire, du moins...
Un silence lourd de sens s'abattit à l'autre bout de la conversation.
« – Elle vous a expliqué quelque chose ? »
– Non, monsieur. Je... C'est une gamine, monsieur. Je ne suis même pas sûr qu'elle ait eu conscience de réussir ce qu'elle a fait. Un hasard, peut-être, qu'elle tente de dissimuler.
« – Bon. La mission ne change pas. Vous restez en surveillance standard. Si vous avez besoin d'aide, dites-le. »
– Compris. Rapport Oster terminé.
Il raccrocha juste après, sans autre formalité. Mais l'expression de son regard dévoilait ses pensées tourmentées. La vidéo qu'ils avaient réussi à escamoter, le résultat de la balistique et des légistes, l'ensemble du dossier passé sous silence à cause d'une malheureuse enfant... La loyauté de Sébastien Oster à son bureau ne pouvait pas être remise en doute. Pourtant, à cet instant, il espérait de tout cœur que cette gamine ne possédait pas vraiment de « super-pouvoirs », car « ils » ne la lâcheraient plus.
Deux jours plus tard, Lola ruait dans les brancards pour sortir de l'hôpital. Face à son état de santé qui ne nécessitait plus de soins importants, ses médecins se retrouvaient dans l'obligation de signer son autorisation. Et Sébastien Oster, qui traînait toujours non loin de sa chambre, s'en empara sans sourciller. Il venait de passer plus d'une heure au téléphone avec la secrétaire de Juliette, la mère de Lola, pour lui signifier la résolution du bureau de placer la jeune fille sous surveillance. D'ici à ce qu'elle décidât de débarquer à l'hôpital, mieux valait s'en aller, et vite ! Il entra dans la chambre de Lola en terrain conquis, bien déterminé à obtenir raison, cette fois.
– Vous êtes pire qu'une tique sur le dos d'un chien, monsieur Austère ! gronda Lola à sa vue.
– Oster, corrigea-t-il automatiquement.
Elle se tenait debout, habillée et prête à partir. Sébastien se retrouvait dans l'obligation d'admettre que la « gamine » qu'il devait surveiller se trouvait être bien une adulte et non pas une enfant. Quoiqu'à ses yeux, vu son attitude et son caractère, cela resterait discutable.
– J'ai votre bon de sortie, nous y allons.
– Non.
Il repartait déjà dans l'autre sens quand la réponse claqua, sèche. Il soupira à fendre toutes les falaises de Douvres avant de reporter son attention sur la « mioche ». Pourquoi cette mission finissait-elle par lui échoir ? Il détestait les enfants. Il n'appréciait pas les gens en règle générale, de toute manière, mais là...
– Vous vouliez sortir d'ici, non ?
– Oui, mais pas avec vous ! Enfin, je ne vous connais pas, vous essayez de passer pour un agent du gouvernement, mais rien ne me prouve que c'est vrai, vous envoyez ma sociopsychologue vers d'autres patients, vous m'empêchez de parler à tout le monde, vous m'avez même ennuyé durant les visites de ma mère ! Je vous déteste ! Lâchez-moi et allez vous occuper de vos espions, monsieur James-Bond-Austère !
La mâchoire de l'homme se contracta dangereusement tandis que ses yeux d'acier s'en allaient fusiller la sale mioche qui lui tenait tête. Tout le visage de Sébastien ressemblait à un fruit trop mûr sur le point d'imploser. Lola ne s'en rendit compte que trop tard, quand il sortit un pistolet noir de son blouson. Un petit couinement de surprise mêlé à une peur viscérale la fit se reculer, plus pâle que les draps abandonnés en tas.
– Vous... vous voulez... me...
La terreur coinçait les cordes vocales de la jeune fille, qui sentait arriver la perte de connaissance. Elle ne parvenait plus à analyser la situation rationnellement : le fait que l'arme ne ressemblait pas à une vraie, mais plus à un jouet en plastique, ne changeait rien. Ni même l'expression soudain gênée du tireur. Il espérait presque avoir tort dans ses suppositions, mais compte tenu de sa réaction, il devait admettre la vérité : ce n'était qu'une gamine terrifiée.
Pourtant, il décocha son trait. Une petite boulette de papier utilisée dans les fêtes fusa vers Lola, qui levait déjà ses mains dans un hurlement. Et sous les yeux hallucinés de l'agent du bureau des affaires spéciales, le projectile innocent s'immobilisa en l'air pour ne plus bouger. Il laissa son bras retourner le long du corps, ses doigts gourds sur son arme factice.
– Alors vous avez vraiment arrêté toutes ces balles... ?
La voix blanche de l'homme et la très légère pression de la boule de papier réveilla Lola de sa torpeur angoissée. Elle baissa doucement les deux mains, pour mieux comprendre la triste situation. Elle venait de se faire piéger en beauté, autant par ses souvenirs que par ce type... Ses larmes tombèrent malgré elle, encore une fois.
– Pourquoi ? Vous... Je vous déteste !
Le projectile innocent chut dès que la porte de la chambre s'ouvrit en vitesse sous une poigne déterminée. Le médecin avisa rapidement la situation et se détendit. Aucune urgence médicale ne semblait expliquer le cri qu'il venait d'entendre.
– Tout va bien ici ?
Sébastien décida de commencer à prendre les choses en main. Une première résolution sur des millions d'autres à venir.
– Oui, elle a eu peur, rien de grave. Une réminiscence douloureuse... Lola ? Je vous ramène chez vous. Donnez-moi votre sac.
Fauchée comme les blés, elle obéit sans même s'en rendre compte et se mit à le suivre vers la sortie. Elle le haïssait, mais une partie de son esprit rêvait de retourner dans sa chambre pour s'y enterrer quelque temps...
Le trajet se déroula dans le silence le plus absolu. La pluie qui cinglait le par-brise n'aidait en rien Sébastien à piloter, puisque comme de juste, les conducteurs devenaient fous pour un peu d'eau qui tombait du ciel. Renfrognée à ses côtés, Lola fixait le paysage qui défilait à travers la vitre pailletée de gouttelettes iridescentes. Aucun des deux ne désirait particulièrement relancer une discussion aussi lourde de sens. Mais la jeune fille devait bien admettre qu'à présent qu'il connaissait son secret, les cartes étaient jetées. Elle profita donc d'un feu rouge pour déglutir et entreprendre l'escalade du mont Austère.
– Je vais finir en cobaye de labo, hein ? chuchota sa petite voix d'un ton plus plaintif qu'elle ne l'aurait voulu.
Il lui offrit un regard pensif, le visage grave et compatissant, bien loin de l'expression qu'il affichait à leur première rencontre. En vérité, il avait changé d'avis à son sujet et commençait presque à regretter de devoir s'occuper de ce cas épineux. Bien sûr, elle restait une sale mioche, mais il pressentait toute l'horreur de sa situation. Pour l'énième fois depuis plus de trente-six heures il soupira juste avant de répondre.
– Vous vous montez la tête avec des conneries, essaya-t-il de la rassurer.
Mais qu'en savait-il ? À la simple pensée qu'elle représentait une évolution de l'espèce humaine, tout le bureau des affaires spéciales était devenu une fourmilière géante qu'un enfant aurait frappée du pied. S'il leur apportait la preuve qu'il avait obtenue aujourd'hui, nul doute que son dossier serait classé dans le plus grand silence. Sébastien commençait à entrevoir la possibilité d'enfreindre plusieurs règlements et quelques lois pour préserver cette gamine de l'influence néfaste de ces hommes prêts à tout pour en faire un sujet de test.
– Vous mentez mal, monsieur Austère...
Il capta sans souci sa remarque marmonnée, mais préféra ne pas la relever. Il se battait déjà contre son sens du devoir, sa morale, sa loyauté et sa foutue conscience qui lui hurlait de protéger cette fichue mioche ! De rage, il donna un coup de volant brusque qui la fit hoqueter de surprise, tandis qu'il engouffrait sa voiture sur la voie rapide à toute allure, sans plus s'occuper de la limitation de vitesse. Il venait de prendre une décision, qui, à défaut de régler le problème, soulageait sa conscience.
– Vous m'emmenez où ?
Sa voix lointaine ne ressemblait plus à grand-chose, comme si Lola, blasée, accepterait n'importe quelle destination. Pourtant, à mesure qu'il choisissait ses embranchements, elle finit par comprendre leur objectif et sentit sa poitrine se détendre. Ils prenaient la direction de l'entreprise de sa mère...
– Elle termine tard, vous savez.
Pour ne rien y changer, il ignora sa remarque et continuait de conduire, muré dans son mutisme presque rassurant. Presque. Lola s'enfonça un peu plus sur son siège et ferma les yeux de fatigue. Juste pour quelques minutes, elle avait besoin de se sentir en sécurité. Bien malgré elle, le sommeil la gagna et elle s'endormit dans la voiture de Sébastien. Ce dernier enclencha discrètement le chauffage avant de remettre sa main sur le volant, impassible.
Au nom de « Lola Bequerel » tous les employés de l'entreprise pharmaceutique se pliaient en quatre pour eux. Sébastien insista une bonne heure pour qu'ils aillent prévenir sa mère de la présence de sa fille et d'un « invité spécial ». Dès que Juliette fut informée, les événements s'accélérèrent naturellement. Sébastien tira une Lola un peu apathique jusqu'à une salle de réunion où une belle femme mûre les attendait, les bras croisés, le visage plissé par l'inquiétude.
– Ma chérie !
À la vue de son enfant, Juliette ignora l'homme qui l'accompagnait et s'en alla étreindre Lola. Enfin aux côtés de sa mère, tout son corps se détendait et le stress de la journée s'évacua naturellement en de lourdes larmes involontaires. L'agent du gouvernement les contemplait en silence, non sans un pincement de jalousie. Cela faisait bien des années qu'il n'obtenait plus de câlin de sa mère et un sentiment doux nostalgique lui étreignit le cœur. Il disparut dès que les yeux de braise de madame Bequerel se posèrent sur lui tel un fer chauffé à blanc.
– Qui êtes-vous ?
La question légitime ne représentait que le prologue des ennuis à venir. Il était prêt à parier que Lola n'avait rien dit à sa mère...
– Sébastien Oster, agent du bureau des affaires spéciales.
Les doigts de Juliette serrèrent un peu plus sa fille contre elle, comme pour la protéger de lui. Il ne lui en tenait pas rigueur, bien au contraire. Mieux valait que cette femme soit préparée à se battre.
– Que voulez-vous à Lola ?
– Maman, je...
Une pression de sa mère sur sa joue la réduisit au silence.
– Moi, rien. Mon bureau, par contre, considère votre fille comme le premier maillon de l'évolution génétique humaine. Compte tenu des événements de samedi dernier durant la fusillade, seul mon service possède actuellement des preuves de son don, qu'ils aimeraient étudier.
– Attendez, je ne vous suis pas... Qu'est-ce que Lola a fait qui justifie tout cet étalage de mesures ?
Sébastien lança vers Lola un regard lourd de sous-entendus. Est-ce qu'elle comprit le message ? Quoi qu'il en soit, ce fut elle qui expliqua à sa mère, de sa voix basse encore lointaine, les événements de samedi dernier. Et lui, qui s'attendait à voir cette femme d'affaires forte et pragmatique rire ou remettre en doute la parole de Lola, s'étonna beaucoup de sa première réaction. Juliette détacha sa fille de ses bras pour poser ses mains sur ses épaules et la regarder en face.
– Lola... Est-ce à cause du coma ? De l'accident ? Ou... de ta dernière sortie avec ton père ?
Il écoutait attentivement, plus curieux qu'un chat, puisqu'il ne suivait pas la moitié de cet échange en partie silencieux. Il connaissait par son bureau toute l'affaire à propos du coma suite à un accident de la route dont elle se trouvait l'unique rescapée, mais la « sortie avec son père » ne signifiait rien pour lui.
– Je ne sais pas maman... Peut-être les trois... Je ne me souviens pas de tout, tu sais...
Juliette soupira à son tour avant de se redresser et fixer sur Sébastien un regard énigmatique.
– Je suppose que vous êtes chargé de ramener ma fille à votre... bureau.
Elle avait craché le dernier mot comme s'il s'agissait d'une vulgarité quelconque. Il évita d'en sourire, mais remercia le ciel que Lola possédât encore une mère forte et combative.
– Pour l'heure, j'ai notifié à mes supérieurs qu'il s'agissait d'un acte involontaire dont elle n'avait pas conscience. Cela vous laissera le temps de vous préparer.
– Pourquoi faites-vous cela, monsieur Oster ?
– Si je vous réponds qu'une voix hurle en moi de la protéger, vous me croiriez ?
Encore une fois, cette femme le surprit par sa réaction imprévisible.
– Oui, monsieur Oster, sans aucun doute.
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